« Chacun a le devoir de garder présent à l'esprit son rien, vide et néant et de le respecter »
Violette Villard
Objet : Par où
passe la lune
Ciao Yves-Noël,
Je voudrais dire tout ce
qui me vient juste dans l'anamnèse produite depuis vendredi. Je voudrais dire
au plus juste d'une perception. Pour être au cœur d'une véracité, il faudrait
que tu sois totalement étranger et que je n'ai jamais vu tes autres spectacles.
Des amies présentes dans la salle vendredi ont eu cet effet de révélation
vivant pour la première fois ton « poisson d'avril » comme un inouï
du regard et de l'expérience. Car tel est bien ce théâtre que tu dis ne pas
faire et qui rigoureusement mute et (se) fait des spectateurs présents à sa
vision.
Un autre de mes amis que
j'avais convié et qui ne te connaissait en rien m'a livré : il nous fait rentrer
dans sa cathédrale. Solennité et hiératisme de l'alchimie de tes interprètes
dans ce lieu qui est splendidement ta cathédrale intérieure. Oui, indiscutablement. Enfin un lieu en dignité de ce que tu proposes. Les stoïciens
pour parler du tempo exact du cœur, d'une humeur qui met dans l'axe exact de
soi ont ce mot : l'euthymie. Tout dans cette nouvelle œuvre — qui porte
l'apothéose de ton style, sa radicalisation en pointe de plénitude en même
temps qu'un point de « ruin lust » — crée un cœur gracieux. Si
Dieutre ne l'avait déjà inventé, il faudrait rebaptiser ton titre en Nouveaux fragments de la grâce.
Que ce soit ces caresses en
évanouissement sur le visage de ta Jeanne, que ce soit ce nu d'homme en
disparition dans l'embrasure d'une porte, que ce soit ces spectres qui nous
regardent coiffés de voiles pailletés de mariés, que nous disent-ils de nos
tombeaux, que nous mandent-ils dans leur face à nous, en parure de pénombre et
de chants sacrés ? De dégrafer notre propre mort, de la laisser passer dans
l'embouchure scintillante de ton « poisson d'avril ».
Il y a cette phrase que je
suis en train de lire et qui résonne des évanouissements et émanations que tu
donnes à voir : « Chacun a le devoir de garder présent à l'esprit son
rien, vide et néant et de le respecter ». Il y a du sacré aussi dans
ton spectacle et c'est sans doute pour moi le plus déstabilisant, celui qui
m'arc-boute, un « prendre garde au vide », celui de nos propres
abimes qu'ils aient nom insignifiances ou inadéquations avec l'impossible,
qu'ils appellent le dérisoire ou l'infime vif de nos fantômes, celui des danses
au milieu de nos ruines, nos membres en limbes.
Ruin-lust, c'est le nom de
l'exposition qui se tient en ce moment à la Tate Gallery. Éloge des ruines.
Mais pas celle de la splendeur d'un temps caduque, non, une élégie des
restes-braises et rougeoiements d'un temps éthéré déjà mort dont cette œuvre
aux Bouffes du Nord donne à contempler la lyrique évanescence.
Voilà, Yves-Noël, ce qui me
monte à la mémoire aujourd'hui.
Bravo à toi pour cette
ligne intransigeante qui ne tolère aucun compromis avec le noir !!!
Le reste — il y en a un pour
moi, tu le sais pour te l'avoir déjà dit, je ne comprends pas pourquoi nous ne
travaillons pas ensemble. Non pas du côté de l'écrit bien sûr, mais sur le
penchant de la christesse ou de la ninfa dolorosa, celle qui hante les
décombres et les restes d'une civilisation déchue telle que décrite par Georges
Didi-Huberman. Autant il y a 8 ans lorsque nous avions travaillé à Arbecey, je
bégayais dans une fureur Kantienne qui n'est pas ton atmosphère, autant
je suis en ce 2014 dans une translation statuaire. L'empreinte de l'euphorie
en saillie. Au demeurant, je travaille en ce moment sur une série avec une
photographe Eve Morcrette dans lesquelles elle me fait être le christ de tous
les chefs d'œuvre de la renaissance italienne. Le christ et le cheval. Je ne
sais pourquoi il y a comme un lien de parenté diffuse entre ta démarche et
celle de Eve. Peut-être une luxure de la lenteur. Une concupiscence de la durée. Dans tous les cas, je ne peux m'empêcher de me voir dans tes créations.
Peut-être dans l'avenir, si
cela te porte, prendre un temps-lieu de travail...
Ou peut-être ai-je tort de
réitérer, c'est ma persévérance de gisante et je ne puis de toute façon
faire autrement si je veux être de bout en bout véridique.
Pensées violette
Ps : te conseille le
dernier François Jullien , Vivre le paysage. C'est tout à fait la position dans laquelle tu mets
le spectateur.
Merci ! — infiniment — pour
tes mots que je lirai aux acteurs tout à l'heure...
Ah, si, je te vois, moi
aussi, parfaitement dans ce spectacle baroque ! (et minimal) (et animal)... Je
n'ai pas pensé à toi, d'abord parce que j'imagine toujours que tu es occupée
(quand même !) et, ensuite, parce que j'ai choisi pour les guests ceux qui
voulaient le faire dans des conditions qui en a éliminé finalement plus d'un !
Il y avait beaucoup de demandes d'acteurs — sans doute pour ce plaisir d'être
dans ce théâtre par excellence, plaisir qui est aussi le mien et, donc, comme toujours,
j'ai fait avec ceux qui semblaient vouloir en être (c'est important parce que
si l'envie se carapate, de ce genre de truc, on est mal...) Moi, je sais que je
n'aurais pas abandonné, que je serais toujours monté sur scène, que je pouvais
compter sur moi — mais, pour les acteurs, ils ont aussi à trouver leur
confiance absolue, celle sur laquelle ils peuvent TOUJOURS compter, sinon ça se
retourne comme une crêpe. Mettre les choses ensemble pour un spectacle, c'est
se battre contre la tendance massive (se battre à mort) contre le fait que les
choses ne se mettent pas ensemble... Mais, tu m'as l'air bien motivée ! Merci
de ton enthousiasme, très chère,
Yves-No
Labels: bouffes, correspondance
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