1 er Avril, encore (un texte très durassien)
Enfance de
l’art : projection et jeu (1er Avril)
Au début je
me suis assise à la place indiquée, sans voisins encore. Un jeune homme en
costume va et vient tranquille avec quelques coupes de champagne qu’il
distribue au hasard. Il entre par un côté, l’air fier suscité par les visages
tendus vers lui et prêt pour la sélection. Il balaye la salle de son regard en
marchant et s’arrête devant l’un ou l’autre avec un sourire courtois et bien
adressé, il tend un verre puis ressort par une des allées. Il revient les mains
pleines. Je suis assise près d’une rambarde, troisième rang ? Il me voit
c’est certain, au début nous ne sommes pas encore nombreux. Je n’ai aucune idée
de la couleur du fond sur lequel il me voit. Ce que je regarde n’est pas encore
avec mon regard, mais il est taillé par son œil à lui qui distribue les bulles
jaunes : le champagne comme espoir de liberté. J’espère : avoir une
coupe : pourquoi pas moi ? Je crois : Avec une coupe, je serai
tranquille, libre de son œil que, malgré moi, je guette. Libre alors de voir pour
moi, de voir par mon regard, d’y être. J’espère avoir son œil, la coupe, c’est
pareil. Boire son œil dans le champagne pour qu’il me centre :
intérioriser son regard comme son regard, ne plus le confondre, mais savoir
qu’il est une possibilité en moi : l’abandonner à loisir : ne plus
être sujette. Champagne pour soi.
Les murs
sont silencieux. Il y a du silence entre les gens quand ils arrivent dans la
salle malgré leurs paroles ; ils sont visibles un à un malgré le bruit qu’ils
font. Les murs sont fanés comme un vieux tissu passé.
Le lieu est
vide entre nous. C’est vide, apaisé, grand et doux.
Une dame
assise au centre, blonde et grande (j’imagine). Très belle, elle attend. Très blonde. C’est curieux, son sourire !
Puis, au
proscénium, grand et mince dans un pyjama noir à paillette et un grand châle en
laine blanche, il est à la maison. Je le regarde nous parler de la démocratie
dans un sourire : « Je suis un bobo, je prends des Vélib', mais il n’y avait
plus de Vélib' à la station La Chapelle... » Je m’en rappelle comme d’une
chanson : « Ils ne votent pas, sur les quais du métro La Chapelle, personne
ne vote — les étudiants non plus… »
On applaudit.
Et l’épais noir arrive. Il arrive de tous
les cotés, il nous aspire.
Je respire
enfin. Je ferme les yeux.
Il n’y a
plus rien à voir. Je respire la profondeur de ce noir que je sens, il arrive de
tous les cotés parce qu’il n’y a pas de rideaux.
Les muscles
se relâchent, eux aussi ils respirent, prennent l’air. Il n’y a plus de séparation à sentir entre ce que je vois et ce que je sens, c’est noir, c’est possible.
Je suis
l’écran. Je suis une grande profondeur, un grand noir où respirer et un chant, 2
chants, dans la gouttière et par le dedans, elle arrive depuis nous, il arrive du fond, ce demi globe, et rase les
murs.
J’ouvre les
yeux et ce sont ces chants. Lui dans un habit de moine, un lourd drap de
grosse toile brune et une capuche ; elle, sublime robe rouge, elle, suave, sensuelle et lointaine. Je ne peux pas la toucher et pourtant je sens la douceur
de sa peau, les petits poils duveteux entre le bas de ses lobes d’oreille et ses
joues, l’épaisseur un peu sèche de ses cheveux que je tiens que j’ai envie
d’agripper.
Je la touche, je la reçois sur ma peau, je suis cet écran en vérité sur lequel elle
s’imprime, puis, lui, robe de bure, ils s’impriment.
Je ne sais
pas dans quelle couleur je suis, je ne me souviens plus. Est-ce que je suis
encore dans le noir ? Tout contre
moi la rugosité du drap de cet homme qui la fait un peu danser, et, elle, le
velouté tendre de ses bras et du bas de son cou. Ses yeux sont un peu bas
plaintifs et forts ils supportent la lumière. Ils sont bleus !
A lui, on ne voit pas son visage ; sa voix
mezzo pas très loin de la sienne à elle. Parfois, on ne sait plus qui chante ; ils
s’enroulent et leurs voix se mélangent ou s’inversent ou s’échangent.
Je suis ce
noir d’écran en vérité. Ce noir d’écran total qui tout absorbe.
Je suis cette tête absente sur l’image
qui se fond dans le noir du fond, ce noir en vérité. Ecran total marié au soleil, cette femme à la veste rouge de toréador. Sans moi, noir total, elle ne brillerait
pas tant.
Je t’aime.
Dans ton
chant j’existe sans ton chant ; il n’y a pas de spectacle et l’écran est mort. Je
ne serais pas là, je ne serais pas venue. Moi, l’écran. Je projette par devers moi.
Ta mélodie
d’amour et de lumière. Je suis intégralement collée comme peinture à la toile : une grande flaque de nécessité de toi.
Je ne me
souviens plus de ton chant. Il n’y a pas de paroles qui tiennent. Mais je t’ai,
en vérité. Toute entière, tu ne le sais pas tu es déjà ailleurs, le spectacle est
fini, tu chantes pour d’autres peut-être et je m’en fous, je t’aime.
A qui tu
chantes ? pfff — les autres aussi t’entendaient pendant le spectacle mais je m’en
foutais déjà je n’y pensais pas — je suis l’écran.
Je ne
plaisante pas, je suis très sérieuse, premier degré. Je te prends toute entière, je
t’absorbe, toi, la lumière, toi que tout le monde regarde, qui fascine tout le
monde. Je n’ai pas ta mémoire, mais j’ai toute la mémoire ; je me souviens de tout
ce que je veux, seulement ce que je veux et quand je le décide.
Je suis
l’écran noir toute la vérité possible, tout mon amour.
Et l’enfant
apparaît face à sa mère qui ne l’a pas encore mis au monde, il joue avec son
voile transparent, petite icône. Il est né tout seul, il n’aurait pas dû se
moquer de la veste de toréador de la femme — il ne voulait peut-être pas naître
de l’amour d’un taureau (toutes ces histoires). Nu sous son voile, il s’est
déshabillé, elle réapparait alors, vierge blanche et ventre rond. Lui recule,
avalé par le demi globe du fond, comme son père, se fondent dans les murs
rougis noirs. Elle retire de son ventre le voile de sa naissance, s’en coiffe,
sainte mère d’un petit homme moqueur, rebelle et disparu pour l’instant. Fils
et filles de l’image sacrée, communion plate et chantée.
Je ne suis
jamais sortie de là, je serai toujours dans cette histoire, il n’y a rien à
prévoir hors de moi. Ecran total pour la lumière, j’absorbe tout à la lumière
comme tous les tournesols. Je n’assimile rien, je ne digère rien, je ne me pose
pas la question. Ça n’est pas
ma question. Je suis écran.
[…]
Epilogue
Toujours bien crier quand on aime.
(Juliette Riedler)
Labels: bouffes 1er avril
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