T out, déjà, presque, est détruit, mais, en retour, rien n’est encore créé
« Maintenant, regardez ici. L’image de notre district, tel qu’il était il y a cinquante ans. Le vert sombre et le vert clair indiquent les forêts ; la moitié de toute la surface est occupée par la forêt. Là où le vert est hachuré de rouge, il y avait des élans, des chevreuils... Je montre en même temps la faune et la flore. Sur ce lac, il y avait des cygnes, des oies, des canards, et, comme disent les vieux, force oiseaux de toute plume, il y en avait à perte de vue : ils volaient par nuées. En dehors des bourgs et des villages, vous voyez, çà et là, épars, des hameaux, des petites fermes, des ermitages de vieux-croyants, des moulins à eau... Les bêtes à cornes et les chevaux étaient nombreux. C’est ce que montre le bleu clair. Par exemple, dans ce canton, le bleu clair est très dense ; il y avait là de véritables hordes, et chaque ferme possédait trois chevaux.
[Pause.]
Maintenant, regardons plus bas. Comment c’était il y a vingt-cinq ans. Cette fois, la forêt n’occupe plus qu’un tiers de toute la superficie. Les chevreuils ont disparu, les élans pas encore. Le vert et le bleu sont déjà plus pâles. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Passons à la troisième partie : l’image du district à l’heure actuelle. Il y a encore du vert çà et là, mais sans continuité — par taches ; les élans, les cygnes, les coqs de bruyère, tout ça a disparu... les hameaux, les fermes isolées, les ermitages, les moulins — plus trace. Bref, l’image d’une dégénérescence graduelle, incontestable, qui ne demandera manifestement pas plus de dix ou quinze ans pour devenir totale. Vous direz qu’il y a là des facteurs culturels, que la vie ancienne devait naturellement faire place à une vie nouvelle. Oui, j’entends bien, si à la place de ces forêts exterminées on avait tracé des routes, des chemins de fer, s’il y avait là des usines, des fabriques, des écoles — les gens seraient en meilleure santé, ils seraient plus riches, plus intelligents — mais, là, rien de semblable ! Dans le district, ce sont les mêmes maris, les moustiques, le même manque de routes, la misère, le typhus, la diphtérie, les incendies... Nous avons affaire à une dégénérescence résultant d’une lutte inhumaine pour la vie ; une dégénérescence provenant de la routine, de l’ignorance, de la plus totale absence de conscience de soi, quand l’homme glacé, affamé, malade, pour sauver ce qui lui reste de vie, pour préserver ses enfants, instinctivement, inconsciemment, se jette sur tout ce qui peut le rassasier, le réchauffer, et qu’il détruit tout sans penser au lendemain... Tout, déjà, presque, est détruit, mais, en retour, rien n’est encore créé. (Avec froideur.) Je vois à votre visage que ça ne vous intéresse pas. »
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