R éponses à des questions d'Isabelle Barbéris
Pistes pour l’entretien dans Agôn
NB : dans le numéro qui va porter sur la
« distribution »
Un théâtre de l’invitation ?
Pour Le Parc intérieur qui s’est joué à la
Condition des soies, il y avait des « guests » qui changeaient chaque
jour. Qui étaient-ils ?
— Des acteurs, des danseurs, des chanteurs avec
qui j’avais travaillé (sur scène ou dans des stages) et d’autres que j’ai
rencontrés à Avignon, c’était facile : tout le monde y est !
Quelle était leur fonction dans le spectacle ?
— Ils ouvraient le spectacle en servant du
champagne au public qui entrait dans la salle et en assurant une courte
première partie d’exactement cinq minutes (tout est millimétré dans le Off).
J’entrais moi aussi dans la salle au bout de cinq minutes (sans avoir vu la première
partie) et je prenais la suite avec le spectacle proprement dit. J’entrais
ainsi dans des atmosphères très différentes d’un jour sur l’autre ;
certaines fois, le public était très fermé, dans l’expectative, d’autres fois
très ouvert, dans la joie. J’ai envie de dire qui a rendu l’atmosphère la plus
ouverte : Foofwa d’Immobilité. C’était une période de sa vie très heureuse,
amoureuse. Quand je suis entré, il finissait de se rhabiller. Il avait dit au public qu'il voulait danser l'amour parce que c'était ce qu'il ressentait et que pour danser l'amour il fallait se mettre nu. Il avait éparpillé ses vêtements partout dans la salle, en hauteur aussi et, à la fin, il demandait au public de lui rapporter ses vêtements. Je lui propose toujours de travailler avec moi, mais il n’est jamais
libre, malheureusement.
Mon impression est que changer d’invité tous les
jours attire ton travail vers quelque chose qui relève de la
« chronique » et de l’art de saisir le passage...
— C’est sûr.
Peux-tu revenir sur certaines
« invitations » (dans ce spectacle ou un autre), qui ont été
particulièrement fécondes et heureuses ?
— Eh bien pour le spectacle intitulé Je
m’occupe de vous personnellement, au Théâtre du Rond-Point en juin 2012 (je
crois), il y avait aussi des invités qui changeaient tous les jours et qui,
eux, étaient inclus au spectacle. Le but était de donner un spectacle différent
chaque jour. On renommait ainsi le spectacle tous les jours, les textes lus ou
appris par Valérie Dréville changeaient tous les jours (mais toujours d’Hélène
Bessette), etc. Les gens qui revenaient voyaient à la fois le même spectacle
(il y a une force de l’inertie) et pourtant un spectacle complètement mouvant.
C’était ça, l’experiment. Et c’est avec ce spectacle que j’ai rencontré, par exemple,
certains des interprètes de 1er Avril, les chanteurs Jeanne
Monteilhet et Bertrand Dazin qui m’avaient été conseillés par Olivier
Martin-Salvan, le trompettiste Louis Laurain, conseillé par Bastien Mignot…
Et des échecs voire des désastres ?
— Non. Certains des invités sont bien meilleurs
que d’autres évidemment. On est déçu, quand même, par certains, mais on est la
plupart du temps émerveillé.
Toi-même dans tous tes spectacles tu accueilles
systématiquement les spectateurs à l’entrée de la salle. Les spectateurs
sont-ils aussi des « guests » ? Font-ils partie du spectacle, du
théâtre et de ces espaces que tu crées ?
— Evidemment. Que ferais-je sans eux ?
Tu es toi-même souvent un « invité » :
à investir des lieux insolites, de cartes blanches, à « animer » un
festival (comme dans le cas de La Poésie la nuit, d’Eric Vautrin). Cela
correspond-il à une réalité ?
— Je suis souvent, même, l’invité surprise, le
bouche-trou, pour combler un vide de programmation. Je m’en fiche et même tant
mieux parce que c’est comme ça que j’ai joué au Théâtre National de Chaillot,
aux Bouffes du Nord, etc. J’ai aussi remplacé Jérôme Bel à la Ménagerie de
Verre… Je n’ai pas de blessure avec ça. Claude Régy m’a raconté que pour le
premier spectacle que j’ai vu de lui — et qui reste mon préféré — Grand et
petit,
au TNP de Villeurbanne, Michel Bataillon l’avait appelé et lui avait dit tout
de go : « Tu n’aurais pas quelque chose ? parce qu’on a demandé
à tout le monde partout en Europe, Matthias Langhoff, etc. et personne n’est libre… » Ensuite, pour
ce même spectacle créé donc à Villeurbanne, il a obtenu le Théâtre de l’Odéon, à
Paris, parce que le directeur de l’époque était persuadé que Claude Régy était
franc-maçon et qu’en le programmant il s’attirerait les bonnes grâces de
François Mitterrand qui venait juste d’arriver au pouvoir. (Etc.)
Dans Littré, on trouve cette étymologie possible du
verbe « inviter » : du radical sanskrit « vi », aimer,
désirer... Ça te parle ?
Tout est amour.
Il n’y a pas de personnages dans ton théâtre,
donc a priori pas de distribution. Comment tu trouves tes acteurs ?
A priori pas, mais il y a quand même une idée.
Ou une envie. Souvent l’idée de partir bien sûr du lieu, mais aussi d’un
interprète. Et de choisir ensuite ceux qui feront « distribution » à
partir de lui. Dans beaucoup de mes spectacles il y a ainsi un interprète ou
deux qui donnent le la, la règle à laquelle les autres devront se soumettre.
Par exemple pour Chic by Accident, l’aisance dorée de Charles Zevaco et de Wagner
Schwartz à la fluidité et au déshabillé comme poisson dans l’eau a
contaminé toute la distribution : il est devenu obligatoire — si on
voulait participer au spectacle — de rejoindre cette aisance, cette animalité ou, en tout cas, de s’en approcher.
Est-ce qu’il y a une sélection des acteurs, avec
ce que ce mot (qui se cache derrière « distribution ») peut avoir de
dur. Par exemple, la question du physique des acteurs...
— Oui, il y a une sélection des interprètes,
évidemment. Pour certains spectacles dans des lieux prestigieux, la lourdeur de
la sélection est en fait d’éliminer — de décourager — ceux qui veulent
participer à tout prix. Ainsi pour les Bouffes du Nord. Je ne sais pas dire
non. Alors j’ai dit : D’accord, mais ce sera pas payé. Pas du tout. Pas un
euro. Mais même avec ce critère, j’ai eu beaucoup de gens et aussi des gens qui
se sont faufilés et qui m’ont fait chier. Il y a beaucoup de cinglés chez les
acteurs ou, en tout cas, des qui
ne savent pas trop ce qu’ils veulent ou, en tout cas, qui ne savent pas qu’ils veulent s’engager
pour de mauvaises raisons (le prestige d’un lieu est une mauvaise raison). Je
cherche des interprètes qui ont envie de travailler avec moi parce qu’ils n’ont
rien à y perdre ni à y gagner, juste l’envie à tel moment de leur vie, juste
pour le plaisir (pas pour la carrière) et, bien sûr, ça, ce n’est pas facile
(ou de moins en moins facile) car les interprètes savent (de moins en
moins ?) ce qu’ils veulent… Ils sont (ou ont toujours été) paumés (mais
est-ce que je ne parle pas de moi, là ?)
Ton travail avec Hervé Le Roux est un
compagnonnage très particulier. Comment l’idée t’est-elle venue de mettre sur
scène un présentateur de rayonnages croisé dans un supermarché ?
— Sa poésie et son humour m’ont frappé alors
qu’il faisait la retape au moment des soldes dans un BHV à peu près désert près
de chez moi, avenue de Flandres (et qui a dû fermer depuis). Je n’ai d’abord
entendu que sa voix et cet esprit d’une poésie absolument sans violence, sans
ambition et je me suis mis à le courser parmi les rayonnages, je me souviens
que ça m’a pris un moment car cette voix venait de partout. S’il parlait des
nappes anti-moustiques, c’est qu’il devait être au rayon du linge de maison, ou
du camping, mais voilà qu’il parlait soudain de rivières de diamant (« au
prix du ruisseau »)… (etc.)
Tu dis pour certains de tes spectacles (Pour
en finir avc Claude Régy, Monsieur Villovitch) que c’est de l’hypperréalisme. Mettre
des « vrais gens » sur scène, c’est hyperréaliste. Mais en quoi, par
exemple, cela diffère de ce spectacle, qui met en scène dans un
« ballet » une vraie femme de ménage avec un vrai « balai » ?
— J’adorerais être capable de faire des
spectacles comme celui avec cette femme de ménage, amener des vrais
« corps de métier » sur scène, ce décalage. Je n’y arrive pas, mais
j’en souffre. J’en passe toujours par les interprètes professionnels sauf
exception comme mon père, par exemple, ou certains amis assez ouverts pour
avoir envie de tenter l’expérience. En fait, pour moi, c’est tellement
nécessaire que les gens qui participent à ce genre de chose en aient l’envie
profonde que ça me paraîtrait une montagne que d’avoir à « pousser »
cette envie… D’autres artistes le font que j’admire beaucoup comme Antonija
Livingstone qui avait engagé une fois à Belfort un jeune boucher de dix-huit
ans qui montrait (c’est un exercice d’école) comment on désosse un lapin…
Anjelica Liddel y arrive aussi tellement bien. J’aimerais cette puissance de la
rencontre de la vraie vie. Les interprètes, leur mental, me fatiguent un peu en
ce moment, ils s’ennuient vite. Je pense que tout le monde s’ennuie vite (je
parle de moi, sans doute) à notre époque, mais j’aimerais élargir la fourchette
des choix. La rencontre, c’est si rare (dans la vraie vie)… J’ai essayé parfois
de proposer à des gens croisés dans la rue de monter sur scène, souvent sans
résultat, ils ne viennent pas ou viennent une fois pour voir… Même des gens qui
font la manche dans le métro (en chantant, etc.) ne viennent pas. Ils disent
que bien sûr ça les intéresse, mais ils ne viennent pas…
J’ai l’impression que derrière le principe de
l’invitation se trouve un vision plus globale de ta démarche qui a à voir avec
le « kairos », ce beau concept grec qui veut dire
« opportunité », « coïncidence heureuse ». Comme s’il
fallait créer un espace qui « invite » les éléments extérieurs... Par
exemple, dans Monsieur Villovitch, la coïncidence heureuse entre l’exposition
dont on te parle, ce livre qu’on te montre de cette artiste américaine
(retrouver son nom) qui travaille sur le racisme et les répétitions où les
interprètes parlent aussi de racisme et apparaissent aussi à contre-jour dans
une lumière noire comme de papier découpé (le medium de cette artiste)...
— Oui. Evidemment. Mais ça n’a rien d’original.
Tout le monde le dit. Ce métier est fait d’opportunités, de rencontres, de
hasards (ou de la providence).
Est-ce que tu serais d’accord avec cette
proposition : chez toi, le travail de répétition consiste à définir la
distribution, à la laisser venir, à distribuer et répartir les « pôlarités »
dans la création d’un spectacle. On ne répète pas une pièce, on répète une
distribution, et puis une fois que « ça se distribue bien », le
spectacle est prêt ?
Absolument. C’est exactement ça. Il n’y a rien à
« répéter », mais il faut que les interprètes jouent ensemble. C’est
le plus difficile — et de loin. Une fois qu’ils jouent ensemble, ce sur
quoi ils travaillent m’importe peu, ils font ce qu’ils veulent. Ce que j’exige
(et voilà pourquoi ma tâche est désespérée), c’est qu’ils jouent ensemble. Je
me dis que si je leur donnais des tâches (ou des « partitions »),
nous y arriverions sans doute mieux. Mais je suis incorrigible : je leur
demande tout, tout de suite : la liberté sinon rien. Et la liberté dont on a besoin, quelqu’un l’a dit, ce
n’est peut-être d’être enchaîné que par ce qu’on aime…
Toi-même tu t’es créé un sorte de « personnage
public » qui fait qu’on te « distribue » à certaine place. Il y
a derrière l’idée de distribution quelque chose de brutal : une place assignée
(le jeune premier, l’amoureuse, l’amuseur de galerie, etc.). D’une certaine
manière, les metteurs en scène sont « distribués » dans le champ des
politiques culturelles. Remplacer la distribution par l’invitation (à l’acteur,
au spectateur), cela me semble poser la question de la confiance.
—
Eh bien, oui.
Labels: correspondance
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