Saturday, December 14, 2019

J ’ai menti


Je vous ai dit, la bibliothèque est fermée, alors, de rage, j’achète des kilos de livre (et ma capacité de concentration est si limitée). Ce matin, je décide d’assumer que je ne vais pas avoir le temps du tout de tout lire pendant le week-end et donc j’ouvre au hasard les livres neufs, au hasard, pour savoir ce qu’ils m’enseignent, précisément, dans cette pâle lumière d’hiver, heureuse et calme, et donnée, redonnée. Par exemple, ce beau gros livre des Chroniques (parues dans la presse) de Clarice Lispector. Par exemple, elle parle de ses enfants. A un moment, elle dit que ses enfants se sont mis à s’intéresser à elle, non pas en tant que mère, ce qu’ils faisaient déjà depuis le début, mais en tant que personne et à lui poser des questions. Par exemple, celle-ci : « Donne-moi le nom d'écrivains profonds que, moi, j'aurais envie de lire. » « Ah, alors il en sentait le besoin ?, continue-t-elle, J'ai été contente, et plus contente encore de lui donner des noms d'écrivains profonds brésiliens. Il s'est mise à lire des nouvelles de Tchekhov et cela lui a plu. Le livre s'intitulait Nouvelles de la vieille Russie, que je recommande à mes lecteurs. On le trouve en livre de poche. » Ah, ah ! encore un titre pour nous : Nouvelles de la vieille Russie. C’est magnifique. Mais notre spectacle pourrait s’appeler aussi : L’Enfant de Clarice. Ou : Lire Tchekhov pour la première fois au Brésil quand on est l’enfant de Clarice. Ou : Tchekhov lu par un enfant. Allez, dans mon élan, je vous recopie aussi la chronique de la semaine juste précédente (c’était hebdomadaire), intitulée : Qui j’aime. Très, très russe, tout est russe, poupée russe, en ce moment :  « C'est grâce a mes lourdes erreurs — qu'un jour peut-être je pourrai mentionner sans m'en vanter — que je suis parvenue à aimer. Jusqu'à cette clarification : j'aime le Néant. La conscience de ma chute permanente me conduit à l'amour du Néant. Et c'est à partir de cette chute que je commence à faire ma vie. Avec de méchantes pierres j'édifie l'horreur et avec horreur j'aime. Je ne sais que faire de moi, déjà née, sinon : Toi, Dieu, que j'aime comme qui tombe dans le néant. » Oh, elle est géniale ! Ça va me faire mon Noël ! Encore un paragraphe (mais tous sont bien), celui-ci s’intitule Dormir : « L'inspecteur Maigret utilise cette expression : « pour agacer le plaisir de dormir », que j'ai traduit par « para aguçar o prazer de dormir ». Car j'ai trouvé un truc excellent à ce propos : quand je suis enfin couchée, après une journée difficile, je pense : et si je devais aller maintenant aller à Bonsucesso [quartier populaire à la périphérie nord de Rio, très éloigné du domicile de Clarice Lispector] pour acheter un médicament ? Alors je frissonne de plaisir d'être dans mon lit. Ou bien je pense : et si on sonnait à la porte et si c'était une visite du genre verbeux et que je sois obligée de m'habiller et d’entendre, entendre, entendre ? Alors, à cette évocation, mon lit me devient encore plus précieux, je me blottis et j'« agace » — comment traduire agacer — le plaisir d'avoir un lit. » On croirait entendre notre Anna Akhimovna, n’est-ce pas ? Moi, je l’entends. Il y a des gens qui arrivent à se mettre tellement vivants dans leur livre... Là, en plus, c’est pour la presse — mais avec une telle liberté ! Bon, enfin, ça n’aurait pas de sens de recopier tout un gros livre : cela aurait-il du sens de le transporter jusqu’à Rennes ? Si je dois venir à pied, mieux vaut voyager léger. Oui, mais ce livre m’allège, en même temps. On verra. « J’ai dit une fois qu’écrire était une malédiction. Je ne me rappelle pas pourquoi au juste je l’ai dit, et en toute sincérité. Aujourd’hui je répète : c’est une malédiction, mais une malédiction qui sauve », plus loin, « Cela sauve l’âme captive, cela sauve la personne qui se sent inutile, sauve la journée que l’on vit et que l’on ne comprend jamais à moins d’écrire ». Mettez-vous à ce niveau, je vous en prie : jouez ce que vous ne comprendriez jamais à moins, justement, de jouer. Sauver son âme captive, quel beau métier ! Tenez, j’invente le début d’une chronique de Clarice Lispector : « Dans la vie, chaque qualité est un défaut. C’est comme ça. On n’a rien sans rien. La qualité est aussi un défaut. Etre généreux est une qualité et un défaut. Comme le disait Hamlet — mais est-ce Hamlet qui le dit ? — : « To be and not to be »… » Cette semaine, j’ai vu le Castorf-Balibar, j’ai loupé le Item du Radeau que je voulais (comme son nom l’indique) revoir, mais j’ai surtout vu deux spectacles en lecture et je dois dire que ce sont ces deux spectacles, la pièce avec Pierre Deladonchamps (dont je suis tombé raide amoureux, mais passons, et il paraît qu’il m’adore aussi, je n’ai pas son 06), qui s’appelle Bent, et la pièce écrite par et avec Jean-Paul Muel intitulée : Les Courgettes (aucune des deux n’a donc un très bon titre), donc, je disais,  ce sont ces deux spectacles qui ont eu le plus d’impact sur moi cette semaine, m’ont bouleversé, cadeaux purs (dans le sens : inattendus) d’un théâtre le plus abouti proche de l’apparition, proche du rêve, proche du théâtre comme « matière », comme la peinture est une matière pour Le Greco, une matière dont, lui — et c’est son génie —, ne sort jamais — jamais —, ça reste toujours de la peinture, les images qu’on voit ne sont que de la peinture, laissent la peinture à l’état de matière, neuve, vivante comme la glaise, le sommeil, l’eau, le désert… mais : de la peinture, pas de réalité autre que cette réalité de la matière-peinture, si ancienne, 40 000 ans, les images transparaissant alors de cette boue miraculeuse, lumineuse, colorée, magiquement comme du Saint-Suaire. C’est comme ça qu’on doit faire du théâtre, comme une matière entre deux mondes, mais qui existe à l’état nature. Ni la vie, ni la mort, mais une sorte d’entre-deux boueux, de demi-saison, automnal, printanier, qui s’appelle le théâtre et qui n’existe qu’à l’état pâteux, plus ou moins transparent ou opaque. C’est ce théâtre en lecture, en loucedé, qui a été pour moi, cette semaine, le plus direct, qui m’a fait rire, pleurer et avoir du désir. Lundi, on lira ensemble la nouvelle Au royaume des femmes. Et j’aimerais que ce soit au niveau de représentation de ces deux lectures auxquelles j’ai participé, l’une en lumière du jour, à 15h, dans une salle de travail à la table, l’autre, le lendemain, à 11h, sur la scène du Petit Saint-Martin, en éclairage de service. La légèreté de ces deux présentations convoquaient larmes, rires et désirs sans que je les visse venir. Vous comprenez ? Il ne faut pas passer à côté de cette éventualité : réussir du premier coup. Il faudrait d’ailleurs que cette première lecture soit filmée — pouvez-vous veiller à ça ? — ou, au moins, enregistrée (le son).
Hâte, 
Yvno
PS : Je découvre, sur Wikipédia, que Clarice Lispector est née en Ukraine, que sa famille juive a fui les persécutions d’après la révolution de 1917, que son premier roman s’est appelé Près du cœur sauvage (un peu donc comme le titre que vous avez trouvé — et qui m’a plu — : A nos âmes sauvages), que ce roman se conclut par : « De toute lutte ou repos, je me lèverai forte et belle comme un jeune cheval » (je vous vois comme de jeunes chevaux) — et encore, bien que le mot « écrivain » ait un féminin en portugais, qu’elle refusa toujours son utilisation, assurant « appartenir aux deux sexes », qu’elle est décrite par Benjamin Moser comme : « l'écrivain juif la plus importante depuis Kafka ». 


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