R erun : Le Récit des 2 faces de la matière (matière et antimatière, yin et yang)
En deux actes et à une
semaine d'intervalle, Yves-Noël Genod propose son diptyque — je peux / — oui où s'expérimente sous la lumière déclinante des
après-midis de décembre un subtil travail d'effacement des limites théâtrales.
Par Sophie Grappin-Schmitt
Tout débute par l'ambiance
d'un après-midi gris de décembre, légèrement pluvieux, ou la lumière cotonneuse
enrobe les corps plutôt qu'elle ne les expose. Installé en demi-cercle aux
pourtours de la salle, le public se poste aussi bien sur scène que dans
l'espace des gradins, justement absents de leur espace consacré, laissant
derrière eux une béance, un beau volume qui rappelle ceux des ateliers de
peintres.
Le spectacle commence en
musique avec l'ouverture successive des volets de chaque porte-fenêtre, tandis
que la lumière peu à peu pénètre depuis les hauteurs, à la manière des églises,
dans une forme ritualisée.
Si la pièce d'Yves-Noël
Genod, ce médaillon bi-face, ne contient aucune diégèse, elle n'en demeure pas
moins riche de tout ce qui constitue ou devrait constituer le théâtre et, par
extension, le spectacle vivant. Elle clame haut et fort son amour pour les
interprètes dans — je peux, en
accuse l'absence avec — oui.
La même continuité de scènes
se joue dans les deux propositions, sauf que le metteur en scène a effacé ses
acteurs dans la seconde, au profit de leurs traces sonores, visuelles,
mnésiques, qui constituent avec toute la régie de la pièce une ambiance.
Le travail de Genod, dans —
je peux / — oui se résume à créer
autour des interprètes — mis en valeur par une série de scènes obligées,
monceaux de bravoure du théâtre comme du cinéma et de la télévision — une
perspective atmosphérique, un sfumato façon Léonard de Vinci, qui permet à
l'auteur de s'émanciper des codes habituels et autres lignes de fuites qui
conditionnent notre vision du spectacle.
Il abolit donc d'abord la
disposition scène/salle pour faire éclater l'espace de jeu en différents lieux.
Toutes les parois, tous les étages jouent, et le quatrième mur s'effondre quand
un spectateur répond au comédien, qu'ils entament un début de dialogue. Demeure
juste un premier rang de fauteuils, barrière symbolique que tous les
interprètes enjamberont durant la représentation, comme pour s'affranchir de
cette limite devenue inutile, autant que celle des coulisses et du hors scène.
Autre indice de ce travail
d'effacement, l'usage abondant des fumigènes.
Traditionnellement au
théâtre, l'emploi de fumées accompagnait les interventions divines et donc
l'irruption du sacré dans le réel — par ce qu'elles en cachaient les rouages —
ainsi le nuage devint peu à peu, pour l'histoire picturale et celles des
figures, un motif masquant et révélant tout à la fois l'irreprésentable infini.
Dans – je peux, à plusieurs
reprises les machines crachent leur fumée. Elle recouvre les acteurs, les noie
dans une nappe atmosphérique qui révèle la beauté des lumières du jour et
magnifie leurs incessantes apparitions.
Et lorsqu'ils sont absents de
scène, pour — oui, le nuage
devient sujet, matière à mouvement, accusant le moindre courant d'air, en
vagues subtiles et spirituelles élévations, image mentale propice à raviver les
souvenirs.
Ne lit-on pas l'avenir ou le
passé dans certaines volutes ?
En divisant en deux parties,
qu'il résume lui-même comme d'un côté — je peux — la pratique et la vie, et de l'autre, — oui — la théorie et la mort, Yves-Noël Genod exacerbe la
spécificité de l'expérience théâtrale comme communion.
Au milieu de ce songe éveillé
et étrangement familier que constitue — je peux, le spectateur perçoit par intermittence, fugace,
certains moments de grâce, tandis qu'il ne peut échapper au constat funèbre de —
oui. Atmosphère lourde d'enterrement,
recueillement sans objet, qui livre le spectateur à sa solitude et son
environnement, aux traces d'un spectacle qui n'est plus, dont seuls le texte
critique, l'enregistrement filmique ou l'évocation rétrospective témoignent.
On partage donc le champagne
au milieu de — je peux mais on le
fait couler à la fin de — oui,
parce qu'on ne salue pas les morts comme les vivants.
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