T itre : Un fieffé salopard
J’étais entre Dominique et Florence à la table n°5. Dominique était bien occupée avec, mais elle ne le savait pas, l’ancien gynéco de Florence avec qui elle s’était fâchée, ils ont fait semblant de ne pas se reconnaître, elle espérait qu'il ne la reconnaisse pas ; alors, je parlais de mon côté droit avec Florence. On évoquait, par exemple, les hommes politiques ; je lui demandais si elle pensait aussi comme Boris Cyrulnik l'avait dit qu’ils étaient tous des pervers narcissiques (à une autre table, resplendissante, Ségolène Royal) (comme son nom l’indique). Elle répondait rapidement qu’elle ne voulait pas penser comme ça parce que c’était émettre un jugement, puis développait deux ou trois choses que je notais : « Ils se logent dans nos vies — et on les soigne. Les bouddhistes disent : les fantômes affamés… » « Ils ont peut-être une fonction… » disait-elle encore, mais je ne percevais pas si elle faisait encore allusion aux hommes politiques ou déjà à celui qu’elle avait aimé, dont elle s’était détachée, mais, si je comprenais bien, qu’elle aimait encore et dont elle commençait à m'évoquer la présence. Elle avait rencontré récemment une femme qui avait vécu avec lui la même histoire. Elle disait : « Nous, nous nous sommes détachées, nous vivons d’autres choses, mais, lui, toujours à recommencer la même histoire… Sortir de lui-même et trouver un corps... » Elle disait aussi que l’homme politique, le pervers narcissique, « a peut-être vraiment neutralisé ton être pour l’attraper » (oui, car je lui disais, moi, que je ne reconnaissais pas mes amis mélenchonisés). Je parlais aussi avec la femme qui était à la gauche du gynéco (en fait, je l'ai su plus tard, maintenant un chirurgien spécialisé dans la reconstitution des clitoris excisés), un peu en face de moi, en me penchant à travers le brouhaha et sans non plus renverser les multiples verres qui illuminaient la table. C’était une romancière célèbre, dans le genre vraiment romancière célèbre, belle et rêveuse, Annie Ernaux des beaux quartiers, et Dominique me faisait du pied parce que j’aurais dû la reconnaître ou au moins faire semblant d'avoir déjà entendu son nom, mais, non, moi, je tenais à la vérité parce que je trouvais plus merveilleux (que de dire : « J’aime beaucoup ce que vous faites » si on n’a rien lu) de rencontrer un écrivain célèbre dont je n’avais même jamais entendu parlé. Je trouvais ça romanesque. Et plein de promesses. En fait. L’écrivain célèbre m’écrivait son nom sur mon carnet (un nom singulier que je n’avais pas réussi à capturer) et je lui disais, pour me rattraper : « Comme ça, j’ai un autographe ! » Dominique renchérissait, tentant de m'aider : « T’es un malin, toi ! » Physiquement, je l’associais à Yasmina Reza ; elle m’énumérait les titres de ses premiers livres — des best-sellers — et elle me racontait (à ma demande) l’histoire du prochain qui sortirait à l’automne et pour lequel elle n’avait pas encore le titre. Ça se passait au XIIIème siècle, saint Louis, saint Louis se demande s’il faut brûler le Talmud, il réunit un conseil qui décide que oui. Ils brulent dix milles manuscrits — manuscrits ! — du Talmud. C’est aussi saint Louis qui fait porter aux Juifs une étoile jaune. Eh bien ! j’ignorais tout ça ! Pas étonnant que les Français s’apprêtent à élire la blonde, alors, tout s’explique ! Quelle histoire effroyable, la France ! Moi qui croyais que saint Louis était un saint… (Et il a pieuté au château de Jean-René, en plus...) Pour couronner le tout, elle me dit que les croisades, c’était des horreurs, des tueries… C'est sûrement vrai… Je n’y avais jamais pensé comme ça… Je pense à Solal, mon neveu, féru d’histoire… Et puis donc, là-dedans, il y a une histoire dans l’Histoire, un roman dans le roman, enfin, dans le gothique, plutôt, un meurtre, quoi, etc. Je lui demande si ce n’est pas un peu genre Da Vinci Code ou Le Nom de la rose, son truc, et elle le reconnaît volontiers, surtout Le Nom de la rose — quel beau titre ! —, elle me raconte qu’Umberto Eco l’a trouvé, ce titre, parce que ses éditeurs ne croyaient pas au titre originel, quelque chose comme « Meurtres à l’abbaye » au singulier ou au pluriel, je ne sais pas, je n’ai pas lu Le Nom de la rose, il y a plusieurs meurtres ? Alors, qu’est-ce qu’elle dit, Florence ? Eh bien, quand je lui rapporte ma conversation par-dessus la table et les siècles, et mon ébahissement quand aux agissements du cru-jusque-là-bon saint Louis, elle suggère comme titre : Un fieffé salopard. J’aime beaucoup. J’hésite un peu, mais je me le garde pour moi, le titre, décidant tout d’un coup de ne pas faire la liaison entre Florence et l’écrivain célèbre, ce qui provoquerait peut-être un rapprochement dangereux avec le gynéco — et je suis bien conscient que Florence me parle beaucoup sans doute pour ne pas avoir à parler ni avec le gynéco ni avec la femme du gynéco — et puisque Dominique s’en charge, du gynéco… Elle a l’air sous le charme, tiens, d'ailleurs... Il me fait un peu penser à Onassis — avec des noisettes d'écureuil dans les joues, une présence animale, laissons les choses comme cela, dans leur ordre naturel. J’aime beaucoup ces dîners chics dans les châteaux de Paris ou Dominique me sort, pour plusieurs raisons — parce que j’aime Dominique, par exemple, mais la principale de ces raisons, c’est que j’aime inventer des conversations avec des gens que je n’aurais jamais, sinon, l’occasion de croiser — et qui ne se souviendront d’ailleurs pas de moi la fois suivante (comme moi-même je ne me souviens de rien), des conversations gratuites, comme elles devraient toutes l’être, sans enjeu, des bavardages, ces bavardages comme sur le pont d’un bateau, tandis que le service autour de nous glisse avec plus ou moins d’élégance ou de muflerie. Au menu, ce soir-là ? Fois gras, caviar et homard, nous sommes mangés par ce que nous mangeons, Paris est une île et une fête, que faisons-nous si la blonde passe ?
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