Mon rêve, l'inconscient
Pour finir encore, chers amis stagiaires, j'avais envie de vous recopier la page de la dernière conférence de Jorge Luis Borges dont je vous ai lu des extraits hier. (Ces conférences, regroupées sous le titre L'art de poésie (Gallimard), m'ont, comme vous le savez, servi de Bible durant ces trois semaines où il nous a été offert de délicatement soulever quelques voiles - ou quelques lièvres...)
Il dit ceci :
"Quand j'écris, je m'efforce de ne pas comprendre ce que j'écris. Je ne pense pas que, dans le travail d'un écrivain, l'intelligence ait un grand rôle à jouer. Un des péchés majeurs de la littérature moderne, c'est le manque de naturel - "naturel", vous connaissez ce mot et sa signification, n'est-ce pas ? -, l'excès de conscience de soi. Par exemple, je considère la littérature française comme une des plus grandes littératures mondiales (personne ne peut le contester, j'imagine), et pourtant le sentiment qui s'impose à moi, c'est que les auteurs français sont en général trop attentifs à leurs personnes. Un écrivain français commence par se définir avant de savoir ce qu'il va écrire. Il se dit : Que doit écrire - par exemple - un catholique ayant des sympathies socialistes et né dans telle ou telle province ? Ou bien : Comment faut-il écrire quand on est un écrivain postérieur à la Seconde Guerre mondiale ? Je suis sûr qu'il y a de par le monde beaucoup d'écrivains que des problèmes imaginaires - "imaginaires", oui, "des problèmes imaginaires" - de ce genre tourmentent ainsi.
Quand j'écris (je suis peut-être l'exemple à ne pas suivre, j'ai peut-être pour fonction de signaler un terrible danger), quand j'écris donc, je m'efforce d'oublier complètement ma personne, d'oublier tout ce qui me concerne. Je ne cherche pas, comme par le passé, à m'affirmer comme un "écrivain sud-américain". J'essaie seulement de communiquer mon rêve - "mon rêve", l'inconscient -. Et si ce rêve a des contours flous (comme c'est souvent le cas), je ne cherche pas à l'embellir ou même à le comprendre."
Vous voyez, je suis dans le TGV et je suis encore avec vous. Ce qu'il y a de bien avec un stage comme celui dont nous avons eu l'ambition, c'est que l'enseignement ne commence ni ne finit. Borges s'intéressait à des "bagatelles" selon son propre mot, des bagatelles qui étaient des choses comme le cosmos, le mystère du temps qui passe, qui s'écoule comme un fleuve, vivant comme un torrent et de l'identité qui demeure (l'être), l'éternité (le diamant), avec la vie et la mort comme données délicates, vos cœurs accrochés au mur, des coordonnées momentanées sur l'échelle du temps, "pour une fois que nous n'sommes pas morts", disait, comme vous le savez aussi, Marguerite Duras.
Donc nous n'avons pas été morts, nous ne le sommes toujours pas.
Permettez-moi alors (en imitant le style du conférencier Borges) de vous exprimer ma profonde gratitude. Pour ma part, je ressors, du creusement (large) de ces trois semaines, beaucoup plus fort, semble-t-il. Et vous avez été, chacun à votre manière, les actifs bâtisseurs enthousiastes de cette santé psychique dont je bénéficie à présent (prêt pour Avignon). Merci infiniment. Vous m'avez bâti une cathédrale...
Terminons donc encore par les dernier mots de l'écrivain aveugle :
"S'il vous arrive de penser qu'ici vous avez entendu occasionnellement une bonne conférence, je dois vous féliciter car, tout bien pesé, vous avez travaillé à mes côtés. Sans votre concours, je ne crois pas que ces conférences auraient paru bonnes, auraient même paru supportables."
Supportons-nous les uns les autres !
Oui, c'est aussi simple que ça, le théâtre (la poésie) est collaboration.
Quelque chose comme "le stage" a été une œuvre en soi, contenant, en son sein, pour moi, plusieurs formes surprenantes et nommables (abouties) et du chaos aussi, il en faut, pour le mystère de l'informe. La nature, présente, elle l'était, c'est sa définition, comme dit Paul Celan : toujours prête à aimer et à être aimée. La pluie sinistre a été violente et nous a rapprochés au coin du feu. David Lynch nous a aidé en dernière semaine. Un Français et une Anglaise se sont aimés. Que demande le peuple ?
Je vous souhaite à tous de parcourir le monde en répandant la bonne nouvelle de votre métier si peu sot, d'audace et de fragilité.
Tenez-moi au courant des nouvelles.
Merci enfin - alors que nous arrivons à Paris et que le train ralentit - merci à Arnaud, bien sûr, dont la présence nous a permis de ne pas nous retrouver treize à table ! (Même si Judas, dans la légende, a aussi un destin enviable, suggère Jorge Luis Borges.)
Allez et prospérez, vous mes apôtres ! (C'était donc une secte...)
Yves-Noël Genod
Il dit ceci :
"Quand j'écris, je m'efforce de ne pas comprendre ce que j'écris. Je ne pense pas que, dans le travail d'un écrivain, l'intelligence ait un grand rôle à jouer. Un des péchés majeurs de la littérature moderne, c'est le manque de naturel - "naturel", vous connaissez ce mot et sa signification, n'est-ce pas ? -, l'excès de conscience de soi. Par exemple, je considère la littérature française comme une des plus grandes littératures mondiales (personne ne peut le contester, j'imagine), et pourtant le sentiment qui s'impose à moi, c'est que les auteurs français sont en général trop attentifs à leurs personnes. Un écrivain français commence par se définir avant de savoir ce qu'il va écrire. Il se dit : Que doit écrire - par exemple - un catholique ayant des sympathies socialistes et né dans telle ou telle province ? Ou bien : Comment faut-il écrire quand on est un écrivain postérieur à la Seconde Guerre mondiale ? Je suis sûr qu'il y a de par le monde beaucoup d'écrivains que des problèmes imaginaires - "imaginaires", oui, "des problèmes imaginaires" - de ce genre tourmentent ainsi.
Quand j'écris (je suis peut-être l'exemple à ne pas suivre, j'ai peut-être pour fonction de signaler un terrible danger), quand j'écris donc, je m'efforce d'oublier complètement ma personne, d'oublier tout ce qui me concerne. Je ne cherche pas, comme par le passé, à m'affirmer comme un "écrivain sud-américain". J'essaie seulement de communiquer mon rêve - "mon rêve", l'inconscient -. Et si ce rêve a des contours flous (comme c'est souvent le cas), je ne cherche pas à l'embellir ou même à le comprendre."
Vous voyez, je suis dans le TGV et je suis encore avec vous. Ce qu'il y a de bien avec un stage comme celui dont nous avons eu l'ambition, c'est que l'enseignement ne commence ni ne finit. Borges s'intéressait à des "bagatelles" selon son propre mot, des bagatelles qui étaient des choses comme le cosmos, le mystère du temps qui passe, qui s'écoule comme un fleuve, vivant comme un torrent et de l'identité qui demeure (l'être), l'éternité (le diamant), avec la vie et la mort comme données délicates, vos cœurs accrochés au mur, des coordonnées momentanées sur l'échelle du temps, "pour une fois que nous n'sommes pas morts", disait, comme vous le savez aussi, Marguerite Duras.
Donc nous n'avons pas été morts, nous ne le sommes toujours pas.
Permettez-moi alors (en imitant le style du conférencier Borges) de vous exprimer ma profonde gratitude. Pour ma part, je ressors, du creusement (large) de ces trois semaines, beaucoup plus fort, semble-t-il. Et vous avez été, chacun à votre manière, les actifs bâtisseurs enthousiastes de cette santé psychique dont je bénéficie à présent (prêt pour Avignon). Merci infiniment. Vous m'avez bâti une cathédrale...
Terminons donc encore par les dernier mots de l'écrivain aveugle :
"S'il vous arrive de penser qu'ici vous avez entendu occasionnellement une bonne conférence, je dois vous féliciter car, tout bien pesé, vous avez travaillé à mes côtés. Sans votre concours, je ne crois pas que ces conférences auraient paru bonnes, auraient même paru supportables."
Supportons-nous les uns les autres !
Oui, c'est aussi simple que ça, le théâtre (la poésie) est collaboration.
Quelque chose comme "le stage" a été une œuvre en soi, contenant, en son sein, pour moi, plusieurs formes surprenantes et nommables (abouties) et du chaos aussi, il en faut, pour le mystère de l'informe. La nature, présente, elle l'était, c'est sa définition, comme dit Paul Celan : toujours prête à aimer et à être aimée. La pluie sinistre a été violente et nous a rapprochés au coin du feu. David Lynch nous a aidé en dernière semaine. Un Français et une Anglaise se sont aimés. Que demande le peuple ?
Je vous souhaite à tous de parcourir le monde en répandant la bonne nouvelle de votre métier si peu sot, d'audace et de fragilité.
Tenez-moi au courant des nouvelles.
Merci enfin - alors que nous arrivons à Paris et que le train ralentit - merci à Arnaud, bien sûr, dont la présence nous a permis de ne pas nous retrouver treize à table ! (Même si Judas, dans la légende, a aussi un destin enviable, suggère Jorge Luis Borges.)
Allez et prospérez, vous mes apôtres ! (C'était donc une secte...)
Yves-Noël Genod
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