Salut, très chéri !
Tu sais que je parle, en travaillant, beaucoup de ton travail. En particulier d’une chose qui m’a frappé d’une manière indélébile la première fois que je l’ai vue apparaître à Rennes. Les danseurs avaient beaucoup dansé et, à un moment, ils sont venus près du public, de face, et ils n’ont plus rien fait et on a pu les regarder et c’est la première fois (la seule, en fait) où j’ai eu la sensation de pouvoir voir, appréhender, la matière d’un homme ; il y avait le temps pour ça, pour ne rien voir d’autre que la réalité. J’avais Joris en face de moi et j’ai « vu » son volume, la dureté de sa boîte crânienne, la forme de sa tête, de ses épaules, de tout, de ses traits à la fois brutaux et admirables, la sueur coulait sur ses tempes, le sang dans ses veines, ses organes s’activaient, j’ai été émerveillé comme de « voir vraiment » — comme peut-être un peintre ou un sculpteur peuvent voir, Giacometti, les têtes, Cézanne, les pommes… J’ai pensé aussi que cette passion pour la matière humaine, évidemment on l'approchait en amour, mais, en amour, on est toujours trop près, on souffre (je trouve) de ne pas tout voir d’un coup, de n’avoir qu’une infinité de morceaux (sans doute comme l'enfant sur le corps de sa mère), de ne pas pouvoir embrasser (ou manger) l’ensemble. Là, il y avait une appréhension complète, comme celle d’un objet ; Joris se laissait voir comme un objet, sans arrière-pensées, sans même une méfiance animale — ou peut-être encore avec une méfiance, mais comme un cheval se laisse voir comme un cheval. La sensation aussi soi-même d’être pris en considération (mais comment ?) dans les lumières aussi restées allumées. J’ai demandé ensuite à Joris si c’était difficile à faire, ce moment, il m’a juste dit : « Oui, très difficile ». Ce que je pouvais imaginer. J’en ai donc toujours parlé comme d’une rêverie dans les stages, en obtenant toujours des résultats intéressants (des performers cherchant à ne rien faire, ça peut déjà faire du bien !), mais sans jamais approcher de ce qu’il s’était passé à Rennes. Mais Baptiste Ménard que j’ai rencontré il y a quelques mois est le plus doué des danseurs avec qui j’ai travaillé. Il est très doué sur l’espace qui est immense, son espace dans lequel il nous invite… Je l’emmène au Brésil, à Rio, un travail qui m’est tombé du ciel (donc : comme j’aime), un festival qui me demande de remplacer un spectacle qui s'est désisté il y a trois semaines. Je pars mardi. J’ai pendant quelques jours travailler avec lui à Paris. Je lui ai promis hier de te demander quelques éclaircissements (ou encouragements). Lui, il me semble qu’il pourrait un peu faire de ces choses étranges comme celle-ci par exemple qui me hante et qui semble jouer avec la réalité-même, il me semble…
Dis-moi un peu, si tu peux ; fais pas ton renfermé, chéri,
Ton Yvno
« J’ai lu dans un livre que les raisons d’être joyeux ou déprimé ont ceci d’apparemment paradoxal qu’elles sont rigoureusement les mêmes, en sorte que la tristesse n’est que le côté face d’une pièce de monnaie dont le côté pile est la joie. D’où la proximité de l’une et de l’autre. La joie réelle n’est autre en effet qu’une vision lucide mais assumée de la condition humaine, la tristesse en est la même vision, mais consternée. »
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