Friday, February 10, 2017

O n ne peut pas dissocier l’expression du vécu


Cet automne, j’ai donné un cours intitulé JOUER COMME GERARD. Si quelqu’un a un doute sur ce que cela peut bien signifier, il faudrait qu'il vienne voir le spectacle (évidemment complet, bon, mendier une place) de Gérard Depardieu, en ce moment, aux Bouffes, qui chante Barbara. On m’avait prévenu que c’était bien. Dominique Issermann à la générale, Jeanne Balibar à la première étaient bouleversées. Mais je n’avais pas compris que c’était à ce point renversant, soufflant. Jamais vu ça… Jamais vu un truc pareil ! Gérard Depardieu, ok, c’est acquis. Mais c’est quand même soufflant. L’incarnation du génie, on peut toucher du doigt. Il est en train de faire ce que propose Proust : lire, déchiffrer son propre livre intérieur. Le livre intérieur de signes inconnus, de signes en relief, semblait-il, que mon attention, explorant mon inconscient, allait chercher, heurtait, contournait, comme un plongeur qui sonde… Proust incite, par l’exemple de son livre, le lecteur à faire de même, à déchiffrer lui aussi son propre livre intérieur. Le seul que la réalité nous ait dicté, le seul dont l’« impression » ait été faite en nous par la réalité-même. Et Gérard réussit la même opération, que le spectateur aussi ait la prescience de ce travail possible. Le plus pénible de tous, dit encore Proust. Ces chansons, je les ai écoutés des centaines de fois, peut-être des milliers, elles se perdent dans ma vie dont l’infini est bloqué par la porte de ma détresse. Et Gérard arrive, je ne sais pas par quel miracle, dans une sorte de parler-chanter de cantatrice ancienne, à en restituer l’essence. Pas une once d’ironie, mais un immense amour, une espèce de fusion de savoir entre lui et Barbara. (Ce n’était pas gagné, à mon sens, parce que Lili Passion, que j’avais vu enfant, ce n’était quand même pas top-top.) Je vais jouer après lui. Il utilise des trucs que j’ai déjà utilisés, le lancer de fleurs, l’adresse au public, etc. Il va falloir que je m’approche, moi aussi, du « ne pas tricher ». Je n’y arriverai pas (comme lui), mais c’est un immense honneur de marcher dans ses guides. Qu’il m’en donne une larme, Gérard, de son génie, et que Proust m'en donne l’autre, ça fera pour les deux yeux. Les yeux noyés, vous m'entendrez mieux. « Ne plus parler de poésie, ne plus parler de poésie... Et faire jouer la transparence au fond d’une cour aux murs gris... » Il est lui-même un personnage de Proust, Gérard, l’animal à l’instinct pur, une sorte de géant sur échasses à la fin de sa vie et il a le courage — et la puissance — de descendre dans son propre livre intérieur et de nous entraîner avec lui à descendre — comme un plongeur qui sonde — à la recherche de ces signes en relief, semblait-il, que la vie dicte. Notre livre... L’énonciation au plus près de l'impression du vécu.
Gérard Depardieu chante Barbara jusqu’au 18
La Recherche, du 20 au 25

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