L a Beauté est une flèche lente
Les médias ont une responsabilité. Pas seulement les médias, mais énorme, quand même. Il suffirait quoi ? Il suffirait de ne pas parler de Trump, pas de Sarkozy, pas de Le Pen, pas de Erdogan, allez, juste des entrefilets et parler d’une autre réalité, celle qu’on rate à s’occuper les cheveux de tous ces débiles en campagne, il suffirait pour les journaux, les réseaux sociaux, les télés de fabriquer une autre réalité qui ne soit pas celle dédiée à ces psychopathes, ces pervers narcissiques avides de publicité et de faux pouvoir : ces milliardaires du pouvoir de la destruction… (Je sais, ils ont leur propres journaux et la foule adore les dictateurs.) Je suis allé à Massy, je suis descendu à la station Les Baconnets et j’ai marché dans cette grande ville inconnue moderne jusqu’à une salle de l’« Opéra de Massy ». Achraf Hamdi, un étudiant du cours JOUER COMME GERARD, à Pantin, m’avait invité à la présentation d’un atelier de théâtre (aussi de danse et de percussions) qu’il avait mené pendant quatre semaines avec des jeunes qui arrivent en France (regroupement familial ou immigration par les parcours habituels, pas les réfugiés…) C’est la mission locale de l’ANPE qui organise pour ces jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans des parcours de « professionnalisation » avec plein de formations différentes et, souvent, qui les envoie faire du théâtre, de la danse. Ce sont des ateliers obligatoires pour les socialiser, beaucoup parlent mal le français. Il y avait ce vendredi des Cap-Verdiens, des Maliens, des Sénagalais, des Maghrébins, des Pakistanaises, deux Indiennes et une Française qui n’était pas la moins à plaindre, très paumée, sa peau blanche ressortait comme celle d’une électrice de Trump du Midwest (l’un des organisateurs l'a fait, de la salle, disparaître de la scène à un moment parce qu’elle y utilisait son portable). C’était extraordinaire. Très émouvant. Au début, même, pour moi, trop, j’étais en larmes parce que je les voyais très, très proche du réel, très proche de la vie, pas de la vie des milliardaires, si vous voyez ce que je veux dire, mais des milliardaires dans un autre sens : ceux qui sont des milliards. Peu à peu j’ai compris comme ils s’amusaient, comme ils jouaient, à quel point leur joie était immense (et, certes, menacée comme l’est toujours la joie), à quel point ils dansaient bien, j'ai vu aussi. En ce sens, c’était une sorte d’anti-spectacle de Jérôme Bel ; ces jeunes, ils étaient laissés dans leur joie, pas dans leur misère, mais dans leur joie et leur beauté. Cette beauté, Marcel Proust en parle si souvent. Par exemple, cette phrase : « Mais la vraie beauté est si particulière, si nouvelle qu’on ne la reconnaît pas pour la beauté. » J’allais là-bas parce que je prépare un spectacle sur la beauté, intitulé, en tout cas, LA BEAUTE CONTEMPORAINE. J’aurais voulu y amener tout le groupe, à Paris, à la Ménagerie de verre, c'était eux, la beauté contemporaine, la splendeur, très loin des idéologies, je ne sais pas par quel miracle, le génie des animateurs sans doute... C’était une suite de sketches, cette fois-ci (ç’aurait pu être une pièce), des textes édifiants, des situations de la vie comme des mystères du Moyen Âge. C’était très fin, malheureusement assez bouleversant, comme je l’ai dit. On entendait des phrases comme : « Si les hommes n’avaient pas traité la planète comme ils ont traité les femmes, peut-être qu’elle se porterait mieux. » Oui, vous avez bien entendu, les hommes, pas les êtres humains, les hommes — et les femmes. Ou encore quelqu’un qui fait passer des entretiens d’embauches, au téléphone : « Allo, je t’avais demandé des filles belles et bêtes et, pour le moment, je n’ai que des moches et intelligentes. » Ou encore ce petit dialogue : « Je me réjouis de faire équipe avec vous. — Moi aussi je jouis… heu… Vous voulez un café ? — Non, j’aime beaucoup le café, mais ça m’excite, je ne vais pas dormir de la nuit… — Moi aussi, ça m’excite… » Essayez de bien jouer ce genre de choses, eux le font admirablement. Ou encore : « Ah, oui, je travaille dans une banque… — … — Eh bien, je suis technicien… — … — Technicien de surface… » Les amoureux tellement pressés… Ce qu’ils jouent le mieux, c’est l’amour. Eh bien, vous savez ? il suffit de deux heures passées avec eux pour ne plus s’intéresser aux milliardaires qui nous gouvernent. Dehors, j’envoyais un message à Achraf : « Ça m'a foutu la patate ! » C’était le printemps dehors (plutôt que l’automne) dans une ville qui ressemblait plus à Berlin qu’à Paris, de la place, de l’air plus pur, des feuillages… Je prenais une photo ou deux, il y avait un immigré sous les feuillages, il m’a demandé de ne pas le prendre en photo, je lui ai montré qu’on le distinguait quand même très peu, il m’a fait confiance. C’est ce qu’il peut nous arriver de mieux dans ces temps de très grande destruction : comme avec les animaux qu’on extermine, savoir quand il y a la confiance, partager comme dans Le Voyage égoïste : « Aujourd’hui, il pleut si noir, et c'est tellement dimanche que je fais, avant que tu l'aies demandé les trois signes magiques : clore les rideaux, allumer la lampe, disposer sur le divan, parmi les coussins que tu préfères, mon épaule creusée pour ta joue, et mon bras prêt à se refermer sur ta nuque. » (De Colette.)
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