Numéro spécial
Je n'écoute pas mes messages. Je loupe celui de Philippe Verrièle, du vendredi 3 juillet. Ils préparent un numéro spécial à "Danser" pour la mort de Pina Bausch, en catastrophe. Je revois Philippe ce matin, au cours de Wayne Byars : "Mais alors tu ne réponds pas à tes messages ?" Il a écrit tout le week-end : soixante milles signes, il a tout donné, le numéro doit sortir mercredi. Philippe me demandait : "Je t'appelle parce que j'ai besoin de toi. Je suis en train de faire un numéro spécial, le numéro spécial de "Danser" sur Pina Bausch. J'aimerais que tu me donne ton opinion sur Pina Bausch. Est-ce qu'elle t'a influencé - ou pas ? Est-ce que c'est quelqu'un qui te sert de référence ? Est ce que ça a apporté quelque chose à ta démarche depuis que tu connais son travail ? J'aimerais que tu me dises un petit peu tout ça." Alors, voilà, ce que je ne dirai pas dans "Danser", mais ici - parce que j'ai honte d'avoir laissé travailler Philippe tout seul tout le week-end - , c'est : oui. Oui à tout. Justement elle m'a influencé. Disons que je n'ai fait que copier. Et disons que c'est grâce à elle que je suis accueilli dans la danse. D'abord, premièrement, parce que sans elle "la danse" n'existerait pas (telle qu'elle est officialisée en France) et que, deuxièmement, sans elle, rien de théâtral dans la danse n'existerait (la danse-théâtre). Donc deux raisons qui font que je n'existerais pas. A part ça, Pina bausch était une génie, alors y aurait infiniment à dire. Comment les choses nourrissent et nourrissent sans fin et directement - comme Shakespeare - alors que d'autres, de moindre génie, semblent plus lointaines, même si immédiates (et même infiniment lointaines). J'ai tout appris avec Pina Bausch de l'idée du spectacle et de la vie. J'allais au mois d'août au moment des locations au Théâtre de la Ville demander à des abonnés qui ne "prenaient" pas Pina Bausch de la prendre et de me revendre leur billet. Après plusieurs années de ce manège, on m'a fait monter dans les bureaux et on m'a vendu ce que j'voulais : une place pour tous les soirs d'un spectacle de Pina Bausch. J'avais ainsi toujours la même place au centre au rang C. Ça intriguait dans la compagnie, une fois dans Les Sept Péchés capitaux, une danseuse s'est détachée du groupe (c'était prévu) pour me demander ce que je faisais là tous les soirs à la même place... Ceci n'est qu'une anecdote parmi des dizaines, mais je ne suis pas seul non plus à aimer Pina Bausch. Allez, une autre. Je fréquentais Marguerite Duras. On essayait de l'amener voir Pina Bausch. Rien n'y faisait. Elle prétendait avoir vu à la télé : "Les danseurs qui parlent, ça m'intéresse pas !" (Elle était comme ça Duras avec ce qu'elle ne connaissait pas.) Un jour, je lui dis : "Vous savez qui il y avait hier à Pina Bausch ?" (Comme j'y allais tous les soirs.) "François Mitterrand." Là, elle a décroché son téléphone sur le champ : "Allo, c'est Marguerite Duras, je voudrais deux places pour Pina Bausch." Elle a évidemment adoré. Dominique Mercy était triste qu'on ne l'ait pas amenée dans la loge. Il y avait une fille, une jeune fille, une ado comme dans le film Opening Night un peu, des longs cheveux soixante-dix qui pleurait à l'entracte devant Marguerite : "Qu'est-ce que c'est bien, qu'est-ce que c'est bien que vous existiez..." Et Marguerite : "Qu'est-ce que j'peux dire ?" Et moi j'étais calme à ses côtés. Et puis une dernière anecdote, cette fille, c'était un peu, aux longs cheveux, cette autre fille qui m'avait accompagné au premier spectacle de Pina Bausch que j'aie jamais vu : Bandonéon au Théâtre National Populaire de Villeurbanne, l'année du bac. Je ne pleure jamais (sauf en lisant Marguerite Duras) et j'étais en larmes comme une fontaine à la première partie de Bandonéon, en larmes à la seconde (rebelote). Et, elle, cette amie, cette fille qui était celle dont j'étais le plus proche, si belle, si intelligente, si sensible (mention très bien au bac), elle s'appelait Nathalie, elle, révisait sa géographie (puisque la lumière restait allumée dans la salle). Pour elle, il ne se passait rien sur scène. J'ai compris donc à dix-huit ans qu'on pouvait être très proches et côte à côte et regarder un spectacle vivant et vivre des sensations sensationnellement différentes, aux antipodes. C'est ainsi, c'est inévitable. Les spectacles - comme l'art en général - se font à deux. Il faut une disponibilité entière du spectateur. C'est la chose la plus rare. Rare comme l'or. Pina Bausch a tout inventé pour ma génération de ce qui est le spectacle vivant, elle nous a tout appris.
Labels: correspondance
1 Comments:
merci YNG pour ce témoignage
c'est beau
JT
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