Jean-Pierre Thibaudat a aimé
Chic By Accident, de Genod : un serpent, une sandale, des acteurs nus
J.-P. Thibaudat
chroniqueur
Publié le 12/03/2012 à 05h42
Deux des personnages principaux de Chic By Accident (François Stemmer)
Une femme nue s'avance de dos dans l'espace blanc, profond et au plafond bas de La Ménagerie de verre. Sur le sol, là une paire de fines sandales couleur saumon, ailleurs une chaise avec, sur son dossier, quelques tissus pliés. De quoi s'habiller. Et inversement. La femme est seule avec elle-même, avec ses fantômes, ses visions – comme nous qui la regardons.
La nudité comme ultime vêtement
Il y a dans la courbe de son dos et les plis qui me font penser à un violoncelle, une intense humanité, et dans sa démarche qui dérive doucement, comme une barque se laisse aller dans le courant d'un fleuve tranquille, une mélodie d'apaisement.
Un corps habité. Dont la nudité est comme l'ultime vêtement et dont la robe dont l'actrice va plus ou moins se revêtir semblera autant à une parure qu'à une parade. Et il en ira ainsi pour tous, acteurs et actrices, plus ou moins habillés, plus ou moins déshabillés, allant et venant, sortant et revenant.
Comme l'actrice du début, certains entrent (ou sortent) par le côté gauche près des quelques gradins où les spectateurs (soixante-dix) ont pris place, d'autres (ou les mêmes) disparaissent au fond à droite, par la petite porte. Seules issues. Et il en sera ainsi pour tous.
Actrices renommées (Jeanne Balibar et Valérie Dréville), égérie notoire du metteur en scène (Marlène Saldana), danseur bondissant (Lucien Reynes), amis, connaissances, voire rencontres de café ou de casting (Sophie O'Byme, Dominique Uber, Romain Flizot, Wagner Schwartz, Charles Zevaco).
Une communauté de solitaires
Ils vont et viennent, mus par une souplesse lente (cependant sans afféterie) et une grâce (infinie) que souligne parfois la brusquerie d'un geste (bref combat entre deux hommes nus) ou d'une voix tonitruante (Marlène Saldana, bien sûr). Ils se retrouvent parfois autour d'un braséro ou d'un manchon enflammé dans la nuit. Ils avancent dans une lumière intérieure (Philippe Gladieux) qui ne cesse de remodeler cette lande théâtrale qu'est l'espace de la Ménagerie de verre.
Parfois, ils longent à contrejour les spectateurs en disant quelques mots qui se perdent au bord des lèvres. C'est une communauté de solitaires solidaires comme dans Fahrenheit 451, de Truffaut mais ici, ce sont autant des livres aimés que des songes innommables qu'ils mémorisent tout en partageant des tissus, des souliers ou des coiffes (afro, jaune, rouge) qui passent d'un corps à l'autre, le temps d'une promenade.
Bref, c'est irracontable
C'est l'histoire d'un poisson et d'un serpent qui s'aiment sans le savoir et qui, comme dans un film de Jacques Demy, se ratent d'un poil. C'est l'histoire d'une sandale solitaire posée sur un radiateur qui écoute une actrice lâcher des mots russes épars comme on lâche des pigeons voyageurs en espérant que le message arrivera, qui sait, à un destinataire. C'est l'histoire d'un homme qui aime les actrices, lesquelles le lui rendent bien en le servant avec dévotion. C'est l'histoire d'un homme qui regarde les hommes avec des yeux de femme.
Bref, c'est irracontable. D'ailleurs, cela ne raconte rien ou bien mille et une amorces d'histoires – libre au spectateur de les poursuivre dans la nuit qui s'en suit. C'est Chic By Accident, la dernière aventure scénique d'Yves-Noël Genod.
Le théâtre, cette fille de la nuit
Le plus miraculeux peut-être de ses spectacles (mais je n'ai pas tout vu, loin de là) qui se souvient de ses années happening en rêvant d'un opéra muet. Le plus apaisé, le plus secret, qui sait. Il y a dans Chic By Accident des noirs de théâtre qui prennent le temps d'affirmer leur obscurité, de la faire durer. Non parce que cela s'agite sur scène pour changer le décor (il n'y en a pas) mais parce que le théâtre est fille de la nuit, qu'il s'y ressource toujours.
Parce que ces noirs accomplis, c'est cadeau pour le spectateur qui n'en voit que mieux et parce que Genod n'aime rien tant du théâtre que sa litanie d'apparitions, de ces êtres posés là devant nous, dans la magnificence de leur énigme. Un théâtre bordé par sa disparition. C'est pour cela que nous l'aimons et que les acteurs, et d'abord les actrices le chérissent.
Scène de Chic by accident (François Stemmer)
Ce spectacle sans musique et de peu de mots (Racine qui passe là comme dans une salle de classe à l'heure de la « leçon de récitation » et où l'on bute sur les mots parce qu'on a mal appris par cœur la tirade obligatoire) est une leçon de présences, comme on dit une leçon de ténèbres :
. magnifique Jeanne Balibar se tenant devant nous coiffée d'un casque et tenant à bout de bras un fin bâton, hallebardière céleste, habillée de la seule intensité de son regard ;
. magnifique ce qui s'esquisse entre Valérie Dréville et Marlène Saldana. Comme une danse d'approche, une pavane amoureuse ;
. magnifique Lucien Reynes, danseur sculpté dans une statue grecque et qui danse comme un dieu dionysiaque ;
. magnifique cet homme malingre (est-ce toujours le même ? ) nu sous sa blouse ouverte de peintre ou de mécanicien qui semble avoir perdu quelque chose ou quelqu'un en route, et qui traverse l'espace comme un laissé pour compte, et se demande (j'imagine, le spectateur est là pour ça) s'il ne va pas relire dans la nuit Le Ravissement de Lol V. Stein, de Marguerite Duras ou voir enfin ce film de Béla Tarr qui dure huit heures et qu'il a raté à Beaubourg lors de la rétrospective ;
. magnifique encore les saluts. Ah, les saluts, les saluts ! Genod est le seul metteur en scène à travailler autant les noirs et les saluts, habituellement si négligés par les metteurs en scène. Je n'ai rien dit des saluts. Non, je ne n'en dirai rien.
Un étrange cargo
Plus tard :
. quand Yves-Noël Genod publiera le dernier tome de ses mémoires (il ne cesse de les écrire de spectacle en spectacle) ;
. quand il mourra écrasé par un autobus et que ses derniers mots seront « Tiens, je meurs comme Roland Barthes ! » ;
. quand il regrettera de ne pas s'être suicidé comme Ferdinand dans Pierrot le fou à l'heure de vomir sa vie dans un caniveau ;
. quand l'heure sera venue de se souvenir qu'un jour, un chroniqueur avait osé écrire que Chic By Accident, c'est « la version Twitter du Regard du sourd, de Bob Wilson »...
Ce jour-là, dans une tradition bien française qui consiste à idolâtrer les gens qui ne sont plus là pour se moquer de leur propre célébration, ce jour-là donc, on baptisera la Ménagerie de verre salle Yves-Noël Genod.
Ce spectacle ouvre dans cette salle unique au monde la très attendue (comme chaque année) manifestation « Etrange Cargo » (« une approche transdisciplinaire du spectacle théâtral ») – à raison d'un artiste par semaine, de Thomas Ferrand (la semaine prochaine) à Vincent Macaigne (pour finir, début avril).
Labels: ménagerie
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