Tuesday, November 19, 2019


Bonjour Sandrine, 
Le spectacle qui sera créé à l’Arsenic à l’automne 2020 pourrait s’appeler Soudaine beauté de l’éphémère. Il consisterait, c’est en tout cas l’idée que j’ai exprimée à Patrick quand nous avons finalisé les dates (du 29 octobre au 1er novembre), à utiliser la grande salle sans les gradins comme je l’avais fait pour Phèdre, mais, cette fois, en laissant le public errant au milieu de la salle, sans sièges et, souvent, plongé dans le noir. A partir de ce nocturne, la lumière (de Philippe Gladieux) naît, comme des cosmos, des visions qui retournent à la nuit. On peut tout jouer de cette manière. Des pièces et des pièces apparaissent. Démultiplication poétique à la Rimbaud. Ce qui m’intéresse, toujours, si je réfléchis à un spectacle, c’est d’imaginer un piège qui force les spectateurs à vivre l’expérience même du spectacle. Cette expérience est d’ailleurs la plus généralisée, la plus banale et naturelle qui soit puisque toutes les nuits nous rêvons — et nous sommes alors à la fois le comédien, le metteur en scène et le spectateur de nos propres rêves, n’est-ce pas ? Alors, voilà, nous espérons, Patrick et moi, que tu veuilles (toujours) coproduire cette nouvelle création reportée de quelques mois. Mais il y a une difficulté : impossible d’adapter le spectacle au Saint-Gervais, même si je sais que vous avez fait des travaux, même en imaginant démonter tous les sièges (quel boulot !), en utilisant la pente et à condition — mais on voit tout de suite que c’est impossible — de sécuriser tout pour que les gens ne tombent pas, ne se blessent pas, etc. Il faut bien sûr un espace de plain-pied et pur, facile d’accès avec le dehors aussi. Alors un hors-les-murs ? C’est un spectacle qui pourrait sans doute plus se reprendre au Grütli (même si la salle est plus petite qu’à Lausanne, je crois me souvenir). Ou alors, une autre solution que j’ai aussi proposée à Patrick, c’est de donner ce spectacle en deux versants. Un versant théorique aurait pu se faire dans sa petite salle, mais ne le peut, en tout cas aux mêmes dates envisagées, parce qu’elle n’est plus libre, sorte de stand-up que j'aurais pu donner en rapport avec les thèmes du spectacle, avec gradin, traditionnellement. L’environnement, le rêve, le cosmos, le temps, etc. seraient des thèmes abordés. Données théoriques et dramaturgiques. Alors, cette partie pourrait se créer au Saint-Gervais. Un spectacle donc dont l’un des versants se passerait à Genève et l’autre à Lausanne. Hum. Je reviens maintenant sur la partie de Lausanne (en parler, c’est déjà faire allusion à cette autre partie, la théorique). C’est une chose de l’ordre d’une expérience sensorielle. L’experiment, ce mot anglais que Marguerite Duras aimait beaucoup. Il faudrait, idéalement, beaucoup de monde, des moyens un peu de cinéma (ou d’opéra). Ce serait comme si la foule des spectateurs se métamorphosait elle-même : tout d’un coup un régiment de pompiers, un troupeau, etc. Ce serait comme un plan séquence virtuose comme on le voit dans le deuxième film somptueux du réalisateur chinois Bi Gan qui s’intitule Un grand voyage vers la nuit et dont la moitié est un plan séquence (presque 1h) en 3D.  Idéalement, ce serait donc une production chère. Si on ne trouve pas d’argent, il faudra imaginer tout un art (comme souvent) pour convaincre beaucoup de gens t’intervenir gracieusement et faire, comme nous savons le faire, avec rien, des éclats. Mais c’est de plus en plus difficile d’entraîner du monde à se passionner pour une forme sans argent, je dois le reconnaître. L’époque où j’étais le malin et le roi de l’affaire a changé. Pour te donner encore le goût de ce que ça pourrait être, j’ai entendu l’autre jour Christian Boltanski — artiste dont je n’apprécie pas les expositions, mais beaucoup la tchatche — dans une émission de Laure Adler (« l’Heure bleue » du 6 novembre) évoquer ses spectacles déjà réalisés et celui qu’il va faire en janvier dans le parking de Beaubourg : « Faire des spectacles m’a beaucoup apporté et m’a beaucoup intéressé et la grande chose (mais c’est pareil dans l’exposition que je fais), je veux pas qu’on soit devant une œuvre, mais qu’on soit dans l’œuvre. Et donc tous les spectacles que j’ai fait, on n’est pas assis dans une salle, on se promène dans un lieu qui peut être le sous-sol d’une piscine comme j’ai fait à Lyon ou dans un opéra, au Châtelet, et on se promène à l’intérieur d’un lieu et des événements qui sont des événements musicaux ou des acteurs, y a des événements qui arrivent, mais on est à l’intérieur d’un lieu. Par exemple, dans l’exposition que j’avais fait au Grand Palais, Personnes, j’avais souhaité d’une part que ce soit en hiver et qu’on coupe le chauffage et les visiteurs erraient dans ce lieu qui est très vaste avec des gros manteaux et, comme y avait des choses sur le sol ils regardaient vers le sol, et les spectateurs devenaient, faisaient partie de l’œuvre, ils étaient partie prenante de l’œuvre ». C’est évidemment la même idée. D’agir sur l’enveloppement-même. Je n’ai pas vu les spectacles de Christian Boltanski, mais je recopie aujourd’hui consciencieusement ce que j’entends parce que c’est exactement ça. J’ai aussi vu (samedi dernier) le très beau trio de La Ribot (Another distinguée) qui se passe aussi dans un espace « en roue libre » et en lumière basse, souvent, magnifique trio, très onirique, brut et intime (tu as certainement vu) et, très vite, j’ai trouvé, oui, que les spectateurs se mettent à participer à l’œuvre physiquement. Une animalité apparaît de respiration et d’instinct grégaire, les visages apparaissent sortis du noir de l’espèce humaine. Quand je ne travaille pas, ce qui m’arrive malheureusement souvent, je suis fait pour travailler toujours, je rêve de mises en scène, de spectacles qui évidemment sont des parcours, des promenades, je veux dire que le point de vue se déplace, s’approfondit jusqu’au paysage ; des montagnes (suisses) surgissent, etc. Ce projet permettrait ainsi de faire apparaître, entrer, dans l’œuvre donc, c’est à espérer, du réel, un peu comme j’avais tenté de le faire à l’hôtel Palace, à Bologne, pour le spectacle du même nom (Hotel Palace): il y avait des performeurs très forts (Jonathan Capdevielle, Kate Moran, Marlène Saldana, Thomas Scimeca, c’est-à-dire mes stars de l’époque) à qui j'avais demandé de jouer vraiment en avant, des performeurs plus périphériques qui étaient soit des amis venus de Paris (c’était la belle saison, c’était l’Italie, beaucoup étaient venus en « vacances » dans cet hôtel), soit des performeurs que m’avait fait connaître Silvia Fanti, la curatrice, des gens de Bologne un peu extraordinaires, en particulier une famille entière de deux psy célèbres qui avaient adopté trois ou quatre enfants roumains difficiles (et merveilleux) + chien, etc., et, d’autre part, encore des gens de Bologne que j’avais demandé à mes quatre stars d’alpaguer lors de leurs excursions dans la ville (Jonathan avait ramené, par exemple, un étudiant en économie qui était d’une telle beauté que je ne pouvais pas lui parler sans baisser les yeux), tous ces gens formant donc différentes strates de présences, d’interventions, plus ou moins acteurs, plus ou moins spectateurs, très mélangées au public (et éventuellement même aux clients de l’hôtel qui n’étaient même pas, eux, du public) ; ce qui faisait que les frontières de ce qui se passait (la vie) et de ce qui se regardait (la vie) étaient passablement brouillées. Il y avait un homme d’affaire que je connais de Paris, Philippe Frydman, qui était venu travailler par ordinateur et téléphone pendant une semaine dans les salons de l’hôtel, un écrivain, Jean Pierre Ceton, idem, etc. Tous de mèche. Une sorte de fête. Lors d’un filage, on a même eu l’intervention des carabinieri, mais c’est une autre histoire, enfin, la même, mais ça prendrait du temps… Boltanski dit encore un peu plus loin dans la même émission : « Et donc les spectacles m’ont appris, un, de faire quelque chose qui soit très éphémère, mais également de toucher à un mot qu’on ne peut plus employer aujourd’hui qui est l’« art total », c’est-à-dire, qui est, pour moi, ce que j’emploie dans l’exposition, c’est-à-dire que y a le son, parfois y a l’odeur, parfois y a le froid, c’est-à-dire que y a un ensemble d’éléments qui font partie de l’œuvre et, ça, c’est quelque chose auquel je tiens de plus en plus ». Voilà, tu as l’idée, en tout cas, à peu près comme je l'ai.
Bien à toi, 
Yves-Noël

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