Miroirs et misères des courtisanes
(feuille de salle Bologne)
Ce
travail est un échec. Ce que nous voulions vous présenter, spectacle invisible,
devait être répété en quatre répétitions, ce qui était déjà une gageure, mais,
sur ces quatre répétitions, deux ont été annulées, l’une par la présence, dans
ce même salon, d’une association de voile pour une dégustation de vin, l’autre
même par l’intervention des carabinieri appelés par les accompagnants d’un
groupe d’adolescents du sud de l’Italie en voyage à Bologne (et résidant dans
l’hôtel). Ce travail devait s’expérimenter dans la « vraie vie »,
c’est-à-dire se jouer sans rien déranger de ce qui se déroule, ici, de la vie
d’un hôtel. Utopie ! Utopie… C’était sans doute une ambition stupide pour
prouver quoi ? – car le spectacle existe en permanence dans la vraie vie
et ça ne dérange personne. Qu’aurions-nous montré de plus ? Rien.
Aujourd’hui, pour signer cet échec, cette impossibilité, nous vous invitons
simplement à prendre un verre avec nous dans les locaux où aurait eu lieu le spectacle.
Déclaration :
Nous
sommes un groupe de théâtre, nous sommes répertoriés dans un festival officiel,
je veux dire qui a pignon sur rue, qui n’est pas clandestin, mais, dans la
mesure où n’importe qui peut s’estimer officiellement chez lui sur notre scène
et appeler même les carabinieri pour nous empêcher de travailler, il est
évident que nous ne pouvons pas travailler. Car nous ne sommes, en fait, que
des travailleurs. De sympathiques travailleurs. De scène. Domaine public.
Beaux-arts. Sous-ensemble : spectacle vivant. Si ce domaine n’est pas
sanctuarisé, protégé – comme peut l’être, par exemple, et suivant les lieux et
les époques, une période de carnaval –, nous ne pouvons pas risquer de
travailler. Il ne nous intéresse pas du tout de provoquer la société, nous
voulons simplement qu’elle nous fiche la paix, comme la plupart des gens. Nous
voudrions d’ailleurs autant être protégé par elle, la société, que ne l’étaient
les artistes de cours, à d’autres époques ; ce que nous voulons, c’est
l’art pour l’art, le culte de la beauté, dans une utopie réservée, mécénée.
Qu’on nous fiche la paix. En gros. Un spectacle se doit de ne déranger
personne, c’était donc cela l’utopie, dans le hall d’un hôtel, et nous l’avions
acceptée avec enthousiasme, par contrat, pour précisément cette raison : nous
ne voulons rien déranger. Comme le héros d’Herman Melville, Bartleby, nous préférerions ne
pas ;
« I would prefer not to », dit-il toujours. Mais c’était aussi, par
contrat, tomber dans un piège. La
société se méfie encore plus, peut-être, de celui qui ne lui veut pas de
mal. Elle l’attaque en justice – au cas où. Elle s’en méfie, en tout cas. L’art
pour l’art, c’est, par définition, une ruse. La société de l’avoir n’accède pas
à l’ être. Elle détruit – par définition – l’existence du pacifisme. Il
est trop risqué pour nous d’essayer de vous présenter, ce soir, quoi que ce
soit : nous sommes trop vivants pour qu’on nous foute la paix et nos nuits
sont plus belles que vos jours… Allons boire à nos déboires et partageons
l’amour sans espoir spectaculaire !
Yves-Noël
Genod
Labels: bologne
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