Monday, September 16, 2019

J 'y touche plus pour aujourd'hui (et, d'ailleurs, c'est la dernière)


Alors première partie j’ai intitulée : La naïveté de Jérôme Bel

« I can look at myself every morning in the mirror without disgust and shame. » Oui, je sais. C’est raide de commencer un spectacle où on s’attendrait à du Cunningham, où on s’attendrait peut-être, pourquoi pas, à entendre parler les oiseaux… avec une phrase de (Grimace, sens suivez mon regard.)… Ça plombe. Les gens sont… atterrés. Mais c’est pas ce qu’il dit, bon — c’est pas sur lui, hein. Il dit plein de choses, euh… Passionnantes, d’ailleurs. Mais j’ai pris quelques phrases — que j’ai sorties complètement du contexte, je vous l’avoue. D’une manière assez malhonnête, assez moche, oui. Enfin, du contexte de Facebook. On a l’habitude, lui et moi, vous inquiétez pas. Mais enfin. (Plus cristallin.) Donc. (Temps.) C’est ce qu’il dit depuis qu’il fait des spectacles sur l’environment. Sur l’écologie, bon. Bon, mais ça… Je peux me regarder tous les matins dans le miroir sans honte et sans dégoût… qui est, d’ailleurs, qui est une phrase (d’ailleurs) baudelairienne. Je faisais un poème (déjà avec le festival d’Automne, d’ailleurs) dans un spectacle sur Baudelaire, avec un titre de Houellebecq, Rester vivant, mais c’était un spectacle sur Baudelaire, un poème de Baudelaire donc, Un voyage à Cythère, qui se termine par… un très, très beau poème… qui se termine par  : « Dans ton île, ô Vénus ! je n'ai trouvé debout / Qu’un gibet symbolique où pendait mon image… hein, où pendait mon image… Cythère, l’île de Vénus, l’île de l’amour/ — Ah ! Seigneur ! donnez-moi la force et le courage / De contempler mon cœur et mon corps sans dégoût ! » Bon, mais dire qu’on peut se regarder dans la glace chaque matin sans dégoût, même peut-être fier de soi, sans honte, ben, ça a un rapport avec le narcissisme, mais, oui, mais quel rapport cela a-t-il avec la planète ? Ne pas prendre l’avion, c’est bien, mais, politiquement, c’est zéro, quoi, c’est rien. Ils prennent le train. C’est vrai, le train pollue moins. Mais c’est juste que ça pollue moins. Le métro, c’est une catastrophe en particules fines, ils ont dit. C’est juste l’idée de polluer moins. C’est bien de polluer moins, mais enfin… Comme le dit dans « Le Monde » le vieil Alain Rey : « Tous les efforts pour protéger le climat sont à un niveau de dérision qui devrait faire rire ». (Il met son nez de clown.) Alors notre héros fait ses spectacles par Skype plutôt que, comme il l’avait fait jusqu’à maintenant, by plane. Certes. Je trouve ça très bien. (Se souvenant.) Oh ! y avait un texte de Joann Bourgeois, je voulais vous le lire, mais j’ai coupé parce que, pas le temps justement, y en a trop, je vais couper encore, où pour montrer qu’il en faisait vraiment beaucoup pour honorer son contrat entre l’Etat et le public (il est codirecteur à Grenoble avec Rachid) eh ben, il publie un texte (à moins qu’on lui ait écrit), sportif, où on le voit sauter d’un un avion à un train, d’un train à un avion, d’un avion à un bateau avec cette phrase leitmotiv qui revient : « S’endormir au petit matin dans un train ». « S’endormir dans un avion malgré la phobie des avions ». C’est drôle, ce texte, et puis, c’est toujours intéressant — parce que c’était dans l’air, déjà, en février, c’est un texte que j’ai lu quand je travaillais avec Rachid à Grenoble, en février. C’est toujours intéressant quand quelque chose est à côté de la plaque, voyez, mais de peu, il suffit de quelques mois, quelques semaines, quelques jours, quelques heures parfois, quelques minutes, pour être, oui, l’expression, dans son euphémisme, est juste, « à côté de la plaque ». Regardez Etienne Daho, il était en pleine promo, avant et après le 5 octobre 2017. L’affaire Weinstein, Metoo. Alors, après, ça donne ça : « Etienne Daho, vous aimez l’ambiguïté ? —  (Surpris.) Ah, non ! — Ah bon, vous n’aimez pas l’ambiguïté ? — Pas du tout. Moi, au contraire, même (Faisant le geste : carré.) j’aime que les choses soient claires ». Etienne Daho. Avec la pochette de son disque où il a l’air de Querelle de Brest ! Mais quand faut vendre, faut vendre. (En confidence.) (Il avait pas pu la changer, la pochette.) Alors, Internet, y a quand même une empreinte carbone. Pas négligeable. Certains articles qu’on voit passer sont très alarmistes. Le streaming fait fondre la banquise. Comme le cloud. Bon, enfin. Ces artistes. Parce qu’il est loin d’être le seul. Ces artistes ont donc une pensée que je trouve très simplifiée. Et les programmations actuelles, ne sont que ça. C’est sans doute pour ça que j’ai plus trop de travail. Mais tant mieux ! Oh ! tant mieux. On va attendre que ça passe. On est dans une période de passage. Alors, dans les périodes de passage, il faut dire les deux « en même temps ». Oui, la finesse de l’histoire, c’est « et ». Et en même temps. On peut s’intéresser à la cohérence, même si c’est dans une incohérence dominante. Et, l’incohérence, on va la supposer être l’exception de la cohérence. Ou l’articulé, le désarticulé, si vous voulez. Voilà. (Temps.) On peut dire le contraire aussi : tout est chaos et, la cohérence, c’est comme la ligne droite, ça n’existe que chez l’être humain. Un tableau de cohérence dans un tableau d’incohérence. Pour dire : on est dans ce monde. Cunningham et Cage ont beaucoup joué ce jeu-là. C’est leur miracle. Je vais vous dire la vérité tout de suite : y a rien de plus beau que Cunningham. J’ai visionné tout à l’heure sur le site de l’INA, un petit reportage, où on voit Gérard Violette raconter que Michel Guy le prenait par le bras après une représentation au théâtre de la Ville et lui disait : « Alors ? Il est le meilleur, hein ? » Oui, il est le meilleur. Non, on est dans une période de transition. (Temps.) Celui qui se coince tout seul, c’est celui qui dit qu’une chose. Mais, parfois, ça se succède. On peut pas vivre les deux simultanément. On peut pas dormir et aller écouter du jazz, y a quand même des lois. En même temps, moi, il y a des nuits (la nuit dernière où j’étais encore sur ce texte) où j’ai bien l’impression de dormir et d’aller écouter du jazz, hein. Et on est dans une époque où c’est sociologique. Donc faut tout servir. Tous les plats. Et c’est cuisine mondiale. Y a une page sur Jacquemus dans « Le Monde ». J’aime bien Jacquemus. Le créateur de mode. Il est beau, il est jeune, il comprend Instagram. On lui pose la question de l’engagement écologique et il répond sincèrement. Il parle de deux, trois trucs et puis : « Mais c’est compliqué dans ma position de dire « achetez moins » alors que je vends des vêtements ». Vous connaissez la phrase de Knock : « Tout bien portant est un malade qui s’ignore ». Ça veut dire que tout est réversible. (Temps.) C’est aux autres de se faire une idée. Les meilleurs tableaux, c’est les tableaux flous. C’est vrai : où tout le monde peut projeter ce qu’il veut. Je donne des cours en ce moment à l’école du TNB, à Rennes, et donc je les fais travailler sur cette idée de dissociation et, je crois que c’est Salomé qui m’a dit : « Mais quand je tente de travailler comme ça, j’ai l’impression que c’est flou… » Oui, c’est ça, exactement : c’est flou. C’est elle qui a sorti le mot, j’y avais pas pensé. C’est très juste. C’est le mot : « flou ». Il faut laisser cette liberté aux autres. Je vous montre dans quelle direction regarder, mais pas ce qu’il faut voir. Vous comprenez que je parle de Cunningham, là ? Je vous montre dans quelle direction regarder, mais pas ce qu’il faut voir. Vous préférez qu’on parle de Cunningham ou de Tchekhov ? Ben, c’est pareil, de toute façon. Trouver un langage pour la vie. Y a eu un couple grand public qui est venu hier, des amis d’amis. Et ils se sont plaints. Ils ont rien pigé. C’est trop référencé. Ça, c’est sûr. Et cette manière que j’ai de battre la campagne. Eux, ils disaient le patchwork. Y avait pas assez (Geste.) un rail. Battre la campagne, c’est une expression que j’ai apprise récemment, ça veut dire, c’est ce que je fais, « s’éloigner du sujet par des digressions fréquentes ». Moi, j’ai fait du grand public. Avignon, j’ai joué mois dans le off, c’est grand public. A la fin, j’en avais marre ! Ils ont pas aimé mon costume d’hier, non plus, j’ai changé. Je vais essayer de rajouter quelques allusions grand public aujourd’hui. (Temps.) Pour la première fois, cette année, moi, je suis pas allé à Avignon. A quoi bon ? Je le sais, je le sais bien qu’il faut sauver les espèces — et l’espèce homo sapiens surtout — de la disparition. (Surtout de la culpabilité !) Je le sais que c’est pas bien de laisser se noyer les migrants en Méditerranée. Excusez-moi, je le sais ! Je  lis  les journaux, je regarde la télé et j’ai des migrants en bas de chez moi ! (Et côté pollution j’ai perdu l’odorat à cause du diésel.) Je le sais que c’est pas bien d’être homophobe, même dans les stades, misogyne, bon, c’est pas bien, raciste, tout ça, c’est pas bien ! Mais qu’est-ce qu’il y a de nouveau là-dedans ? Tout ça, on le sait, enfin, moi, je le sais un peu, enfin, j’ai pas besoin que des soi-disant spectacles me le redisent. Ou alors ça m’énerve… (Faisant mine de s’énerver.) J’ai juste envie d’être encore plus raciste, misogyne et homophobe ! Voilà, le résultat. Le spectacle d’Ivana Müller, qui s’est joué ici en début de semaine, il est très, très bien, ce spectacle, mais, alors, bien sûr, il est suivi d’un débat. Quand c’est vide, il faut un débat. Et alors elle raconte y a eu une bègue une fois qui a voulu absolument participer (parce que c’est un spectacle participatif où le public lit un script, seulement ça, en fait — mais c’est super, c’est très, très bien, très bien foutu). Et elle a voulu participer et au début tout le monde a eu beaucoup d’empathie pour les efforts de cette fille pour parler en public. Mais assez vite les gens ont montré des signes d’agacement, ils en pouvaient plus. (Yeux au ciel.) Ce sont des spectacles, si vous voulez, ce sont des spectacles qui s’adressent à leurs contemporains, voyez. Alors, ça, pour le coup, c’est revendiqué, même. C’est des, ce sont des spectacles qui s’adressent à leurs contemporains. Bon. Mais des contemporains de plus en plus cons, hein. De plus en plus paumés. Pour la première fois, la dernière génération, celle de l’an 2000, la génération Z, ils ont dit à la télé, le QI baisse. Si. A cause des écrans. Le cerveau est pas fait pour les écrans. Normalement, à chaque génération, le QI monte. Je sais pas pourquoi ça montait, mais, enfin, ça montait, ça montait, ça montait et, maintenant, ça baisse ! A cause des écrans. (C’est vrai que les ado sont bien paumés.) Enfin, bon, ça a toujours été un peu cons, les contemporains. Les contemporains de Proust, imaginez ! C’était gratiné. Les contemporains de Baudelaire (Il lève les yeux au ciel.). De Rousseau, j’ai lu Rousseau cet été, c’est tellement…, Les Confessions, tellement… Il s’est enterré vivant dans son livre, Rousseau. Ben, ses contemporains, ils sont tous morts. Sauf ceux dans le livre. En plus, ces spectacles, ça s’adresse même pas à tous les contemporains, en plus, loin de là. Ils s’adressent — c’est bien pire que ça — strictement qu’à ceux de leurs contemporains qui sont déjà bien au courant. Qui sont d’accord. Un entre-soi. Il faut sauver la planète, les migrants, les vaches, les abeilles, les femmes, les musulmans. Parce que c’est pas l’extrême droite qui va quand même voir les spectacles d’Avignon, ça se saurait. On sait bien qui voit les spectacles d’Avignon. Bon. Ils ne s’adressent qu’à un miroir. C’est deux miroirs. Un nombril est un nombril. C’est pas méchant, ce que je dis, c’est la « langue de bois », on appelle ça. Mais on est presque obligé de penser que c’est pas la langue de bois, qu’ils y croient. Hein, qu’ils y croient vraiment, mais c’est au sens d’une (Façon Jean Oury.) abyssale, incroyable, naïveté. Au sens où Beckett disait : « A force d’appeler ça ma vie je vais finir par y croire. C’est le principe de la publicité. » Mais où est l’art, à travers ça ? (Les bras au ciel.) Enfin ! l’art… On n’est pas obligé d’avoir de l’art tous les jours, mais. Sauf à Paris. Là on presque obligé d’avoir de l’art tous les jours. Mais si l’art sert à véhiculer le message : « Consommez moins ». (Temps.) Moi, je le dis, mon slogan, si vous voulez, c’est depuis longtemps : Travailler moins pour gagner moins. Bon. Mais c’est pas de l’art, c’est un slogan. C’est mon slogan, si vous voulez. (Hurlé.) Où est l’art ? Y a pas d’art. C’est un message, c’est tout. En boucle. Maria Joao Pires, la pianiste, vous savez, fabuleuse, y a des émissions, la concertiste, y a des émissions en podcast sur France Mu, elle dit qu’elle a été éduquée à ne pas se mettre en valeur. Parce que, dit-elle, ça, c’était un peu vu, dans son enfance, comme une perte de temps. Se mettre en valeur. La pub. Enfin. Tout ça, c’est pas bien grave… Peut-être plus intéressant, c’est cette situa, cette citation de Schopenhauer qui dit, mais je la dis de mémoire parce que le lendemain de l’avoir trouvée, cette citation, et d’en avoir parlé à Laurent, à mon ami Laurent (qui était de passage à Paris, fin août, on s’est vu, on a déjeuné Aux Deux Amis, rue Oberkampf, délicieux, Aux Deux Amis, (Comme un bon plan qu’on refile.) au mois d’août y a personne, y a pas besoin de réserver) —  bon, j’ai pas retrouvée la citation. Il dit, disons, Schopenhauer, que les grands écrivains, ou les écrivains « sérieux », je crois qu’il dit (je sais plus comment il le dit) sont des écrivains qui écrivent pour l’humanité entière. Qui s’adressent à l’humanité entière et donc qui ne peuvent être compris par leurs contemporains tout simplement parce qu’ils ne s’adressent pas à eux ! Vous comprenez ça ? Ils s’adressent à l’humanité entière. Eh bien, Laurent, alors, mon ami Laurent m’a dit : « Ben, faut faire du théâtre pour un public qui n’existe pas encore ». Mon ami Stéphane Wargnier qui travaille dans la mode m’a rappelé hier que Yohji Yamamoto, à un moment, a déclaré : « J’habille des gens qui n’existent pas », « Je fais des robes pour des femmes qui n’existent pas encore ». Quand j’étais petit, je fréquentais Marguerite Duras. Si, c’est vrai. Et un jour elle me dit : « Tu veux que je te dise la plus belle phrase que j’aie écrite de ma vie ? » Alors, oui, je voulais bien qu’elle me la dise, la plus belle phrase qu’elle ait écrite de sa vie. J’allais pas lui dire : Non, ça m’intéresse pas, gardez-la pour vous, ça me fera des vacances. Mais, à l’époque, j’ai pas compris cette phrase, j’étais trop petit. Un morpion. J’ai essayé de cacher ma déception. J’étais trop petit. Un morpion. Mais c’est une phrase magnifique. C’est la même idée que Schopenhauer. C’est dans L’Amour, je crois, dans l’un de ces livres qu’elle a écrit après 68, quasi illisible, didactique… L’Amour ; Abahn, Sabana, David ; Jaune le soleil… Elle suivait beaucoup, beaucoup, beaucoup les modes, Marguerite Duras, ça m’a toujours stupéfié qu’avec son génie elle soit comme ça, soumise aux modes, écrivant révolutionnaire après 68. Comme Godard, d’ailleurs. Elle a même été Mao. Comme lui. Je vous raconterai. [Il faut écouter, je crois qu’elle a pas été Mao, bien longtemps, Duras, quand même, mais, en plein dedans, faut écouter le « Radioscopie », de Jacques Chancel, je connaissais pas, c’est quelque chose : « Marguerite Duras, vous êtes sectaires ? — Oui, je suis sectaire. — Ça veut dire que vous ne supportez que quelqu’un pense différemment de vous. — Non, je ne supporte pas que quelqu’un pense différemment de moi. » Il y a juste un moment où elle a un léger doute, c’est quand Jacques Chancel s’écrie : « Mais, Marguerite Duras, les Chinois ne sont pas heureux ! Là, elle fait un silence et elle dit : « Vous avez raison, ils ne sont pas heureux — mais ils le seront ! »] Qu’est-ce qu’ils sont cons, ces intellos ! de vouloir exister à tout prix. A toutes les époques. On leur dirait la mode c’est de vendre sa mère, ils le feraient. Oui. (Bras au ciel.) Etre avec son temps… J’ai demandé avant-hier à mon amie Dominique Issermann pourquoi c’était comme ça, pourquoi ils suivaient les modes comme ça et elle pense que c’est parce qu’ils aimaient la jeunesse, qu’ils couraient après la jeunesse, Duras, Godard, etc. et ça, je peux comprendre, moi aussi, j’aime la jeunesse, je peux comprendre. En ce moment, je travaille avec des jeunes à l’école du TNB, je ferais tout ce qu’ils me disent pour être dans le coup avec eux, me reteindre en blond ou devenir féministe militant… C’est vrai, je les adore (Il cherche sur son ordinateur.) Où j’en étais ? (Il cherche sur son ordinateur. Quelqu’un, du public, dit : « La phrase ! ») Ah, oui, la phrase. C’est celle-ci. C’est un dialogue, en fait : « On est où ici ? demande quelqu’un et un autre répond : « Ici, on est à S.Thala jusqu’à la rivière. — Et après la rivière ? redemande le premier. — Après la rivière, c’est encore S.Thala. » Voilà, c’était, ça, la plus belle phrase qu’elle ait écrite de sa vie, ce jour-là. (Elle était assez émerveillée par elle-même, Marguerite.) Et la version catholique de la même chose, c’est Bernanos qui dit : « Il faut arrêter de parler du monde des vivants et du monde des morts, il y a le royaume de Dieu et nous sommes dedans ! ». Proust a dit : « Nous ne sommes que des morts qui ne sont pas encore entrés en fonction… » Et Cage a fait une conférence, j’ai écouté y a trois jours, une fausse conférence, une œuvre d’art, en fait, et il commence par dire qu’il y a une date, un moment, en 1947 ou 1950 où le nombre des morts additionnés de toutes les générations a égalisé le nombre des vivants. Et puis cette égalité s’est distendue, et les morts sont devenus minoritaires. Bon. Autre chose. On passe à autre chose. Toujours en prenant comme modèle notre héros, mais c’est pas lui, hein, c’est très, très bien ce qu’il fait. Non… c’est pas pour dire du mal. Non, franchement, c’est pas pour dire du mal, c’est pour aider ! C’est pour dire comment il pourrait mieux faire. L’externalisation. Ne pas faire les choses localement, c’est un modèle libéral d’exploitation du travail. Bon. Enfin, les contradictions, c’est très bien. C’est pas moi qui vais dire le contraire… Il dit, il dit encore, oui parce que, non, moi, j’étais pas là, mais c’est le Laurent Chétouane qui m’a raconté tout ça, aux Deux Amis. Ah, il était remonté, hein. Mais c’est lui qui m’a bourré le mou ! Il me fiche dans la panade, là. Alors il dit, notre héros : « The artist has to be a good person », ou « should be a good person ». Au débat, à Berlin. Il a dit ça. Il était déjà une Bel personne, maintenant il veut être bon. Il est cultivé pourtant. Mais, ça fait qu’il reste plus grand monde, je veux dire, dans la culture, parmi les artistes, si les artistes doivent être des good persons. Y en a pas beaucoup. Est-ce que Emily Dickinson, peut-être, était une good person ? Peut-être. Et encore. On ne sait pas. A un moment, elle voulait plus voir personne justement, elle sortait plus de sa chambre… (Il imagine.) Ouais, bon, elle avait des domestiques… Comme dit Pascal, tout le malheur des hommes vient d’une seule chose qui est de ne pas savoir demeurer en repos dans une chambre. Encore faut-il avoir des domestiques pour apporter la bouffe ! Parce que ce qui rend intelligent — depuis la nuit des temps —, c’est quand même de chercher à manger… Bon, prenons un exemple grossier, caricatural, pour me faire comprendre : Jean Genet. Jean Genet, il a volé. Il a été emprisonné pour vol. Comme Balkany. Pour ne donner qu’un exemple. Je donne cet exemple parce que le premier spectacle que j’ai joué avec Claude Régy (qui n’est pas une bonne personne) (mais qui est pas pire qu’un autre, non plus) —, figurez-vous, se passait à la Comédie Française et Roberto Plate, très bon artiste aussi (Partie façon Bernard Blier.) qui dessinait  les costumes en même temps que le décor nous avait trouvé de très beaux manteaux noirs, comme ça, en laine, en alpaga, pour le dernier acte, que Régy voulait absolument mortuaire, bien sûr, et, à l’époque, il y avait encore des hivers très rigoureux à Paris et alors nous avions décidé, tout notre petit groupe de figurants, n’est-ce pas, parce que nous étions des figurants, la Comédie Française est très hiérarchisée, de partir avec nos manteaux après la dernière représentation. Ça s’est joué des mois, cette pièce, parce que c’était en alternance (Coupure.) J’avais une chose à raconter, mais… sur Roberto Plate ? (Il cherche.) Ah, non, sur Claude Régy. Figurez-vous que j’ai trouvé, il y a quelques années, un DVD d’une pièce « Au théâtre ce soir », vous savez, l’émission de télé, une pièce de 1966 ou 64… Une très bonne pièce d’ailleurs, sur le théâtre. — Un chef d’œuvre, c’est d’ailleurs toujours sur le medium, je trouve. Par exemple, un chef d’œuvre au théâtre, le vrai sujet, c’est le théâtre. Un chef d’œuvre en peinture, le vrai sujet, c’est la peinture. En musique, pareil. — Donc cette pièce qui s’intitule Interdit au public avait été tournée pour l’ORTF, (Coupure.) Une fois, j’étais assis à côté de Micheline Dax, ça, c’est une autre histoire. Par hasard juste à côté. Vous connaissez Micheline Dax ? Merveilleuse actrice. Au Terminus Nord, et, Micheline Dax, très âgée, à un moment, a parlé d’une pièce qui se jouait « remaniée », elle disait : « Il l’a remanie à chaque fois» depuis  trente, quarante ans. Ça m’a intrigué et j’avais demandé à Claude Régy s’il voyait de quelle pièce elle parlait : « Ben, oui, c’est Boeing Boeing ! » Il voyait très bien ! — et donc la pièce Interdit au Public avec Jean Le Poulain, il joue un directeur de théâtre et il se moque de Claude Régy, figurez-vous, je sais pas si vous vous rendez compte, en 64 ou 66, à la télé. « Oui, le nouveau théâtre ! Planchon ! Gignoux ! Régyyyyyy ! Pour se relierrrr ! » Pour se relier. Ça veut dire que Régy était déjà Régy en 64. Ce sont les mêmes mots qu’emploie Raymund Hoghe, par exemple. « Se relier ». On a rit l’autre jour avec Amélie Couillaud qui fait la programmation parce qu’elle a justement, j’avais pas remarqué, marqué ça dans le texte de présentation : « le bâtiment transformable de Rem Koolhaas accueille six propositions qui disent ce qui nous lie et nous relie ». Non, c’est un entre-soi, le théâtre.  Bon, mais sans doute — je reprends l’histoire des manteaux de la Comédie Française que nous avait choisis Roberto Plate — c’était en hiver, je crois, et, bon, une fois il y a eu quand même la dernière (de ce spectacle qui s’est joué pendant très longtemps) et c’est là qu’on a décidé de partir avec les manteaux. Alors on avait mis nos affaires personnelles sous le manteau et on s’est dispersé dans le public après la représent… On est parti dans la foule comme ça, sans revenir par la loge du sous-sol. Voilà. Avec nos manteaux. Evidemment, les autorités, se sont adressées à Régy qui a dit : « Mais on les fait travailler au conservatoire sur Jean Genet et maintenant il faudrait les gronder parce qu’ils ont piqué les manteaux… » Bon, ils avaient retrouvé assez vite ceux qui étaient au Cons’, c’était facile, moi, j’y étais pas. Mais, moi, j’étais nulle part, sans domicile fixe, j’étais à l’hôtel, à ce moment-là, un petit hôtel près des Halles, cracra (10 euros, ça me coûtait, 60 francs), dans lequel Sylvie Vartan a vécu de 0 à 2 ans, figurez-vous, je l’ai lu plus tard dans une interview dans le « Elle », je crois, son père travaillait aux Halles, ils se levait à 4h 1/2, il laissait sa femme et sa petite dans la chambre. Ben, moi, ils m’ont jamais retrouvé. Et Régy ne m’a pas dénoncé — c’était une époque où on ne dénonçait pas, voyez… Enfin… C’était après guerre. Et j’ai gardé ce manteau pendant très longtemps, jusqu’à l’usure. Il me servait aussi de couverture la nuit dans l’hôtel parce qu’il faisait pas très chaud. J’ose raconter ça parce que j’ai lu, cet été, Les Confessions, de Jean-Jacques Rousseau comme je d… En particulier le célèbre épisode du ruban volé. Il va de soi que, comme lui, j’ai jamais plus rien volé ensuite, hein ? Mais, enfin, voilà, Rousseau a quand même essayé de démontrer que l’artiste n’est pas une good person. (Un peu perdu.) Alors, je reprends mes notes… Non, l’artiste n’est pas une good person… (Cherche.) Seulement en tant qu’artiste, il est une good person ! Vous connaissez le mot de Matisse : « Croyez-vous en Dieu ? — Oui, quand je travaille ». Strictement en tant qu’artiste. Giorgio Streller : « Ayez le cœur bon et limpide le talent commence par là ». Oui ! Bon dans son art. « Bon qu’à ça », disait même Beckett. (Crié.) Non, on n’en a rien à foutre ! Je crois que tant que la gauche pataugera comme ça dans le politiquement correct, ce sera l’autoroute pour l’extrême-droite. Y a qu’à voir les States, le Brésil. Le Brésil, je vous raconterai, si on a le temps, je suis allé faire un spectacle à Rio au mois de juin, je vous raconterai… Bon, l’Italie, ils ont le fascisme, mais je crois qu’ils s’en foutent complètement du politiquement correct, donc c’est un contre-exemple. Alors… (Comme s’il y avait un chahut à l’assemblée nationale.) S’il vous plaît ! s’il vous plaît ! Parmi les artistes — on va parler de l’intelligence — parmi les artistes intelligents, il y en a de deux sortes. C’est tout. Deux sortes. C’est Susan Sontag qui le fait remarquer. Ceux qui utilisent leur intelligence pour parler de l’intelligence, si vous voulez, comme Marcel Duchamp, par exemple, et ceux, ils sont pas moins intelligent, mais ils utilisent leur intelligence pour parler de l’être en souffrance. Comme Francis Bacon (par exemple) dont il y a une expo. Très impressionnante… Vous ne savez pas, mais je vais vous le dire. Il y a une anecdote sur John Cage. il y en a tant, mais celle-ci est bien curieuse. C’était à la fin d’une interview et le journaliste déjà sur le pas de la porte, sur le seuil, se fait rattraper par Cage qui lui dit soudain : « Vous savez, je n’aime pas tellement la danse ». Alors le journaliste stupéfié — c’était un peu comme un off, si vous voulez, quand les hommes politiques ou les femmes politiques (Coup de sang.) C’est pareil, hommes ou femmes politiques, ça change rien à la politique ! Alors, donc le journaliste demande à John Cage de s’expliquer, Pourquoi ? Comment ça ? Vous n’aimez pas la danse ? What do you mean ? Et Cage répond avec une grimace de dégoût, a mock disgust, he shook his head and said simply : « All those faces, all those… bodies ! » C’est très intéressant parce que c’est évidemment là le challenge et la grâce de la danse, c’est de mettre ensemble les visages et les corps. Et c’est pas une mince affaire. Faces and bodies… Je vous parlais tout à l’heure de s’adresser à un public absent, un public futur ou ancien, par exemple, y a Sarah Kane qui dit : «  J'écris pour les morts / pour ceux qui ne sont pas nés ». Eh bien, le contraire de ça, c’est le succès. Et j’ai retrouvé cet après-midi dans mes carnets une réflexion sur le succès dont je ne connais pas l’auteur, mais qui tombe à pic, je vous la donne : « Il aurait fallu dire des choses qui plaisent vite à un grand nombre de lecteurs ». Oui… Ah, mais je pense que c’est peut-être Romain Gary qui a dit, ça… Je sais plus. Et j’écoutais Maria Joao Pires (comme je vous disais) : « Les jeunes ne savent plus ce que c'est que… Ce que c’est de vivre sans le désir du succès et à quel point ils sont ignorants du fait que le succès peut engendrer notre malheur ». C’est un problème, tout ça. Donc Cage n’aime pas la danse parce qu’il y a trop de visages et de corps. C’est vrai que, dans la musique, par exemple, y a une abstraction qui protège un peu d’un narcissisme trop évident. (Il réfléchit.) Ou alors c’est un narcissisme alors beaucoup plus pervers, bon. Bon. Peu importe. Au débat, après le spectacle donc de notre héros, à Berlin, la directrice, du festival, lui a dit : « Ce que j’aime aussi, Jérôme, c’est que tu utilises un anglais très simple, tes mots sont très simples, pour que tout le monde comprenne, que personne ne se sente exclu ». Voilà. On y est ! Chez Cunningham, pour revenir à nos moutons (Temps.) (On va pas parler de Jérôme Bel toute la soirée !), il n’y a pas du tout, vous ne voyez pas du tout le sujet, vous voyez que de l’espace et du temps. Des maths. La musicalité. Unpredictibility. Mais pas du tout le sujet. Pas d’émotion à ce niveau-là. C’est l’anti Pina Bausch, en un sens. Pina Bausch qui évidemment, elle, utilise son intelligence extrême à parler de l’être en souffrance. Bon, c’est lié au hasard, à la philosophie du bouddhisme, du vide, bon, plus qu’à une philosophie du sujet justement. Chez Merce, y a pas de gens qui souffrent. Ils souffrent peut-être en répétition, je sais pas, parce que c’est difficile quand même à faire, très conflictuel, mais enfin pas sur scène. Y a pas d’imaginaire. C’est les dés qui font l’imaginaire. Vous savez, Jamais un coup de dé n’abolira le hasard (c’est un poème, sublime, éternel, Mallarmé). Ou le Yi King. Il utilisait le Yi King. C’est  le « livre des transformations », le « livre des changements » qui venait d’être traduit aux Etats-Unis. Ça a été à la mode dans les années cinquante. Philip K. Dick aussi l’a utilisé. J’ai un ami, il a fait une psychanalyse, lui aussi, pas longtemps, mais… Enfin. Et son auteur favori, c’est Philip K. Dick (j’ai parlé de lui dans l’un de mes premiers stand-up qui s’appelait : Pour en finir avec Claude Régy. Oui. Très, très beau spectacle). Et, Nicolas Moulin (il s’appelle), c’est un artiste, et, (Ambiguïté.) bon, sa psychanalyste : « Oh, me parlez pas de lui, c’est un destructeur de l’humanité ». Philip K. Dick. On était ensemble un moment, un été, lui et moi, parce qu’à l’époque il se demandait s’il était pas homo. Et elle lui avait dit, la psy, d’essayer pour voir : « Vous avez qu’à essayer, vous verrez bien », et c’est tombé sur moi, je passais par là… Mais, enfin, je vais pas refaire le spectacle… C’était très drôle sur le moment (Il fait mine de regarder sa montre.) On n’a pas le temps… Chez Cunningham, y a peut-être pas de visages et y a peut-être pas de corps. Oui, dit  comme ça, c’est un peu… (Geste.) cash. Mais Merce avait la passion du mouvement, oui. D’où le rapport avec la pensée. « Everything is moving. » L’époque actuelle est très dans le visage, n’est-ce pas ? (Facebook) et dans le corps — au niveau de l’imaginaire, hein. Certainement pas dans un corps réel… (Réfléchissant.) Peut-être qu’on peut pas faire corps sans image, d’ailleurs… Enfin, chez Cunningham, c’est ce qu’invente chaque danseur pour essayer de faire des mouvements très difficilement réalisables (à partir des années 90, c’est même des choré d’ordi, hein), c’est là qu’il y a de l’individu, sans doute. Là qu’il se passe quelque chose. Ce sont des partitions et vous voyez comment chacun s’en sort, et c’est ça qui donne le vivant, peut-être, aux pièces de Cunningham. C’est anecdotique, ça. La splendeur des pièces de Cunningham (mais vraiment c’est splendide, en vidéo aussi, c’est splendide) vient que ce sont des maths. Les maths. L’être humain, dit Lacan, il a pas besoin de son narcissisme, il a besoin, il dit Lacan, d’un « escabeau ». Oui, un escabeau, c’est le mot qu’il emploie. Un auteur, c’est quelqu’un qui fait de son écriture un escabeau. Dit Lacan. C’est ce qui fait lien de son narcissisme vers l’extérieur. Oui, j’en vois qui prennent des notes, faites-le parce que c’est difficile à retenir, tout ce que je vous dis. « Les escabeaux sont là pour faire de la beauté parce que la beauté est la défense dernière contre le réel. » Alors, y a différentes sortes d’escabeaux. Y a des escabeaux « corpo-recteurs » (dit Lacan) et des escabeaux qui vont remettre en cause la structure, et les génies, c’est ça. Ce sont des personnes qui arrivent quand même à faire lien alors que ce qu’ils proposent délient, délient les consensus et, ça, pour Lacan, c’est le bon artiste. C’est Joyce, Finnegans Wake. Qui est un livre extraordinaire, auquel justement s’est beaucoup intéressé Cunningham. Je ne peux pas vraiment vous en parler, je n’en ai lu que quelques chapitres cet été. Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on y comprend rien du tout et c’est génial. On se baigne là-dedans. Notre héros a dit qu’il ne s’intéressait qu’aux mouvements qui font sens. Laurent s’est aperçu, c’est intéressant, ça, que lui, il pensait toujours le mot « chorégraphie » comme « corps et graphie ». Il a dit à sa psychanalyste, parce que tous ces gens malheureusement sont en psychanalyse, hein, ad vitam aeternam, c’est malheureux quand même. C’est terrible, quand même, que ce malaise dans la civilisation s’étende maintenant à toute la durée de la vie…Voilà à quoi sert le politiquement correct : à étaler le malaise, tu parles d’un progrès ! Et donc Laurent s’est écrié soudain en séance : « C’est son corps que j’écris ». Il a dit. Il a même employé le mot « Grapho », le mot « j'écris » en grec ancien, tout d’un coup, à la place du mot allemand ou du mot français. Grapho. Lui, il écrit du corps, pas du mouvement. Alors, chez Cunningham, y a la marionnette. C’est Kleist qui en parle très bien de la marionnette et de la pulsion. La marionnette ne sait pas qu’elle danse, elle ne fait pas des mouvements, ça ressemble à de la danse, mais ce n’est pas de la danse. C’est ça, la beauté de la marionnette. (Donc il assistait à un ballet de marionnettes…) C’est, ça, la beauté de la marionnette. Ça n’est pas de la danse. Chez Cunningham, c’est de la danse, mais on voit bien le rapport à la marionnette, quand même : parce que l’organisation du corps se fait par rapport à l’espace, pas à l’image. Mais nous, spectateurs, ce qu’on voit, c’est quand même que du mouvement. Mais c’est du mouvement qui ne va pas faire forcément image. Voyez. C’est ça, le génie de Cunningham. Il en parle, de la marionnette, d’ailleurs : « J'ai chorégraphié récemment un solo, Untitled Solo, en utilisant des procédés de « hasard ». Pourtant, telle qu'elle est dansée, cette danse me semble avoir une indéniable intensité dramatique, dans la moelle pour ainsi dire. Cette caractéristique me semble avoir été « autorisée » plutôt que « forcée ». Cette « tranquillité » de l'acteur ou du danseur me semble essentielle, parce qu'elle lui permet d'être détaché et de présenter librement et généreusement. Faisant de lui-même la sorte de marionnette de nature qu'il est, dansant au bout de son fil, qui est comme un cordon ombilical : mère-nature et père-esprit faisant bouger ses membres, en excluant la pensée. » Parce que le corps, c’est du réel ; la pulsion, c’est du réel ; quand ça jouit, c’est du réel. Voilà, ça, c’était la première partie de mon intervention. Maintenant on va faire un break musical. Peut-être si Pierre veut bien monter sur la table pour qu’on le voit mieux…



(Intervention de Pierre Guilbault en silence ou en poèmes ou en paroles)






Deuxième partie qui a pour titre : La naïveté de Jérôme Bel 

Oui, j’ai pas trouvé d’autre titre, mais c’est quand même la deuxième partie, (S’énervant.) Ben, y a le même titre, bon, ça va ! (Faisant mine de sentir et de suivre la salle.) Bon, on va mettre un autre titre : Merci Cunningham. Merci Cunningham. Cimer. Cimer Cunningham. (Accent anglais.) Merci Cunningham. C’est un jeu de mots. Comprenez pas ? (Soupir.) C’est un hommage sous forme de gratitude. Et Cunningham Palace, vous aimez comme titre ? Vous comprenez ? Cunningham Palace ! C’est un jeu de mot. Buckingham ! Cunningham. Cunningham Palace. (Dépit.) Bon, ça, c’est mieux pour « Libé », peut-être, il faut que je les appelle...

(Plus calme.) Je voudrais revenir sur la notion de sujet. Pessoa a dit (dans le long poème — qui s’intitule — Bureau de tabac) : « Je ne me rencontre que lorsque, de moi, je fuis ». « Je ne me rencontre que lorsque, de moi, je fuis. » C’est un sujet du bac. Vous avez quatre heures. Trois heures. Bon. Dans cette deuxième partie, j’aborderai tout ce que j’ai pas dit dans la première partie — ou alors je répéterai ce que j’ai dit dans la première partie. C’est comme vous voulez… Dans cette deuxième partie, je vais aussi sauter, ce soir, les méchancetés que j’avais préparées sur (Signe : qui vous savez.) …, parce qu’on m’a dit à l’entracte qu’il était dans la salle. Je me suis déjà grillé tellement de fois avec tout le monde… Oh làlà ! Au Lieu Unique, en février à Nantes, ouh là là là là ! A une représentation y avait le directeur du théâtre, mais, moi, je savais pas. Je le connais pas, moi. Tout ce qui a un pouvoir, je connais pas. Et j’y allais comme un seul homme : « Ah, c’était tellement formidable, le Lieu Unique quand j’ai commencé (parce que j’ai commencé il y a 16 ans au Lieu Unique) c’était Jean Blaise qui dirigeait cette utopie. Jean Blaise, ce géant ! Ah, c’était… » devant le nouveau directeur. Carbonisé. Christelle, l’administratrice d’Olivia Grandville (parce que c’est Olivia qui m’avait invité), elle m’a dit qu’elle pissait presque dans sa culotte tellement elle trouvait ça drôle parce qu’elle voyait que j’étais pas au courant du tout (d’à qui je m’adressais). Il s’est mis en face de  moi, aussi, je voyais un type planté les bras croisés, un petit sourire fixe, je sentais bien qu’il y avait un truc bizarre, mais enfin… Je savais pas. Je lui parlais. (Voix de vrai con.) « Jean Blaise-ceci, Jean Blaise-cela, ah ! Jean Blaise, c’était un directeur ! » Eh bien, maintenant, le Lieu Unique, je peux toujours me brosser. Pour mon come back. Il faut pas dire du mal des gens et surtout pas des gens qui ont du pouvoir. « L’on doit se taire sur les puissants », dit La Bruyère. Oui, parce que si on en dit du bien, ça a toujours l’air d’être de la flatterie, si on en dit du mal de leur vivant, c’st très périlleux et si on en dit du mal après leur mort, c’est lâche. Parce que les gens qui ont du pouvoir ils n’ont pas d’auto-dérision, ils peuvent pas comprendre. Ils ont pas de second degré. Ce sont des good persons. Vous avez remarquez (je change de sujet, un petit peu) que beaucoup de ceux qu’on appelle en ce moment les « monstres », les « prédateurs sexuels » sont des Juifs ? Non ? Vous avez pas remarqué ? Woody Allen, Roman Polanski, Dominique Strauss-Kahn, Harvey Weinstein, Israel Horovitz, Jeffrey Epstein, etc. Non, mais y en a plein. Vous avez pas remarqué ? Ben, je vous le dis. Je vous le fais remarquer. [Y a une Juive qui était là, l'autre soir, Michelle Bargues, elle est juive, elle était assise là (Il montre le premier rang.) elle a dit qu’elle avait remarqué. Mais qu’elle espérait que les autres n'aient pas remarqué.] Et alors. Pourquoi ? Ben, à cause de la mère juive. (Temps.) Quand une mère dit oui à tout ce que veut son gosse, [quand elle est dans la continuité avec son gosse, dans la surprotection (Temps.)] à l’âge adulte, il aura un peu de mal à comprendre que d’autres femmes lui disent non. Non ? Qui c’est qui fabrique les machos ? (Autre ton.) Et les pédés ? J’ai fait ce spectacle devant mon assistant lundi, le pauvre, Gildas Goujet, et il me dit après : « T’exagères, y en a plein qui sont pas juifs. » Ben oui ! Et il me sort deux noms. Tarik Ramadan et Ibrahim Maalouf. (Temps.) Mais c’est pareil ! Tout ça, c’est la mer Méditerranée. C’est la mère méditerranéenne. Monsieur et Madame Monfils ont un fils, comment s’appelle-t-il ? Thibault. Thi’beau Monfils. Alors, dans cette deuxième partie je vais vous lire des phrases de Cunningham. Je sais que certains sont venus ici plutôt pour ça… Vous voulez des phrases de Merce pour ne pas repartir idiots, ben, vous avez raison. Lucinda Childs a dit : « What’s so amazing about Merce is what he doesn’t say ». Voilà. Et moi j’ai déjà beaucoup parlé. (Se tournant vers Pierre.) Et Paul Taylor a dit : « We didn’t really talk art, ever. That’s the thing about Merce, you just do it ». (Se tournant vers Pierre.) Et Rudolph Nureev : « Merce has wonderful feet, and he moves them with great humor. Il a des pieds merveilleux et il les bougent avec beaucoup d’humour. Il a une static, Mona Lisa quality ». Donc ces phrases que je vais vous lire, des phrases de Merce, ont été choisies par Denise. C’est les phrases à Denise. Denise Luccioni qui m’a beaucoup aidé. On n’est jamais trop pédé. (Rires de la salle.) J'ai dit quelque chose de drôle ? « De nombreux rivages, je le sais, où le Temps certainement nous oublierait, et la Peine jamais plus ne nous approcherait… Si seulement nous étions des oiseaux blancs, mon amour, portés sur l’écume des vents… » Bon, notre héros fait un spectacle sur Isadora Duncan. Faudra aller le voir, quand même. Le spectacle sur l’écologie, c’est en fait un spectacle à partir d’Isadora Duncan, si vous voulez. C’est une amie qui le danse, d’ailleurs. Elysabeth Schwartz. Isadora Duncan était féministe et écologiste. Vous suivez ? Vous savez, celle qui est morte avec son écharpe qui s’est prise dans une roue. Vous allez le voir bientôt. Il va passer prochainement à Paris et en banlieue, allez le voir, ce spectacle. (Sincère.)  Je crois que c’est pas mal, franchement. Bien mieux que ce que je dis. (Faux.) J’ai hâte. J’irai ! Même Chétouane, j’ai senti qu’au fond il avait plutôt aimé. Ouais… c’est des discussion entre contemporains, ça. Il m’a dit que le reste de la programmation du festival, à Tanz im Aogoust, c’était (Mock disgust.) encore pire. Mais enfin, ça me serait facile de tirer un fil Merce versus Isadora, voyez, parce que c’est positivement tout le contraire. Très facile, ce serait très facile. Trop facile. (Laurent Gerra imitant Sarkozy.) Mais j’aime pas dire du mal… Non, ce qui pourrait peut-être plus nous intéresser, ce serait le rapport  — inattendu — qu’on pourrait tenter entre Brecht et Cunningham. Tant qu’à rester en territoire trouble. Je veux dire. L’Allemagne. Pas seulement nazi. Mais enfin. Nazi en passant. Le rapport à la nature, très allemand, le ressourcement — Tiens, y avait un article dans « Le Monde » pas con du tout qui disait que l’écologie pourrait peut-être remplacer le catholicisme comme religion, il faut que je le retrouve. Cette conception de l’unité avec la nature, le culte de l’irrationnel, l’Heimat, la vérité du corps inaccessible à l’esprit, la capacité de la danse de créer des communautés, le Gesamt kounst werk de Wagner, hein, ce genre de choses… Le genre danse moderne, à l’époque, n’a pas du tout été inquiété par les nazis. Pas du tout. Ils ont pas dit que c’était de l’art dégénéré. Ils ont pas fait comme avec les tableaux de Paul Klee ou de Picasso et les livres… Non, non, non, non. Goebbels a invité l’avant-garde de la danse moderne, Laban et Mary Wigman, à travailler sur les jeux olympiques. Bon, finalement il a pas trop aimé le solo de Mary Wigman, bon. Syberberg avait fait un très beau spectacle, encore au festival d’Automne — bien sûr ! —, sur ce thème, la nuit allemande, Die Nacht, avec Edith Clever, la tradition des hymnes à la nuit, très, très beau, la ténèbres en nous du commencement et de la fin…  Dans mon souvenir, y avait même la matière de deux longues soirées. C’était sublime. Edith Clever. Eh bien, ce que préconisait Brecht, la mise à distance du spectateur, que le spectateur ne soit pas embarqué dans la croyance, le continuum, le flux dionysiaque. Ou Martha Graham. Le ressenti, etc. Enfin, tous ces courants de danse instinctive, de danse tribale, eh bien, ce que Brecht n’a jamais vraiment réussi à faire dans ses propres spectacles — parce que Régy m’avait raconté, quand les spectacles de Bertolt Brecht venaient à Paris au Théâtre des Nations (théâtre Sarah-Bernhardt), eh bien, ça n’avait pas du tout à voir avec la distanciation. Hélène Weigel quand elle jouait Mère Courage, ben, c’était une comédienne très incarnée. Lorsque j’ai montré pour la première fois, au début de la semaine, ce spectacle à mon assistant, Gildas Goujet, il était atterré. Il m’a dit : « J’ai peur que les gens croient que tu es un vieux con ». « Mais c’est le personnage ! » « Alors, faut qu’on le voit plus, le personnage. » Oui, mais, plus tu joues bien, moins on le voit le personnage, justement. Pas facile. (Rêveur.) Peut-être, la solution, c’est de prendre des vieux con pour jouer des vieux con (Laisser planer le sous-entendu.). Suivez mon regard. Le Réel. Les identités ! (Même jeu.). Suivez mon regard. Écoutez, j’ai vu deux spectacles avec des handicapés. Dans l’un des spectacles, les handicapés jouaient des handicapés. Et dans l’autre, les handicapés ne jouaient pas des handicapés. (Sous-entendu clair.) Eh bien alors, ce que Brecht n’a pas réussi et qu’il appelait pourtant de ses vœux, la fameuse distanciation brechtienne, Cunningham, c’est peut-être celui qui y est arrivé. C’est peut-être Cunningham qui nous a débarrassé du flux. Le flow. Je vous ai parlé du flou tout à l’heure, maintenant je vous parle du flow. Faut suivre. Il détestait ça. Le flow New Age, l’unité, la symbiose… Cage pour dire à quel point Cunningham détestait ça, le flow, hein, il raconte qu’il faisait son yoga tout seul, Merce, parce qu’il avait pas vraiment le temps de prendre. Donc en ayant lu des livres. Donc il faisait son yoga tout seul et, une fois, en position de lotus et concentré sur sa respiration, il a senti qu’il, qu’il y avait un flux d’énergie qui lui montait dans la spine. Eh… bien il a été tellement effrayé de ça, il s’est levé tout de suite, il est passé à autre chose. C’est Cage qui raconte ça. [Peut-être que si Cunningham avait accepté cette force au lieu de la refuser, il se serait mis à a contemplation pure. Ç’aurait été dommage pour nous.] Le flow : le sentiment d’avoir sa main ou son corps guidé par la muse, par l’instinct ou l’impulsion inconsciente… En se libérant de ça, Merce s’est aussi libéré des vicissitudes de l’inspiration : l’angoisse de la page blanche. Pour Paul Valéry, l’inspiration était une notion primitive, un concept de sauvages, il disait que pour lui l’inspiration consistait simplement à tirer la chaise devant son bureau. Personnellement, moi, Yves-Noël Genod, je crois beaucoup à l’inspiration. Mais Merce trouvait ça absurde. Personnellement, je crois qu’un poème entier/ peut être dicté/ à son auteur par quelque déité/. Je crois ça à cause du sommeil et de la nuit. Mais c’est pour ça que j’aime ceux qui apparemment ne pensent pas comme moi. Baudelaire, par exemple, qui dit que le travail doit se voir dans le poème. En ce sens, proche de Merce. Merce considérait son art comme un artisanat… — mais John Keats, voyez-vous, Ode à un rossignol, pensait aussi que le poème devait apparaître aussi naturellement qu’un pommier fait ses pommes, mais, ça aussi, c’est proche de Merce, en un sens. Merce aurait sûrement pensé que, débarrassé de lui-même, il aurait été tout à fait capable de faire le pommier et les pommes… Libre comme un pommier fait ses pommes… (Rupture.) Par exemple, Merce était très étranger à Jackson Pollock qui était complètement dans une dépendance à l’égard de l’inspiration, lui, et dans la terreur de perdre contact. Avec la source. Balanchine ne croyait pas non plus à l’inspiration. Il disait : c’est pour les très jeunes. Il démystifiait le processus de dance-making : « God creates, I assembole ». Il se définissait non pas comme chorégraphe, d’ailleurs, mais comme « fournisseur de danse ». A Dance suplier (Se tournant vers Pierre pour approbation.) « Mon travail est toujours un processus. Quand je finis une danse, j’ai toujours l’idée, même mince au départ, de la prochaine. » Une machine à chorégraphier. « C’est pourquoi je ne vois pas chacune d’elle comme un objet, mais plutôt comme un bref arrêt sur la route. » Les pionniers de la modern dance étaient tous des apôtres de la liberté. Pour eux, la liberté était une libération (des carcans, etc.) Et cette sensation était par dessus tout une sensation de flow, de sans-couture, les impulsions du mouvement à partir du torse vers les autres parties du corps (Isadora Duncan, Martha Graham…) Bien sûr, les danseurs de Martha Graham voyait la technique Cunningham comme étriquée, guindée et peu gratifiante ni à danser ni à regarder, mais en fait, ce que l’on voit chez Cunningham, c’est pas ça. Ce que l’on voit, c’est : thinking bodies in the business of frequently « changing their minds ». Des corps pensants, comme les roseaux pensant, occupés à changer d’opinion fréquemment. Perhaps even « con tradicting themselves » — the very opposite, in other words, of « free » flow. La définition de la liberté pour Merce est en effet plus à trouver du côté de la contradiction. Duchamp, par exemple, Marcel Duchamp : « Je me force à me contredire moi-même pour éviter de me conformer à mon propre goût ». Eviter de se conformer à son propre goût… C’est si loin de l’époque, des phrases comme ça. Mais on s’en fiche de l’époque, toutes les époques sont be. Bien sûr, il y a le risque que vous ne me compreniez même pas. Enfin, c’est bien de ne pas se comprendre, mais que vous ne compreniez même pas ne pas me comprendre. Brecht aussi disait, certes d’une manière plus politique, que la liberté venait du principe de contradiction. Rauschenberg aussi travaillait de cette manière contre-intuitive. Bien sûr, ce que je raconte, ça a l’air de dire, il y a les hommes d’un côté et les femmes de l’autre, Isadora Duncan, Martha Graham, Mary Wigman… Vous ne sentez pas, chez Cunningham, la présence d’une force qui vient du centre qui lance les membres, vous ne sentez pas la lutte contre la gravité, ou les tourbillons, etc. De toute façon, on est toujours dans le cercle ou la spirale, puisqu’on est sur scène, l’espace est circonscrit, donc on est toujours dans le. Pour Cunningham, Cage, Rauschenberg, Johns, la vraie liberté a plus à voir avec voir, entendre et, en fin de compte, penser clairement. Clarity, clarity, clarity, that’s the mantra. Qu’avec la sensation de bouger « naturellement »,  « organiquement », ou « librement ». Cage se plaignait que la modern dance ne soit pas tournée du côté de la clarté. Il dit un moment que c’est quand même lamentable, je crois que c’est le mot qu’il emploie, que si on a envie de  voir de la clarté, on soit obligé d’aller voir Le Lac des cygnes ! J’ai travaillé 7 ans avec Loïc Touzé qui vient de l’opéra et qui en a fait un objet de rejet et dès que j’ai arrêté avec lui, j’ai fait ce que je n’avais pas le droit de faire avec lui, je me suis précipité dans un cours classique. Oaoah ! ça m’a foutu la pêche au début, ça a été une libération. C’est des vagues, l’histoire de la danse. Une vague chasse l’autre. Toujours est-il que Wayne Byars, mon prof de danse classique (qui est aussi celui de Claire Chazal), est naturiste. Il va à Euronat depuis trente ans (je crois). C’est le plus grand domaine naturiste d’Europe, en saison il y a 15 000 personnes. C’est en dessous de la Gironde. Et j’y suis allé cette année. Il m’a dit : « Est-ce que tu as fait de la « danse libre » ? avec de l’excitation dans le regard. Y a plein d’ateliers, alors y a un atelier, il faut absolument que tu le fasses une fois dans ta vie, la danse libre à Euronat, dans le théâtre de verdure. Y a que des femmes. Assez. Replètes, disons. Et cette année y avait un homme avec des fleurs dans les cheveux. (Probablement le frère du roi)… (Ah, non, ça, c’est… , c’est parce que j’ai coupé plus haut (parce que y en avait trop (Geste de la main.) …) Il faut que je coupe encore. C’est la mère de Louis XIV, Anne d’Autriche, qui avait fomenté le projet, avec l’aide de Mazarin, de faire du puîné, le frère cadet de Louis donc, une tapette pour pas qu’il gêne le premier — et ça a marché complètement, elle a réussi son coup…) (S’énervant.) (Mais c’est parce que je disais, je parlais du matriarcat, la mère juive, c’est très connu comme histoire.) Enfin, j’ai encore loupé la danse libre, cette année, à Euronat. Je disais à mon amie (parce que j’étais pas tout seul là-bas), je disais à mon amie sur la plage, y avait une très belle lumière : « Comme c’est beau ! (une plage sublime) cette sensation de voir l’humanité dans son animalité, dans sa pureté telle qu’elle existe depuis des dizaines de milliers d’années. Elle me dit : « Oh, ils étaient certainement plus abîmés ». Je lui dis : « Tu te trompes, ils étaient pas moins beaux, et probablement encore plus beaux que ceux qu’on voit, plus grands, plus élancés. Ils ont retrouvé des squelettes d’1m90 à Chauvet. La peau noire probablement, ils venaient d’Afrique. Peut-être un peu comme des Maasaï. (Méprisant.) En tout cas, y avait évidemment pas tous les obèses ! (Ashtag bodypositive.) (Revient sur ce qu’il a dit.) Si, peut-être. La Vénus de Willendorf. Maurice Blanchot a écrit : « Le mot « corps », son danger, la facilité avec laquelle il donne l'impression illusoire d'être déjà hors du sens, libre de la contamination de l'inconscience-conscience. Retour insidieux du naturel, de la nature. » Je me souviens, Claude était revenu d’une sorte de colloque, Claude Régy, de rencontre avec des danseurs et il m’avait dit : « Ils parlent que de corps, qu’est-ce qu’ils veulent dire ? » Cette folie des danseurs comme prisonniers d’un espace libre… « Il me semble à moi suffisant que la danse soit un exercice spirituel sous une forme physique et que ce qui est vu soit ce qui existe. Et je ne crois pas qu’il y ait le moindre risque d’être « trop simple ». Le danseur est en plein réel, et faire comme si un homme debout sur une colline pourrait être ailleurs, occupé à autre chose est simplement de l’ordre du divorce, c’est se couper de la vie, du soleil qui se lève et se couche, des nuages qui obscurcissent le soleil, de la pluie venue des nuages qui vous fait entrer dans le café le plus proche, se couper de toute la succession des choses, tout succède à tout. Danser est l’expression visible de la vie. » « Un corps s’élançant dans l’espace ne donne pas l’idée de la liberté de l’être humain, c’est un corps qui s’élance dans l’espace. Et cet acte est en même temps tous les autres actes, à la fois la liberté de l’être humain et sa non-liberté. (Susan Sontag dit, je cite de mémoire : la liberté n’est que la moitié du royaume.) Vous voyez comme il est facile d’être profond quand on parle de la danse. Comme si elle était le double naturel du paradoxe métaphysique… » Tchekhov (et on dirait un peu Trigorine, à ce moment-là) dit dans une lettre à la jeune Olga Knipper : « Tu me demandes ce que c’est que la vie ? C’est comme me demander ce que c’est qu’une carotte, une carotte, c’est une carotte, voilà tout » « Une chose est ce qu'elle est, dit Cunningham. Et il ajoute qu’il est bon d'accorder à chaque chose reconnaissance et amour. Et c’est vrai, cette capacité qu’ont ses spectacles de rester coller à la chose sans rien d’autre. C’est nu, mais tellement beau. Et souvent drôle, aussi. [C’est une manière qu’a Bob Wilson, un peu, aussi, de mettre exactement sur le même plan la concentration et l’amusement.] Bien sûr, le monde étant ce qu'il est, ou ce que nous comprenons aujourd’hui — il est possible que le monde ne soit pas, mais qu’il soit quand nous le percevons — ça, les poètes l’ont beaucoup dit. « It is like a flow of meanings with no speech / And of as many meanings as of men. » Maintenant, de plus en plus d’astrophysiciens commencent aussi à le penser. Il est possible que la lune n’existe pas si on la regarde pas. Vous comprenez ? Tout repose sur un accord secret entre la lune et nous. Ente la lune, nous et le reste du monde. Bien sûr, nous savons que chaque chose est chaque autre chose, réellement ou potentiellement. À quoi bon, me semble-t-il, nous inquiéter alors d'établir des relations, des continuités, des ordonnances et des structures toutes inéluctables, puisqu'elles sont dans la nature des choses, dans la matière (Temps.) dont, avec tout notre environnement, nous sommes constitués. Lorsqu’un danseur danse (Temps.) (et c'est différent d'avoir des théories sur la danse ou de souhaiter danser ou d'essayer de danser ou de se rappeler dans son propre corps la danse d'un autre) (Ce qui se fait beaucoup, ça (Yeux au ciel.). Suivez mon regard.) Lorsqu’un danseur danse, donc, tout est là, et le sens aussi, hein, Jérôme, si c'est ce que tu cherches, si c’est ce que vous cherchez, le sens y est. Prenez l'appartement où je vis : le matin, je regarde autour de moi et je me demande ce que ça signifie. Eh bien, cela signifie : c'est ici que je vis. Quand je danse, cela signifie : voilà ce que je fais. Une chose est ce qu'elle est. » Vous me demandez ce que je pense du féminisme ? (Mouvement d’expectative.) C’est l'arbre qui cache la forêt ? (Temps. Faisant mine d’entendre quelqu’un du public.) Marie Laforêt ? Non, non, rien à voir. Ah, si, Marie Laforêt, euh, elle a dit, au moment de la sortie de Plein Soleil, elle l’a dit dans « Le Figaro », par exemple, je l'ai lu, que ses partenaires Maurice Ronet et Alain Delon — c’est un film magnifique, Plein Soleil Delon est d’une beauté (Yeux au ciel.) — eh bien, que  Maurice Ronet et Alain Delon étaient « 2 trous du cul ». Voilà. Pour qu'elle le dise comme ça, n’est-ce pas, en pleine promo, aussi crûment, dans « Le Figaro », c’est qu'ils avaient vraiment dû l’emmerder, hein. Imagine-t-on une actrice parler aussi librement à notre époque ? Non, c’était une époque d'avant le féminisme (En colère.) où les femmes savaient se défendre, moi, je dis ! Vous ne me sortirez pas cette idée de la tête. Le féminisme,  pfft… en queue de comète… Mon amie Dominique Issermann m’a dit : « Faut couper tout ce que tu dis sur le féminisme. Tu sais pas de quoi tu parles quand tu parles du féminisme. Tu pourrais parler du gruyère, ce serait pareil. » (Temps. Voix de folle.) Ben, je sais un peu ce que c’est que le gruyère, je suis de la région… Oh, là, là. C’est pas le féminisme, c’est les ismes en général (A la Depardieu et en folle.) Les « ismes », c’est de l’éphémère. Nous, on veut de l’univers ! Nathalie Sarraute a fait une pièce sur ça : Isma. (Ronchonnant dans sa barbe.) J’ai tété le féminisme à ma naissance ! « One day we're speeding through sunshine, and the next day we're slogging through snow. But it still is a day that we have to go through. » Y a une toile d’Arnaud Labelle-Rojoux où est écrit à la va-vite : « Détendez-vous ce n'est que de l'art ! »  et « La vérité est un concept incertain ! » « En danse, on commence par le commencement : un saut (qui est un saut) prend ensuite une forme. L'attention portée au saut… Il sautait incroyablement, Cunningham, Cage est tombé fou de ses sauts. Oh ! il y a une anecdote… à l’époque il était encore chez Martha Graham (Se tournant vers Pierre.) et un jour on amène Helen Keller, sourdaveugle, vous savez, Miracle en Alabama, et elle avait envie de sentir la danse, de comprendre la danse et donc elle touche la taille de Merce et Merce saute et Helen Keller dit : « C’est si aérien, c’est comme la pensée ». L’attention portée au saut élimine l'impression obligatoire que le sens de la danse réside ailleurs que dans la danse ; de plus, cela élimine les liens de cause à effet entre les mouvements, nous libère de notre besoin de continuité et rend clair le fait que chaque acte de vie peut constituer sa propre histoire (passé, présent et futur), et peut être considéré de la sorte, (Voix de vieillard.) car cela aide à se débarrasser des boulets que les danseurs traînent trop souvent. » Ou les acteurs. Moi, je préfère quand même travailler avec des danseurs qu’avec des acteurs, parce que, question boulets qu’ils se trimballent. Je le sais, j’en suis un. Et, comme vous pouvez le constater, j’en traîne. Une fois, Depardieu m’a dit : « Le problème, c’est que je suis un peu con » (Temps.) Je lui ai dit… : « Et moi donc ! » Un peu après, il m’a dit : « C’est pas facile d’être un génie » (Temps.)  Alors, là, j’ai pas pu lui dire « Et moi donc ». Je lui ai dit : « Oh, ben euh… Ben, heu… Oui, enfin… Oh, c’est facile pour personne, hein ». « Aucune existence n’est enviable », dit Duras. D’ailleurs hier, y avait Fanny Ardant hier à la télé, j’adore cette actrice, elle a cité Duras, elle a dit qu’elle pensait comme Duras qui disait : « Mais parler des problèmes de l’humanité, cela ne veut rien dire : la bataille incessante, jour après jour, on la mène avec soi, par la tentative de résoudre son irrésolubilité. » Voilà. (Plus sombre.) Se retrouver toujours face au problème de Dieu. (Très fort.) Marguerite Duras disait : « Quand j’écris, je suis tout » et Nathalie Sarraute disait : « Quand j’écris, je suis neutre ». (Calme.) Pas leur truc, l’écriture féminine… (Repetite voix.) « Il ne me semble pas inutile d'insister sur l'idée que la danse fait partie de la vie comme le reste. La preuve en est sa permanence sous de multiples formes : tout ce jeu des corps dans l'espace et le temps. Le jeu est une danse. Les jeux d’enfants. Jouer aux billes, c’est une danse. Une mise en mouvement. Au prétexte de la bille. Il faut suivre la bille. On la lance, mais on la suit. Ou, vous savez, dans les salles de contrôle, avec tous les ordinateurs, quand le succès s’annonce, ils se lèvent, ils s’embrassent, c’est comme une danse. Quand je construis une chorégraphie en tirant à pile ou face (by chance, that’s it), c’est-à-dire avec l'aide du hasard, je puise mes ressources dans ce jeu, qui n'est pas le fruit de ma volonté, mais une énergie et une loi auxquelles j’obéis. Pour certains, il est inhumain et mécanique de créer une danse en tirant à pile ou face au lieu de se ronger les ongles ou de se taper la tête contre les murs ou feuilleter des vieux carnets pour trouver des idées. Comme Bacon devait le faire. En composant de cette manière, avec l’aide du hasard, j’ai le sentiment d’être en contact avec quelque chose de bien plus vaste que mon inventivité personnelle, bien plus universellement humain que les habitudes propres à ma pratique. » Maria Joao Pires, influencée aussi par le bouddhisme, elle aussi (par son grand-père) dit dans la même émission : « On apprend beaucoup de choses sur le racisme, sur les problèmes des différences, les problèmes et les conflits que ça peut apporter, mais on n’apprend pas l’essentiel. On dit : on doit avoir la compassion, on doit croire que les gens sont comme n… on doit… mais on doit rien du tout parce qu’on n’a pas compris — et ce n’est qu’à travers l’art qu’on peut comprendre qu’au fond, ça se rejoint ». Les identités n’existent pas. Nous ne sommes pas des identités. Aucune identité. Nous sommes rien. C’est pas Jérôme Bel, c’est toujours intéressant ce qu’il fait, parce qu’il travaille sur le réel. Et avec sincérité. Alors, bien sûr, bon, y a des spectacles splendides, des réussites, comme le chef-d’œuvre, Véronique Doisneau, ça, c’est vraiment beau — et d’autres plus faibles, mais c’est pas grave… On m’a raconté qu’à… Melbourne, je crois, Cunningham a vu un spectacle de lui. Il était déjà dans son wheelchair. Il a détesté, bien entendu. Etre détesté par Merce, à la fin de sa vie, un bel honneur. De toute façon, Merce aurait détesté aussi mes spectacles. Enfin, il aurait eu moins de chance de les voir. J’ai commencé en 2003 et je ne fais pas partir de ce qu’il faut voir. Au moins, je lui aurai épargné ça ! Mais c’est pas grave, hein, c’est. Chacun fait ce qu’il peut et y a des époques où y a des génies et puis y a des époques où y en a pas. (En douce, comme un tuyau qu’on refile.) Oh, allez voir quand même La Ribot. La Ribot. Tchekhov aussi vivait dans une période révolutionnaire. On a vu ce que ça a donné. Et il n’a pas cessé d’être emmerdé par ceux qui lui reprochait de ne pas s’engager dans ce qu’il écrivait. S’il y a un message dans ce spectacle qui s’achève, c’est celui-ci : méfiez-vous des militants, ce sont des dangers publics. Méfions-nous aussi de ce qu’il y a en nous de militantisme. « Je me rappelle un épisode : nous étions recroquevillés et frigorifiés, dans une espèce de placard, la seule loge, derrière la petite plateforme qui faisait office de scène. Notre professeur se livrait aux derniers préparatifs dans la salle. Finalement elle est revenue à la hâte, nous a jeté un regard à tous les quatre et, dans un sourire, elle nous a dit : « Bon, les jeunes, nous n'avons pas de maquillage, alors, mordez-vous les lèvres, pincez-vous les joues, et c'est à vous. » Elle rayonnait d'énergie et de passion pour le spectacle. Elle aimait la danse, qui était pour elle une manifestation de la vie dans le plaisir et dans l'instant. Tous mes engagements ultérieurs avec des danseurs pour qui la danse était le vecteur d'un message social ou un terrain d'explorations psychologiques n'ont pas détruit la conviction que Mrs. Barrett m'a transmise : la danse s'ancre dans l'instant qui se présente et sa vitalité, sa puissance et sa séduction proviennent justement du caractère unique de l’instant. Elle est aussi juste et impermanente que la respiration. » Je vous remercie beaucoup pour votre patience — et aussi pour votre impatience. 




Bonus : Je vous conseille trois lectures (en plus de Finnegans Wake) : Contre le théâtre politique, d’Olivier Neveux, Les Caractères, de La Bruyère et Du nouveau dans l’invisible, ce sont des dialogues entre deux astrophysiciens et Jean-Claude Carrière, c’est inépuisable.

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