Thursday, April 03, 2008

Ann Demeulemeester

Oui, je fais du shopping pour mon mec






Je sais que vous n’allez pas le croire, mais mon nouveau petit ami est presque mannequin. Je veux dire, ce n’est pas son métier, mais s’il voulait, il pourrait poser pour une de ces photos pleine page que l’on rencontre dans GQ, vous savez, juste après la couverture et un peu avant le sommaire. Il a parfaitement le physique pour ça. Grandes jambes, grands bras, visage très spécial et intéressant… Pour le torse et les abdos, un peu de muscu n’y ferait pas de mal, mais justement, il va bientôt s’y mettre.
À moi, évidement, ça donne envie de lui acheter plein d’accessoires pour jouer à la poupée. Mais comment choisir ses vêtements sans m’exposer à un échec cinglant ? Pour préparer ma surprise, je me suis discrètement renseignée sur ses goûts. « Qu’est-ce que tu aimes, comme matière ? » lui ai-je demandé.
Lui : « Eh bien, j’adore l’histoire-géo. »
Moi : « Vraiment ? C’est formidable. Mais je veux dire, euh, comme tissu ? »
Lui : « Pour les vêtements, que des matières naturelles. Soie, cashmere, laine. »
Moi : « Coton ? »
Lui : « Du coton, éventuellement, mais alors très très très fin. Tu as l’intention de m’offrir quelque chose ? »
Moi : « Non, pas du tout. Mais juste pour savoir, que penses-tu des motifs fleuris pour les chemises d’homme ? »
Lui : « Ben, ça fait un peu tapette, non ? »
N’osant en croire mes oreilles, j’ai jeté un coup d’œil vers mon nouveau petit ami, moulé dans un jean argenté, sa chemise rose pâle ouverte sur une très jolie absence de poils. Depuis que Hedi Slimane a déserté Dior homme, mon nouveau petit ami est très embêté, il n’a plus que des vieilleries à se mettre.
« Tu as raison, ai-je admis. Il faut laisser les fleurs aux femmes. Pour qu’il leur reste quelque chose. »
L’autre jour, mon nouveau petit ami devant s’absenter quelques jours pour son travail, j’en ai profité pour me lancer. Mais dans les rayons du grand magasin, j’ai réalisé que je n’y connaissais rien en tailles de chemises. Qu’il est impossible d’acheter un pantalon sans l’essayer. Et que, de toute manière, les prix dépassaient tout ce que j’avais imaginé. J’allais abandonner, lorsque j’ai eu l’idée des sous-vêtements. Et là, je ne me suis pas dégonflée. J’ai pris des chaussettes bleu nuit en fil d’écosse, des slips en coton si fin qu’il en devient transparent et même, une folie, un petit foulard gris perle en soie naturelle.
Lorsque j’ai ouvert la porte de mon appartement à mon nouveau petit ami, j’ai tout de suite noté qu’il portait une luxueuse boîte en carton et des grands sacs en plastique. Je me sentais un peu mesquine avec mes cadeaux microscopiques.
« Regarde ça ! » a t-il rugi en se ruant sur ses paquets, qu’il a ouvert avec une sauvagerie atténuée par le soin qu’il prenait à ne rien abîmer. Des emballages luxueux, il a sorti une paire de bottes en cuir noir insensées de simplicité ; un top (oui, mon nouveau petit ami utilise le mot top) noir et blanc incroyablement sophistiqué ; un bizarre petit machin rond au bout d’une ficelle qui s’est révélé être une adorable bourse en cuir à suspendre autour du cou ; ça ne s’invente pas.
Les bottes étant en pointure 43, le top en taille L et la bourse-bijou déjà passée autour de son cou à lui, il m’a fallu admettre que ces cadeaux ne m’étaient pas destinés.
« Tu comprends, m’a t-il expliqué, comme j’étais à Bruxelles, j’ai craqué pour cette créatrice belge, Ann Demeulemeester. »
Moi : « Oui, je connais. Elle fait aussi des vêtements pour femmes. »
Lui : « Ah ? Je n’ai pas remarqué. Sans doute dans une partie de la boutique où je ne suis pas allé, alors. »
J’ai profité d’un moment où mon nouveau petit ami s’admirait dans le miroir pour cacher mes modestes présents sous le lit. En cherchant bien le lendemain, je pourrais retrouver les tickets de caisse et échanger ces trucs pour mec contre des trucs pour moi.
Beaucoup de femmes rêveraient d’avoir un petit ami aussi élégant que le mien. Il ne s’est pas fait prier trop longtemps pour retirer son fameux top et notre éloignement provisoire avait ravivé son ardeur amoureuse. Après un certain nombre de galipettes inspirées, nous nous sommes endormis jusqu’au matin.
Mon nouveau petit ami adore m’apporter le petit-déjeuner au lit, et si vous refusez de me croire, j’aimerais bien savoir ce qui vous pousse à lire mon témoignage. Ce matin-là, cependant, il tardait à se lever. « Tu ne m’as pas trouvé trop narcissique hier soir ? » m’a t-il lancé. J’ai éclaté de rire. « Toi ? Tu es Narcisse en personne, mais ça ne me dérange pas du tout ! » Comme il était un peu vexé, j’ai ajouté « Tu es tellement beau ! » Et lui, tout content : « C’est vrai ? Tu trouves ? »
C’est alors que j’ai pris conscience que l’homme nu allongé à mes côtés se tenait étrangement raide, et je ne parle pas de ce phénomène naturel observable le matin sur un pourcentage élevé de la population mâle. Non, cette raideur inhabituelle se situait au niveau des jambes, que mon voisin de lit gardait obstinément tendues, comme si quelque chose l’empêchait de les replier ; saisie d’un soupçon, j’ai soulevé vivement la couette. Je ne m’étais pas trompée.
Mon nouveau petit ami avait dormi avec ses bottes neuves.



Hélèna Villovitch



Derniers ouvrages parus : Dans la vraie vie (Editions de l’Olivier), La maison rectangulaire (Estuaire)

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