N ous entrons dans l’âge de fer
« William Shakespeare a écrit le drame dans lequel nous avons vécu ces quatre derniers siècles. Il est l’auteur de la tapisserie de cet âge du monde. A chaque âge correspond la prédominance d’une caste, c’est-à-dire la domination d’un type d’hommes. A l’âge d’or, avant l’Histoire, correspond la prédominance de la caste des brahmanes (les prêtres). A l’âge d’argent, qui commence en gros à la plus ancienne date de l’Histoire et va jusqu’au XVIe siècle, correspond la prédominance des ksatriyas (les guerriers). A l’âge de bronze, qui commence au XVIe siècle, correspond l’accès au pouvoir des vaisya (les commerçants). Shakespeare n’était ni un prêtre ni un guerrier, c’était le plus noble des commerçants. William le Vaisya a écrit le drame de l’âge de bronze.
Shakespeare est fils de gantier-bonnetier. C’est parce que c’est un fils de commerçant qu’il est capable de comprendre quelque chose que les autres dramaturges élisabéthains ne comprennent pas. Shakespeare est capable de comprendre les motivations de l’autre. C’est une des qualités propres à la caste des commerçants, et c’est une qualité réelle. Les commerçants sont les grands psychologues : ils savent qu’ils ne doivent jamais voir l’autre comme un ennemi mais comme une personne avec qui ils pourront « négocier ». Ce sera la « constante » des grands artistes de l’âge de bronze : Shakespeare, Balzac, Dostoïevski, Renoir, Welles… On le voit aujourd’hui dans les séries télévisées et leurs personnages d’une incroyable profondeur. Ce n’est pas étonnant que les deux références permanentes des auteurs de séries TV soient Shakespeare et Balzac : Balzac pour les scénaristes du type David Chase ou David Simon ; Shakespeare pour Joss Whedon ou Tom Fontana.
On se souvient que c’est le reproche que formule Carl Schmitt, obsédé par la définition de l’ennemi, à Shakespeare dans Hamlet et Hécube : Hamlet ne prend pas de décision claire, Hamlet ne tranche pas. Mais on peut même dire que c’est ce qui définit la poétique shakespearienne : celle d’une vision de l’humanité « qui ne tranche pas ». Dostoïevski non plus ne « tranche pas » dans ses romans. Il laisse parler ses personnages au point où on a l’impression que chaque point de vue pourra toujours finir par l’emporter, même si tous finalement sont élevés dans une ascension unifiée où toutes les perspectives s’équilibrent. Les chefs d’œuvre de l’âge de bronze sont des œuvres d’unifications de ce qui est initialement séparé : par l’apocatastase chrétienne chez Dostoïevski ; par l’élaboration hermétique chez Shakespeare ; par l’image de la ronde cosmique chez Fellini ; par l’intégration eschatologique chez Damon Lindelof.
Shakespeare est le premier écrivain à mettre le pied sur la planète de l’amour-destruction, l’amour propre à l’âge de bronze. L’amour courtois, c’est l’amour de l’Age d’Argent : le « complément » initiatique de l’éducation du chevalier, depuis les romans de la table ronde jusqu’à la Vita Nova de Dante. Mais ce n’est pas ce qui se joue à l’âge de bronze. Ce qui se joue à l’âge de bronze, c’est l’évaluation marchande de l’amour selon les lois de l’offre et de la demande : amour quantitatif, libertinage, débauche, mariage d’argent, d’intérêt, etc. Face à ça, pour rétablir au prix fort la puissance transformatrice de l’amour, certaines personnes ont dû inventer l’amour-destruction ou, pour parler comme Shakespeare, le sick amour, soit un amour réversible et dangereux, qui tourne toujours peu ou prou à la haine, mais qui échappe au libertinage et reste intense. Cet amour, Shakespeare ne va pas seulement l’écrire dans lesSonnets, où il se partage entre le jeune homme et la « Dark Lady ». Cet amour, Shakespeare va l’écrire dans toutes ses pièces : des comédies pre-screwball où les amoureux passent leur temps à se disputer (La mégère apprivoisée, Beaucoup de bruit pour rien) jusqu’aux tragédies où les amants s’entredéchirent : Othello, Antoine et Cléopâtre. En fait, Béatrice et Bénédicte et Cléopâtre et Antoine sont les mêmes personnes mais regardées différemment. Il n’y a qu’un seul amour dans toutes les pièces de Shakespeare et c’est le sick amour.
Le sick amour, l’amour de l’âge de bronze, est tellement horrible que Shakespeare en vient à être exaspéré par sa propre obsession. Dans son avant-dernière pièce, le Conte d’Hiver, il veut vraiment en finir avec cette connerie et fait de Léontes, son Roi, un jaloux absolu, délirant l’adultère de sa femme Hermione. C’est presque une parodie de la jalousie de Othello : une parodie grotesque… Mais cette parodie affreuse est contrebalancée par une étincelle de lumière qui rappelle l’Age d’Or : la possibilité que, dans toute cette horreur, il y ait des instants de grâce, des sourires, des complicités éphémères d’une telle puissance, d’une telle poésie, que ces instants ne justifient pas mais expliquent l’horreur qui a pu suivre… Cette étincelle de lumière est incarnée dans la fille de Leontes et Hermione : Perdita.
Parce que l’étincelle d’amour reste la « constante » qui relie l’humanité à l’âge d’or, il faut continuer à chercher l’amour, et chercher à incarner une image de l’amour. Cette image de l’amour, Shakespeare va la bâtir dans l’image de la « jeune fille ». Par-delà l’horreur et le ridicule du sick amour, Shakespeare est aussi le soufi qui danse entre le ciel de l’éternité et la terre des changements. Face au monde moderne, il replonge toujours ses personnages dans l’antériorité émotionnelle — l’âge d’or à l’état sauvage, la forêt d’Ardenne — pour que ses personnages reçoivent le soupçon de leur identité par anamnèse dans la rencontre de l’amour.
La représentante de cette identité divine, c’est toujours une jeune fille. C’est Rosalinde (Comme il vous plaira), Jessica (Le marchand de Venise), Cordélia (Le Roi Lear), Perdita (Un conte d’Hiver), Miranda (La Tempête)… Cette jeune fille/garçon manqué, « fille du roi » ou « fille du duc », apparaît comme une image de la Shekinah kabbalistique ou de la Sofia des gnostiques. Et si — hypothèse jamais proposée — le jeune homme des Sonnets de Shakespeare était lui aussi, comme dans ses pièces, une jeune fille habillée en garçon ? La Sofia perdue que l’homme doit retrouver et qu’il doit aider à retrouver son identité supérieure, c’est la jeune fille des pièces de Shakespeare.
Shakespeare c’est la victoire de la première Renaissance, la Renaissance hermétique (de Marsile Ficin à John Dee), sur la deuxième, humaniste et rationaliste. Et c’est sa différence avec les autres dramaturges jacobéens, tous plus ou moins complices de l’extinction des projets de la Renaissance magique. Il suffit de lire Marlowe pour comprendre en quoi. De même que, dans Le marchand de Venise, il corrige Le juif de Malte de Marlowe en donnant une âme et une voix à l’usurier juif ; de même avec La Tempête, Shakespeare rectifie la propagande anti-magicienne de l’Angleterre jacobéenne incarnée par le Docteur Faustut. Prospéro, c’est la justice rendue à la Renaissance magique.
Les dramaturges élisabéthains, la plupart du temps, sont athées. Shakespeare, par la multiplicité des approches spirituelles que revêt son théâtre, appartient à une spiritualité qui, pour prendre un terme moderne, s’apparente au « pérennialisme ». Et cette spiritualité se soutient de son expérience d’homme de théâtre. Par le théâtre, il peut expérimenter la réalité supérieure du monde de manifestation subtile sur le monde de manifestation grossière. Par le théâtre, il sait que la notion de « monde de l’âme » n’est pas vaine. Et c’est aussi quelque chose qui n’aurait pas pu advenir avant le XVIe siècle. La notion d’une Tradition Primordiale dont on retrouverait les expressions par fragments dans les différentes spiritualités a pu apparaître a de nombreuses occasions dans l’Histoire avant le XVIe siècle : il se trouve que c’est simultanément à la fin de l’âge d’argent (celui des guerriers, donc celui de la distinction entre l’ami et l’ennemi) que le Corpus Hermeticum a pu circuler sur la Terre et transformer la perspective de l’homme vers une spiritualité « hors les murs » : l’art. Si Dante a quasiment inventé la fonction de l’« artiste », Shakespeare est le premier auteur exprimant sa spiritualité. L’artiste devient l’artisan inspiré des formes de la spiritualité qui naîtront du contact avec les œuvres d’art populaires. Aujourd’hui, on rencontre la divinité plus facilement à travers la musique, les films ou les romans qu’à travers l’éducation religieuse. Shakespeare est le premier auteur à s’inscrire pleinement dans cette période.
William Shakespeare a écrit le drame de ces quatre derniers siècles, le drame que nous sommes en train de quitter. Il est l’auteur de la tapisserie de cet âge du monde. A chaque âge correspond la prédominance d’un type d’hommes : A l’âge d’or correspond la prédominance de la caste des brahmanes ; à l’âge d’argent correspond la prédominance des ksatriyas ; à l’âge de bronze, qui commence au XVIe siècle, correspond l’accès au pouvoir des vaisya, et Shakespeare en aura été le héraut et le prophète apocalyptique. Mais cet âge touche à sa fin. Ce que nous vivons aujourd’hui, avec la domination des 1%, avec l’émergence d’une personnalité politique comme celle d’Emmanuel Macron avec la prédominance d’intellectuels qui sont également des économistes (Pikety, Lordon, etc.), c’est à l’apocalypse de l’âge de bronze. C’est le moment où le dragon est presque mort qu’il ouvre ses ailes et recouvre la Terre. Economistes, anti-économistes, libéraux, hyper-libéraux, anti-libéraux, leur guerre terminale marque la fin de l’âge de bronze, la fin de l’ère des économistes. Si on en parle autant, c’est que c’est en train de mourir. Nous entrons dans l’âge de fer, celui des techniciens. Qui écrira notre geste, dira nos souffrances, élaborera notre art de vivre et d’aimer ? Qui sera notre Shakespeare ? »
(J'ai souligné pour toi, Aidan, ce qui répète encore (et toujours) notre ambition)
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