P ourtant, je n'arrête pas de voir des spectacles sublimes
Bonjour Madame, bonjour Monsieur,
Je vais essayer de faire court — peut-être parce que je n’ai rien à dire. Je n’ai rien à faire non plus, mais ce rien à dire, ou rien à faire, je voudrais le dire et (ne pas) le faire. (Ceci probablement d’une réminiscence de John Cage.)
Depuis juin 2003 et la première commande que l’on m’ait passée, à Nantes, au Lieu Unique, j’ai ressenti une libération, ma vie a complètement changé. Tout s’est ouvert. Mais j’ai tout de suite pensé : « Si on ne me l’avait pas proposé, je n’aurais sans doute jamais rien fait ». (Je serais alors resté interprète.) Cette première commande en a entraîné plus d’une centaine d’autres, pour des spectacles, ainsi qu’un nombre non répertorié de « performances » — enchaînement dû à ce premier succès. Je n’ai donc jamais jusqu’à ce jour rédigé aucun dossier — et mon talent est nul à cela, pardonnez-moi — ni même aucune demande quelconque, aucune lettre de motivation, etc.
J’ai été à la mode. Maintenant la mode a changé — il suffit d'ouvrir n’importe quelle programmation pour comprendre ce changement d’époque puisque les spectacles proposés sont maintenant souvent présentés comme « engagés », « militants ». Pourtant, je n'arrête pas de voir des spectacles sublimes donc rien n'a changé. Des spectacles qui donnent comme des nouvelles heureuses venues du futur, des spectacles qui se situent entre la réalité et le miracle. Je travaille en ce moment, à l’école du TNB, à Rennes, sur Tchekhov. Tchekhov lui aussi vivait à une époque et dans un pays « révolutionnaire » (qui a donné l’horreur que l'on sait) et on lui reprochait constamment de ne pas s’engager dans ses écrits. Mais ce qui intéressait Tchekhov, dans son art, c’était, bien entendu, le réel, pas de « changer le monde ». « Il serait temps que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, reconnaissent qu’en ce monde on n’y entend goutte » », écrivait-il dans une lettre. Je souligne en particulier les artistes. Tchekhov, petit-fils de serf, étant par ailleurs, dans sa vie personnelle, extrêmement altruiste, construisant des écoles, des bibliothèques, soignant gratuitement, donnant de l’argent à qui lui en demandait. Il croyait au progrès, mais il croyait au réel comme à notre seule richesse, pas aux illusions. Les illusions, je les cajole, j’aime les paillettes et les fantômes, mais je les sépare du réel, je veux que la représentation (la fiction, l’art), soit perçue comme un trompe-l’œil.
Je prends commande parce que mon travail est toujours de retrancher plutôt que d’ajouter. Je retranche la volonté, l’humanité même, si je peux, pour laisser se regarder le monde comme en un miroir en train de disparaître et d’apparaître. Le changement. C’est pour ça que je ne peux pas me vendre. Des spectacles, il y en a déjà tant, il y en a déjà trop, il n’y a même que ça (Guy Debord). Mais si l’on m’en propose un, je sais comment faire, je suis à mon affaire. Retrancher. Retrancher au spectacle le spectacle. Dans plusieurs de mes spectacles — comme celui des Bouffes du Nord, 1er avril —, il y a cette phrase qui revient, adressée au spectateur : « Il n’y a pas de spectacle ». C’est le sens aussi de cette devise qui a longtemps résonné : « Le rien, mais avec splendeur ». Approcher la réalité, en sentir le grain, l’ivresse, peut-être la joie folle, peut-être la terreur. Le réel, c’est que chaque vie va finir et que cette règle ne souffre pas d’exception. « Je pense que la finitude de la condition humaine, la perspective intolérable du vieillissement et de la mort suffise à expliquer l’obstination si constante, si répandue des hommes à se détourner de la réalité », disait le philosophe Clément Rosset qui ajoutait : « Nous sommes très, très nombreux à nager dans le grand bain de l’illusion. Et pourtant il n’y a que le réel, le réel nous n’avons que ça et c’est de là que, parfois, surgit la joie. »
Ici, il y a déjà une commande. Ce sont mes amis lyonnais les danseurs Louise Østergaard et Lazare Huet qui me demandent que nous travaillions de nouveau ensemble. Cela me touche beaucoup. J’ai rencontré Lazare, à Lyon, pendant les quatre mois où Gwenaël Morin m’avait prêté son théâtre (le théâtre du Point du Jour). Nous avons ensuite eu envie de nous retrouver pour un nouveau spectacle que l’on me proposait à Armentières — qui s’est intitulé Remise Venise (dont il existe un trailer). Dans ce spectacle, j'ai fait rencontrer à Lazare, pour la première fois sur scène, sa compagne, Louise, danseuse classique (lui danseur contemporain). C’était très, très, très beau. C’est le hasard, le vrai créateur. Le hasard ou le réel. Proust disait : le temps. C’est bien entendu par hasard que cette splendeur arrive. Dans votre commande, si vous acceptiez de me la passer, il faudrait que le hasard soit le Dieu, que rien ne soit écrit d’avance par notre intelligence, que tout soit disponible à l’advenue. Parce qu’aussi, comme le disait Claude Régy — avec qui j’ai commencé —, il faut laisser au spectateur une part du travail. « Non pas la part du sens, l’extériorité du texte (puisqu’il travaillait sur les textes) – mais ce qu’il a de secret ». Il faudra, encore une fois, croire à Kairos, le dieu grec de la bonne occasion. Vous comprenez, j’en suis sûr, pourquoi j’ai besoin que vous me passiez commande.
Bien à vous,
Yves-Noël Genod
PS : Il est possible — peut-être certain — que cette lettre ne réponde pas au projet tel que vous l’énoncez très clairement. Je vous prie, néanmoins, d’en tenir compte.
Labels: correspondance
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