Olivier Steiner, chroniqueur
Hyper
précision de la liberté
Yves-Noël Genod : exercice d'admiration numéro 4
Rien de ce qui est humain ne lui est étranger.
Humain, trop-humain, inhumain, ce sont des notions encore floues. Hier soir, je
dînais avec Noël, Frédéric et Pierre. Frédéric se plaignait du cul, la chair
triste, il en a marre de certains plans, coups d'un soir, plans directs, ni
bonjour ni au revoir... Frédéric a dit : « fatigué de ces relations
inhumaines ». Et moi je n'étais pas d'accord. Quoi, inhumain ? Si ce
n'est pas humain, c'est quoi ? Animal, robotique ? Pierre, plus sage
que tout le monde, a fini par dire que ce n'était peut-être pas ainsi qu'il
fallait poser le problème, de cette façon binaire. La déshumanisation, ça
existe. Oui. Certes. Certes signifiant là : certainement. Pierre a souvent
le mot juste. Humain, trop-humain, donc. Filage, samedi, giboulée de mai, du
mois de mars mais en retard. Pierre est chez Disney Store sur les Champs.
Demain c'est l'anniversaire de Clélie, elle a commandé la robe de la Belle dans
La Belle et la Bête. Je suis au fond de la salle, en haut des gradins. La boule
du hasard peut commencer. Elle avance sur le plateau, s'approche de la
servante, regarde le public, doucement, et dit : « Femme seule de
trente ans cherche dame de compagnie pour promenade. » Ouille ! Sorry
Yves-Noël, je décris encore, je raconte ! Yves-Noël, je sais, tu m'as
demandé de ne pas décrire, surtout pas. Oui mais mince, comment je vais
faire ? Comment écrire mes chroniques ? Philosopher,
contempler ? Il faudrait que je trouve le moyen de contempler en écrivant.
Je ne sais que contempler en me taisant, en laissant mes mains inactives.
Comment faisait Victor Hugo ? La boule du hasard amasse la mousse.
Comprenne qui pourra. La boule du hasard c'est Lucrèce parlant ainsi de la
planète Terre. Tiens, une idée me vient, une piste à expérimenter : il
faudrait que je décrive tout ce qui se passe dans Paris en ce moment, je veux
dire tout, dans la rue, les bus, les maisons, les boutiques, musées,
ministères. Ensuite, dire dans le menu tout ce qui se passe dans la tête des
gens, décrire leurs corps, chaque personne, chaque Parisien. Faire cela avec
chaque arrondissement, quartier, square, chaque coin de rue en excluant la
salle Roland Topor du Théâtre du Rond-Point. Une fois que cela serait fait,
après des années d'écriture et des millions de pages, finir le texte en
écrivant : « Mais je n'ai pas parlé de l'essentiel, ce qui se passe
en ce moment dans la Salle Roland Topor ». Ce qui s'y passe, now, c'est
d'la vie. Vous me diriez, et vous auriez raison : « Mais d'la vie,
j'en ai chez moi, dans ma tête et dans mon slip, pourquoi aller au théâtre et
payer genre vingt euros ? » Sur le moment je trouverais la remarque
percutante. Après un court moment de réflexion je vous répondrais : « Oui,
mais là c'est d'la vie visible, palpable et audible. Pas sûr que chez vous ou dans
votre slip ce soit aussi pur. Entiendes ? » Donc, ici, c'est d'la
vie. Faut me croire sur parole. Rien à attendre du théâtre d'Yves-Noël,
attendre, rien, parce que c'est encore de la vie, attendre. La vie, tu vois, ça
parle, tout le temps. La vie, ça vit, sans droits d'auteur. « Calme plat,
asocial. » Ouch, là, là, comment continuer ? Je regarde et rien ne me
vient, je me sens sec aujourd'hui et je pense à Pierre qui est chez Disney.
YvNo m'a peut-être un peu coupé les youques avec ses exigences. Il faut qu'elles
repoussent. Direct live depuis le plateau : Sacré nom de Dieu, elles sont vachement bien
aujourd'hui ; les poules idem, elles jouent vachement bien, Wao, elles sont belles et présentes et
vivantes, les Présidentes. Et lui, là, le petit blondinet, il a oublié et ses
jambes et sa plastique, fichu en l'air son manteau de séduction, YvNo y est
arrivé, qu'il est bien, le diaphane jeune faon ! « No milk today. »
Il a quand même un côté fin de monde, ce spectacle, le tragique en moins. Avant
on distinguait, on opposait, la comédie de la tragédie. Après, bourgeoisie
oblige, il y a eu le drame. Yves-Noël, c'est encore ailleurs, une quatrième
dimension. Je ne sais pas comment dire. Ici et maintenant. Voilà, on pourrait
dire « ici et maintenant » mais ce serait un peu court jeune homme.
Une définition possible serait : Ici Pour l'Instant mais pas n'Importe
Où Maintenant Bien Sûr mais pas n'Importe Comment. Voilà ! Fiat
lux ! Le contraire du n'importe quoi. YvNo, rien à voir avec la ligue de
l'impro… Ce que l'on voit ici est hyper précis, aussi précis que les douze
pieds de Racine. C'est de la précision sans formalisme. Ou alors le formalisme
de la jungle de Bornéo. Une précision toute suisse, et sauvage, et rampante. Ce
n'est pas non plus de l'hyper réalisme, non, c'est vraiment de l'hyper
précision, hyper précision de la liberté. Bingo, orgasme, j'ai ma quatrième
chronique ! Du coup, je vais pouvoir me reposer. Me reposer et partir « me
promener à Lausanne. Lausanne c'est la ville riche, avec un lac riche, avec des
maisons riches, avec un tramway riche, avec des postiers et des facteurs tous
vêtus de gris, qui est une couleur riche. »
Labels: rond-point
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