T exte de la causerie sur la poésie (qui ne peut se jouer qu'en Suisse romande)
(Vers le soir)
J’ai fait un spectacle sur le papier, enfin, en traitement de texte, mais ça ne fait pas un spectacle, c’est du vent, du rêve, il est probablement déjà caduc. Les spectacles — surtout les miens —, ne se font qu’avec le public. Le théâtre n’existe pas sans public. Jouvet disait qu’il n’y a de théâtre que quand il y a acte pratique du théâtre. Selon lui encore, cet art relève de la cérémonie religieuse. Il y a un officiant : l’acteur. Un esprit divin : l’auteur. Celui qui vient communier et prendre l’hostie des mains de l’officiant : le spectateur. Sans spectateur pas d’acte théâtral. Donc je vous remercie de jouer au théâtre ce soir. Beaucoup de choses sonnent faux dans ce que j’ai écrit parce qu’elles sont imaginaires. Tout cela suppose une présence physique des uns et des autres ! Merci
J’ai rassemblé des jolies choses / et puis j’ai relu ces jolies choses / et maintenant je vous apporte ces jolies choses / en espérant les avoir oubliées
oubliées en route
ai-je fait de la route ?
j’ai oublié la route
j’ai oublié ces jolies choses
Vous savez, Jésus n’a rien écrit. Pendant longtemps, des millénaires et des millénaires, on a trouvé qu’écrire était mensonger par rapport à la parole. On a pensé que l’écriture était mensongère parce qu’elle fixe, alors que la parole, c’est comme de l’eau, elle coule, s’écoule comme le désir. Gilles Deleuze a dit : « Ecrire, c’est propre. Parler, c’est sale ». Pourquoi serait-ce sale de parler ? « Parce que c’est toujours un peu faire du charme ». C’est vrai, Jésus, je l’imagine absolument charmant
Une fois, avec le doigt, il trace quelque chose dans le sable, mais on ne sait pas quoi. Le reste du temps, il se tait. Il parlait, mais il n’écrivait pas
Jésus n’a rien écrit, Bouddha n’a rien écrit, Socrate n’a rien écrit, Pythagore non plus — et puis j’ajoute un metteur en scène qui est pour moi… mon maître à penser… Lui non plus n’a rien écrit, pas donné d’interview, tout ce que l’on sait de lui vient des récits, des notes prises par les acteurs au moment du travail… et ce metteur en scène a montré les plus beaux / spectacles que j’ai vus de ma vie — vraiment du niveau Rimbaud, quoi… — et, ces spectacles, je les ai vus tout petit, j’étais tout petit — et, à ce jour, ce sont toujours les plus beaux spectacles que j’ai vus de ma vie / je me souviens, petit donc, très jeune, m’être dit : « Tu es en train de voir les plus beaux spectacles que tu verras de ta vie ». Et, à ce jour, ça ne s’est pas démenti. Vous voulez savoir son nom ? [Temps.] Vous ne connaissez pas. Il était très célèbre, mais… [Geste de la main sur la disparition des choses.] J’ai réalisé que le monde avait changé pour ma part / il y a quelques jours / quand j’ai découvert (mais il y a juste quelques jours) que l’année de ma naissance la population mondiale était de près de 4 milliards et que maintenant, très peu de temps après ma naissance finalement (je ne suis pas tellement vieux), maintenant elle est près de 8 milliards. Etonnez-vous après ! Vous êtes quatre dans une pièce, vous êtes huit. Comme ça [Claquements de doigt]. Pour l’avenir, ils prévoient que ça n’augmentera pas aussi vite que ça l’a fait là, dans cette génération. Ça devrait pas faire 4, 8, 16, 32, 64, 128, 256, etc. milliards… Mais enfin, bon, ils ne savent pas…
Alors on va parler de poésie pendant 1 h et quart. Il va falloir un petit peu s’accrocher au début / et puis après, le mieux, c’est de s’endormir
Je vais vous intéresser à des choses qui, moi, m’intéressent à peine… J’aurais préféré plutôt que de titrer ça Vers le soir, de faire un spectacle sur Marie-Thérèse Porcher que j’aurais pu appeler : Marie-Thérèse Porcher dans le coma… parce qu’il a été très malade, Joseph Gorgoni
Vous savez que ça s’appelle Le Jardin du temps, cette installation de Nadia Lauro. Jardin du temps, pas de la météo. Elle s’est inspirée d’une nouvelle de J. G. Ballard. Borges, lui, pour parler du temps a une métaphore, il dit : Jardin aux sentiers qui bifurquent (c’est le titre dune nouvelle). Il utilise la métaphore du jardin plutôt que du fleuve. On retrouve ce mot de bifurcation, c’est intéressant en théorie quantique. Vous savez que la physique quantique donne lieu a des états superposés. Cependant la conscience, l’observation quand on veut faire une mesure, fait bifurquer des états quantiques superposés vers un état mesuré
Alors, le message. Le message de — comment appeler ça ? pas un spectacle… oh là là… enfin… de ce que je voudrais vous transmettre, le message du message, quoi, je vais vous le dire tout de suite parce que / moi, je suis pas cachotier pour un sous, je dis tout — à plat — comme ça, c’est fait. C’est un message qui vaut pour tout le monde. C’est qu’il y a une véritable magie de la vie. C’est absolument indéniable, incontournable. il y a une véritable magie de la vie. Voilà, c’est ça, le message. Il ne faut absolument pas rester dans, si vous voulez, dans ce paradigme matérialiste qui nous broie, aujourd’hui, qui nous enferme, voyez ce qui se passe ! Le proche nous passons à côté sans arrêt sans le voir et c’est pire qu’une indifférence, c’est un assassinat. Non, il existe une véritable « magie de la vie » et cette histoire de déterminisme, de matérialité, etc. qui fait que notre destin est finalement indépendant de notre conscience, ce ne sont que des conneries ! voilà le message !
Dans « Patmos », l’un des plus beaux hymnes de Friedrich Hölderlin, le narrateur (je ne sais pas si on peut parler de narrateur pour un poème, en tout cas celui qui parle, qui s’adresse) demande à un dieu dont il a dit d’abord qu’il était incompréhensible (« proche » mais « rude à saisir »), il demande avec le tutoiement avec lequel on s’adresse à un dieu :
« Donne-nous une eau innocente
Oh donne-nous des ailes… »
C’est au début de ce poème, Patmos, qu’il dit aussi la célèbre phrase : /
« Mais là où il y a danger, croît /
Aussi ce qui sauve. »
C’est l’expérience. Expérience contient le mot « péril », Expérilience, avoir traverser le péril. On est expérilmenté ou inexpérilmenté…
« Mais là où il y a danger, croît /
Aussi ce qui sauve. »
Les deux messagers privilégiés de la poésie : les oiseaux, et l’eau vive
« Le vivant est un éternel écoulement », dit Nietzsche
« Donne-nous une eau innocente
Oh donne-nous des ailes… »
« Donne ainsi l’eau innocente,
Ô donne-nous les ailes du sens le plus fidèle
Pour traverser et pour revenir. »
[Changement de ton, faussement étonné, conte.] J’étais dans un jury, à Bruxelles, il y a quinze jours. C’est pas du tout mon style d’être dans un jury, mais alors, pas du tout, mais, enfin, j’y étais ; c’était la première fois (et la dernière, j’espère). Un jury d’une école d’écriture. Tout est jury en ce monde, enfin…
Et puis en rentrant de ce jury le lendemain matin, j’ai… j’ai loupé mon train. J’ai couru de l’hôtel à la gare et je suis arrivé comme dans les films, le train partait : j’arrive au moment où le train part. Bon
Alors j’ai attendu sur un banc le train suivant
A un moment quelqu’un / comme un ange / est venu s’asseoir à côté de moi sur le banc. J’ai hésité et puis je me suis décidé à me déplacer pour laisser une place entre nous, peut-être c’était mieux, mais j’avais peur que ce soit interprété comme de la méfiance. J’étais au milieu, il y avait trois places, il est venu s’asseoir, je me suis déplacé d’une place pour laisser une place entre nous, geste barrière, n’est-ce pas ? / et cet homme m’a remercié / premier signe étrange (et dans « étrange » il y a « ange » n’est-ce pas ?/ et c’est là que j’ai dû remarquer qu’il était beau / qu’il était jeune
J’ai loupé mon train à Bruxelles et j’ai attendu sur un banc le suivant pour Paris. Un merveilleux garçon qui paraissait 22 et heureusement il en a 32, je dis heureusement parce que je tombe souvent amoureux des garçons de 22 — 32, ça va, je sais me tenir. Donc ce garçon avec son accent belge et ses lèvres d’enfant est venu me parler sur ce banc de la mémoire de l’eau
Et puis cet homme m’a parlé / jusqu’au train et puis dans le train /aussi / on est resté ensemble. A l’arrivée, on s’est séparés. A l’arrivée, il y a eu un contrôle au bout de quai, moi je suis passé facilement, j’étais resté moins de 48 h en Belgique, mais j’ai pensé que lui pouvait avoir été arrêté. Je n’ai pas cherché à le savoir
car son message m’avait été transmis / pour que je vous le transmette
[Retour au sérieux.] Il m’a parlé de la mémoire de l’eau
Il m’a parlé de mettre l’eau en congruence avec soi, de prendre le temps de s’imprégner de cette conscience au moment de la boire et de prononcer simplement ces mots : « Cette eau est la meilleure pour moi ». Ou bien si on est en groupe on peut prononcer : « Cette eau est la meilleure pour nous », ce qui fait que l’eau se trouve assainie encore différemment. Un autre goût que quand on est seul. Elle est plus dense, plus complète, on a quasiment l’impression qu’on pourrait la mâcher
Il m’a parlé de nos capacités extra-sensorielles, de nos capacités subtiles qui sont peut-être, on ne sait pas, dans les 95% d’ADN dont on ne connaît pas la fonction. L’ADN poubelle, ils l’ont appelé joliment (a-t-il dit)…
Il m’a dit qu’on avait mis à l’extérieur le pouvoir sur nos âmes et nos capacités subtiles, que l’église avait mis la main sur ça, avait assuré la déconnexion de la connexion directe à l’âme (cette part qui fait de nous plus que simplement un corps) et avait entraîné la perte de confiance. Pas seulement les prêtres, mais les médecins, mais les juristes, enfin… tous ces spécialistes qui font qu’on n’est plus en contact / direct / avec… l’âme. Il m’a dit que ce qui avait un effet le plus négatif sur notre capacité de création, c’était le doute (que n’ont pas les enfants). Je lui ai dit que Jeanne Moreau avait dit, en effet, une fois : « Il n’y a pas de mauvais acteurs, il n’y a que des acteurs qui ont peur ». Ça l’a intéressé. Il m’a raconté l’histoire d’une enfant qui ne savait pas nager et que d’autres enfants avaient jetée dans une piscine pour s’amuser. Elle avait raconté ensuite qu’au fond de l’eau, / dans sa tête / quelque chose / avait changé, qu’elle s’était dit qu’elle était un poisson
Et puis il a parlé de cette dynamique d’in-con-di-tion-na-li-té
Il m’a dit : « Toutes les relations que je crées, j’ai envie de les placer dans un rapport d’inconditionnalité, qu’elles soient éphémères ou durables. L’inconditionnalité, ça veut juste dire qu’on ouvre son cœur. Un espace plus grand s’ouvre (de cœur à cœur). Je peux, continuait-il à m’expliquer, ne rien dire d’intime, ce n’est pas la même chose que l’inconditionnalité, l’intimité (des rapports d’intimité peuvent être très conditionnels, en fait, surtout en couple). Ou bien je peux choisir de ne pas nourrir la relation, me limiter à la transaction (à la réciprocité, si vous voulez). Ce qui n’est pas contre l’autre ; c’est tout simplement qu’il n’y a pas d’espace en moi, il n’y a pas l’élan, la disposition…
Il m’a parlé de l’illusion. « L’illusion, c’est que la terre ne tourne pas. »
Rien n’est permanent, tout est éphémère, ça ne s’immobilise jamais, ça ne s’arrête jamais, on ne peut pas espérer que ça s’arrête, on ne peut pas espérer avoir enfin un système qui rendent les puissants assurés : ça tourne, ça change, la loterie à Babylone. La loterie à Babylone, oui, c’est une autre nouvelle de Borgès, très belle aussi. J’ai une amie qui avait dans sa classe un garçon insupportable qui foutait rien à part les jeux vidéo. Ses parents lui avait offert une Ferrari pour son anniversaire qu’il montrait à ses copains (il était trop jeune pour la conduire). Ses parents avaient gagné à la loterie… c’est des destinés tragiques, hein
[Très hésitant.] Alors, on va commencer cette conférence par des géné… cette conférence sur la poésie, c’est une conférence, une causerie, un survol très… [Geste vague.] sur la poésie… Mais, vous savez, la poésie… Disons, c’est mon métier de considérer la poésie comme une chose sérieuse
Vous savez peut-être que Marguerite Duras, peu avant sa mort, a donné une série d’entretiens à une journaliste italienne qui ont donné un recueil en italien — et ce recueil a été retrouvé beaucoup plus tard et a été traduit en français. Et dans ce recueil — c’était, en fait, très récemment : j’ai connu Duras, hein ! —, alors que la journaliste aborde le thème qui nous intéresse et nous effraie tellement — notre futur, Marguerite raconte d’abord comment elle voit le futur de l’humanité et puis elle dit : « Mais parler des problèmes de l’humanité, cela ne veut rien dire, hein ? Mais parler des problèmes de l’humanité, cela ne veut rien dire : la bataille incessante, / jour après jour, / on la mène avec soi, / par la tentative de résoudre son ir-ré-so-lu-bi-li-té ». Il y aurait toute une conférence à faire à partir de cette phrase et c’est d’ailleurs cette conférence où je suis en train, en fait, d’essayer d’avancer — ou même un livre, mais, ce livre, Dieu soit loué, je ne l’écrirai pas. Ou peut-être une disserte — par exemple, le sujet du bac philo, en France, qu’un ami à moi, de 17 ans (trop jeune : il faut qu’ils aient 22) a passé cette année, à Bordeaux : « Sommes-nous responsables de l’avenir ? » Bien sûr, Marguerite Duras aurait dit non ! (et bien sûr mon ami de 17 ans a dit oui). Pour elle, il y avait quelque chose de beaucoup plus important que les problèmes de l’humanité, / c’était le rapport à Dieu. Etre face au problème de Dieu, voilà autre chose, hein ! Je me souviens, quand je la fréquentais, j’étais vraiment tout petit, elle prédisait souvent la fin du monde. Je n’ai jamais osé le lui dire, mais je me souviens y avoir pensé : « Mais Marguerite, pour vous, oui, ça va être la fin du monde bientôt, mais, pour moi, pas tout de suite. Je ne suis encore qu’au début de ma vie ». Maintenant je me suis rapproché de la fin du monde — et nous nous en rapprochons tous à chaque seconde. Entre-temps, on a doublé la population mondiale. Mais ce que je voulais vous dire de plus important, c’est qu’il y a trop de beauté dans le monde. On ne va pas aborder ce soir les problèmes soi-disant politiques de la pollution (atroce), de (l’appétence à) la destruction / des espèces. Non, ce dont nous allons parler ici ce soir, ce qui est pire que détruire (dit-elle), c’est le problème du trop de beauté dans le monde. Que pouvons-nous demander à Dieu sinon nous protéger de la beauté ? On ne peut pas demander à Dieu un yacht, voyez, ou même on ne peut pas demander que notre petite sœur guérisse du cancer, non… même ça, on peut pas le demander. Non, la seule chose qu’on peut décemment demander à Dieu, c’est de nous protéger de la beauté. Parce qu’il y a en trop dans le monde (de beauté). La beauté et son trop-plein d'existence écrase le monde. Vous en savez quelque chose, vous les Suisses. Si vous êtes comme vous êtes… dans cet état… disons, votre côté mou, contemplatif… c’est une nervosité, en un sens… c’est parce que vous êtes écrasés par la beauté de vos paysages. Cherchez pas… Ça doit être une sorte de, probablement, de vibration permanente, une sorte d’acouphène qui… Oui, la beauté nous menace. — Une personne qui a vu le spectacle en avant-première m’a envoyé un poème d’Emily Dickinson : « La beauté m’oppresse à en mourir. » elle dit. « Beauté aie de moi merci ! Mais si j’expire aujourd’hui / Que ce soit les yeux sur toi — ». Parfois on la supporte, ce sont les poèmes, par exemple, les peintures, les photos, la musique, mais souvent elle nous détruit…
Alors, il serait peut-être temps, maintenant, d’introduire Rainer Maria Rilke. Pour ma part, jusque là je ne le supportais pas bien, Rilke (c’est très complexe, faut dire). C’était pas encore le moment, et puis, là, en préparant deux ou trois choses, j’ai commencé — commencé juste — à le comprendre. Il est arrivé à ce qu’il voulait, Rilke, mais sans le savoir — comme ça se passe vraiment la vie, la vie, c’est sans le savoir — et l’art aussi, le plus beau, c’est sans le savoir —, il y est arrivé quelques années avant de mourir, une fois la sensation que son œuvre était derrière lui. Il a écrit alors des poèmes d’une telle beauté sur le miracle de la vie qu’on les imagine inconscients. Il a donné congé, sans peut-être même s’en aviser aux figures : les anges, les héros, les amoureuses et à Orphée lui-même son double idéal. Il est arrivé à célébrer le monde qu’il redécouvrait autour de lui avec des yeux neufs, des yeux lavés, le monde comme frais lavé, sans risquer plus aucun voyage (lui qui n’arrêtait pas), seulement autour de chez lui, de Mazot — et ce sont des instants de grâce infinie qu’il a pu faire rayonner dans des paroles d’une grâce infinie. Il a réalisé son vœux de toujours (et infiniment énoncé) de dire le « simple », le « tout proche », le « terrestre » Ici, Les Elégies de Duino, c’est encore très, très angoissé, « crise intérieure » on appelle ça…
« Qui si je criais m’entendrait donc, d’entre [Le cri du vice-consul dans India Song] [Lecture avec un ton ancien et « fou ».]
les ordres des anges ? Et supposé même que l’un deux
me prît soudain contre son cœur je périrais
de son trop de présence. Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant »
C’est le début très célèbre de la première élégie de Duino, début qui lui a été dicté, a-t-il raconté, dans la tempête, dans un endroit, le château de Duino ,qui surplombe la mer adriatique… (il avait quelques ami-i-e-s riches, Rilke.)
« Qui si je criais m’entendrait donc, d’entre
les ordres des anges ? Et supposé même que l’un deux (l’un des anges, oh, oui),
me prît soudain contre son cœur, moi le garçon, moi le poète, je périrais
de son trop de présence. (Il a une sœur morte, Rilke, à la naissance, parce qu’il s’appelle Re-né, en fait, Rilke. C’est Lou Andrea Salomé qui lui a fait changer son prénom : Rainer.) Car le beau n’est rien
que ce commencement du Terrible que nous supportons encore,
et si nous l’admirons, c’est qu’il dédaigne, indifférent,
de nous détruire. Tout ange est terrifiant ». Oui, il y a trop, trop de beauté dans le monde, beaucoup plus que nous ne pouvons en supporter…)
« Du coup, je me contiens, je ravale le cri d’appel
d’obscurs sanglots. A qui, hélas, pouvons-nous
recourir ? Ni aux anges, ni aux hommes,
et les bêtes, sagaces, flairent bien
que nous ne sommes pas vraiment en confiance (sous nos toits)
dans le monde expliqué. Tout juste s’il nous reste
un arbre ou l'autre sur la pente, à revoir
jour après jour ; s’il nous reste la route d’hier
et quelque fidèle habitude, trop choyée,
qui, de se plaire auprès de nous, ne repart plus.
Et j'oubliais : la nuit quand le vent chargé d’espace
tire sur notre face — à qui manquerait-elle la nuit désirée,
doucement décevante — peine et menace
pour le cœur solitaire. Est-elle aux amants plus légère ?
Ah, ils ne savent que s’entre-cacher leur sort.
L’ignores-tu / encore ? Que tes bras ajoutent leur vide
aux espaces par nous respirés, et les oiseaux peut-être
éprouveront l'air élargi d’un vol plus intime.
Oui, les printemps avait besoin de toi. Beaucoup d'étoiles
comptaient sur toi pour être devinéesUne vague,
dans le passé, montait vers toi, ou bien,
quand tu passais devant une fenêtre ouverte,
un violon se donnait. Pour toi, autant de tâches.
Mais les maîtrisais-tu ? N’étais-tu pas toujours
distrait par une attente, comme si toute chose
t’annonçait une aimée ? (Où vas-tu l’héberger,
quand les grandes pensées d'ailleurs vont et viennent
chez toi et souvent restent pour la nuit.) »
Bon, voilà le début, un très étrange garçon, que Rilke, hein…
Je vais aller voir, j’en saurai peut-être un peu plus, le pays où il habitait, sa tombe, tout ça… c’est prévu…
Alors, là, il faudrait peut-être un peu de musique… [Il chante.] Buvons un coup ma serpette est perdue mais le manche, mais le manche, Buvons un coup ma serpette est perdue mais le manche, mais le manche est revenu… »
« « J’aime l’ignorance touchant à l’avenir », murmure Nietzsche. »
Bon, mais pour le sujet du bac, « Sommes-nous responsables de l’avenir ? », j’aurais pu dire autre chose que la phrase de Duras — vous n’avez pas de bac, ici, je crois, vous avez quelque chose qui s’appelle la « maturité », n’est-ce pas ? (D’ailleurs, les bacheliers, on les appelle des « maturistes » — à ne pas confondre avec « naturistes ») — J’aurais pu dire qu’on peut pas savoir si c’est le futur qui influence le présent ou si c’est le présent qui influence le futur. Très souvent, en fait, les deux se mêlent et l’important c’est de comprendre que ça marche ensemble, puisque le temps est quelque chose de très compliqué ; les lignes temporelles changent sans arrêt. J’aurais parlé peut-être de la notion de « multivers ». En physique quantique, toutes les versions de la réalité existent en même temps. Le chat mort, le chat vivant, etc. Par contre, dès qu’il y a une conscience qui intervient pour observer le système, pour mesurer, eh bien, ce système se met à exister en une seule version, voilà. La conscience joue le rôle fondamental de déterminer dans quelle version du multivers on vit. Voilà, si j’y pense rapidement, ce que j’aurais peut-être pu avancer sur cette question…
Vous savez, ces anges, ce sont des êtres de lumière / chez Rilke, dans ce que je viens de vous lire : « Souvent / les anges (dit-on) ne sauraient pas s’ils vont parmi des vivants ou des morts… » Ah, non, je ne vous l’ai pas lu, ça, j’ai coupé avant.
« Mais les vivants font tous
l’erreur de trop trancher. Souvent,
les ange (dit-on) ne sauraient pas s'ils vont
parmi des vivants ou des morts. Le courant éternel
sans cesse emporte à travers les deux domaines
tous les âges »
Alors je me disais que ces anges, c’était peut-être des neutrinos, par exemple, ces particules expulsées par le soleil qui nous traversent constamment. Elles sont très petites, elles traversent la Terre comme si c’était du vide. Pour elles tout est pareil, la Terre ou le vide ou nous : un million par centimètre carré nous traversent à chaque seconde… Vous ne les sentez pas, eux non plus
L’ange, la notion d’ange peut être à tuer aussi, c’est Virginia Woolf qui le fait remarquer : l’ange du foyer qui empêchait à une certaine époque pas si éloignée les femmes d’écrire (parce que les femmes devaient être des « anges du foyer »). Maintenant, c’est un autre ange encore qui empêche d’écrire ou de lire, c’est l’ange des réseaux sociaux, l’ange numérique. Certes, tout le monde est devenu scribe de lui-même, à l’ère de l’Internet. Mais il n’a jamais été aussi difficile d’écrire quelque chose qui ne soit pas de la publicité ou de la dénonciation. L’ange numérique, c’est une agence de marketing et communication personnelle. C’est cet ange que l’écrivain s’il veut écrire doit tuer. Il faut aller contre l’époque. L’écriture, la poésie, c’est triste, mais ça va contre. C’est une guerre et qu’on ne peut que perdre, mais c’est une guerre
Le garçon que j’ai rencontré en attendant le train m’a parlé de la mémoire de l’eau. C’est quelque chose dont j’avais déjà entendu parler quand j’étais gosse. Duras en avait parlé… à Claude Régy, j’imagine, je ne sais pas — Claude Régy est un metteur en scène avec qui je travaillais quand j’étais gosse, mais, je précise, ce n’est pas le metteur en scène dont j’ai parlé au début. Donc j’étais là, en tout cas, au moment de la mémoire de l’eau.[Vivement.] Vous savez, tout s’est gravé, de Duras, j’étais très jeune et tout s’est gravé comme sur un microsillon. Je l’entends dire à Régy : « Tu te rends compte ? Ce sur quoi on travaille, ils sont en train de le découvrir ! » Je me souviens de la phrase. Elle était folle de joie. Et c’était dans tous les journaux, « Le nouvel Obs » en avait fait sa une…
Vous savez, toute personne qui rentre dans une pièce modifie la pièce et la pièce modifie la personne. Ça Claude Régy le savait et Marguerite Duras aussi. Jacques Benveniste. Il avait découvert que l’eau, mise en contact avec diverses substances, en conservait l’empreinte et transportait l’information, agissant par ondes, justement. (C’est le principe de l’homéopathie.) Il avait une image : « Ce serait comme de laisser tomber ses clés au Pont-Neuf à Paris et de pouvoir démarrer sa voiture à l’embouchure de la Seine ». Puis il a été désavoué par ses pairs, il a perdu ses soutiens, n’avait plus qu’un labo tout petit, il est mort on peut dire d’épuisement (en 2004) — et ce garçon du train me dit que c’est relancé, la mémoire de l’eau, boire la mémoire, l’eau est un liquide extraordinaire, il me cite des chiffres de capacité de stockage d’information / gigantesques. Il me parle aussi de ce Japonais, j’ai plus son nom, très connu, qui fait des photos de cristaux d’eaux heureuses et d’eaux malheureuses, des cristaux magnifiques ou détruits, d’une eau à qui on dit « je t’aime », d’une eau à qui on dit « je te hais ». Dans le « 24h » que j’ai eu sous les yeux quand je préparais ce spectacle, il y avait un article intitulé : « Eternel dilemme de l’eau vaudoise : s’écouler vers le Nord ou vers le Sud », où l’on parle d’une « eau embrouillée » (parce que les bassins versants ont été chamboulés par les aménagements humains). Il paraît que dans La Reine des neige 2 (Frozen 2), le dessin animé Disney, cette idée de la mémoire de l’eau est reprise et illustrée…
Le garçon du train me parle aussi de notre capacité à communiquer sans les mots… qui est, dit-il notre capacité normale…
On est capable d’influencer, de modifier la structure de la matière par la pensée… Tout peut être transformé par les champs de conscience…
Vous savez la poésie, ça tient à pas grand chose. Nathalie Sarraute (ma deuxième mère de substitution… Vous savez, Baudelaire « Les soleils couchants / Revêtent les champs / Les canaux, la ville entière, / D’hyacinthe et d’or ; / Le monde s’endort /Dans une chaude lumière. » Nathalie Sarraute faisait remarquer : s’il avait mis au singulier, c’était foutu : Le soleil couchant, revêt les champs… Marguerite Duras avait une autre manière de me faire remarquer ce que c’était que l’écriture. Elle était dans un restaurant (je crois que c’était bien avant ma naissance) à côté d’un couple qui mangeait du poisson. Et le type s’étrangle avec une arrête. Et sa femme lui dit : « T’es trop miro pour le rouget ! » Et Duras disait : c’est ça, l’écriture. Si elle avait dit : T’es trop myope pour le poisson, c’était rien.
Il y a un autre exemple de ce que c’est que la poésie qui m’a été indiqué aussi dans mon adolescence, cette fois par Nathalie Sarraute. Elle m’a fait remarqué, vous savez, Baudelaire, L’Invitation au voyage : « Les soleils couchants / Revêtent les champs, / Les canaux, la ville entière / D’hyacinthe et d’or ; / Le monde s’endort / Dans une chaude lumière ». Elle m’avait fait remarquer que s’il avait mis au singulier, « le soleil couchant / Revêt les champs… », c’était foutu ! A quel point, ça tient à pas grand chose.
(Raconter : J’ai vu un spectacle sur Baudelaire en septembre au mois de septembre et (relire sur Instat)
Baudelaire était un aliéné qui par un tremblement du hasard a maintenant lycées et rues à son nom…)
Il y a un autre exemple de ce que c’est que la poésie. Cette fois, c’est Borgès qui parle d’un vers très célèbre qui débute un poème de Byron : « She walks in beauty like the night » (Raconter)
Jaccottet né à Moudon, Roud qui a vécu presque toute sa vie à Carrouge, Rilke, Valaisan d’adoption… Aussi j’ai découvert Alice Rivaz, l y a une expo en ce moment, à la bibliothèque du Palais de Rumine, La Paix des ruches, c’est sublime. Pas si loin de Virginia Woolf. Très vivant
Vous connaissez — puisque c’est la saison des roses —, vous connaissez Angelus Silesius ? C’est un pseudo, bien sûr. Angelus, Ange, est dérivé du grec « messager », le messager de Silésie, sa région natale, il s’est appelé. C’était un contemporain de Spinoza, de Pascal, un poète mystique qui nous apparaît maintenant proche du zen, si vous voulez
« La rose est sans pourquoi, fleurit parce qu’elle fleurit,
N’a souci d’elle-même, ne désire être vue. »
ou
N’a souci d’elle-même, ne cherche pas si on la voit. »
ou
N'a pour elle-même aucun soin, — ne demande pas : suis-je regardée ? »
Le premier vers est toujours traduit de la même façon
Ça rappelle un peu Gertrude Stein [guh·trood stine] : « A rose is a rose is a rose is a rose ». Ou Tchekhov dans les Trois sœurs : « Le sens ? Regardez, il neige, quel est le sens ? »
Et Borges, le poète argentin qui a vécu à Genève (qu’il a beaucoup aimée d’ailleurs) — je ne parle que de gens qui ont rapport avec la Suisse, vous l’aurez remarqué, la Suisse comme le centre et le passage, l’attirance — qui a écrit aussi d’ailleurs deux ou trois magnifiques poèmes sur Spinoza / que je vous lirai peut-être si vous êtes sages (parce que, Spinoza, faut être sage) — a intitulé l’un de ses poèmes, en anglais curieusement : Unending rose, La rose sans fin, illimitée dit-il aussi / « écrire, désécrire » / Que je pense, que je rêve aux poèmes que j’ignore encore alors que j’écris
Je n’ai pas trouvé de traduction, de ce poème, alors celle que je vous donne est de / Deepl
« Cinq cents ans après l’Hégire (L’Hégire, c’est le début de l’ère musulmane qui commence en 622 du calendrier chrétien ; donc cinq cents ans après 622, c’est 1122)
Cinq cents ans après l’Hégire
La Perse regarde du haut de ses minarets
l'invasion des lances du désert
et Attar de Nishapour [un poète qui a écrit La conférence des oiseaux, son œuvre qui est encore très connue, et qui est mort, dit-on, à 78 ans justement dans ce massacre de Nishapour infligé par les Mongols en 1122]
et Attar de Nishapour a regardé une rose
et lui a dit sans le dire
comme celui qui pense, et non comme celui qui prie :
— Ta sphère vague est dans ma main. Temps
nous plie tous les deux et nous ignore tous les deux
en cet après-midi d'un jardin perdu. [Geste de la main après chaque vers.]
Ton poids léger est humide dans l'air.
Le cri incessant de ton parfum
se lève vers mon vieux visage déclinant
mais je te connais plus loin que cet enfant
qui t'a aperçue dans les feuilles d'un rêve
ou ici, dans ce jardin, un matin.
La blancheur du soleil peut être tienne
ou l'or de la lune ou la rougeâtre
fermeté de l'épée dans la victoire.
Je suis aveugle et je ne sais rien (en fait, comme Borges qui était en effet lui-même aveugle aussi, mais il savait beaucoup de choses — mais savoir beaucoup de chose, c’est savoir qu’on ne sait rien)
Je suis aveugle et je ne sais rien, mais je prévois
qu'il y a plus de chemins (plus de manières). Chaque chose
c'est l'infini. (donc il est vraiment dans les états superposés de la physique quantique, là) Tu es la musique,
firmaments, palais, rivières, anges,
une rose profonde, illimitée et intime,
que le Seigneur montrera à mes yeux morts. »
Voyez, ça fait référence à la rose de Silesius, mais aussi peut-être à la fleur de Mallarmé : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets. » On peut dire aussi que le mot « fleur », l’idée si on veut, est présente dans tous les bouquets, mais c’est moins beau…
[En faisant le vieillard] Quand j’étais jeune, très jeune, votre âge — non, dans les années 2000, puisque j’en parlais lors de mon premier spectacle en 2003, j’ai vu David Bowie en concert à Paris et au premier rang au début du spectacle, une personne lui a offert trois roses. Il s’en est saisi, il nous les a montrées et il a dit (il l’a dit en anglais, mais…) : « Je voudrais que ces roses poussent et se multiplient pendant le spectacle, pour qu’à la fin il y en ait assez pour que je puisse vous en offrir une à chacun. »
Vous comprenez pourquoi ce qui nous occupe est sans repos ? Pourquoi nous avons tort de nous excuser constamment de ne pas « militer » ? (Tant mieux s’il y en a…) Barbara chante : « Il est d’autres combats que le feu des mitrailles / On ne se blesse pas qu’à vos champs de bataille, qu’à vos champs de bataille ».— C’est parce que « la rose est sans pourquoi » / et que « chaque chose, c’est l’infini »
« Cinq cents ans après l’Hégire
La Perse regarde du haut de ses minarets
l'invasion des lances du désert (c’est drôle, il y a ça dans la nouvelle de Ballard dont Nadia s’est inspirée, le Garden of Time : il y a les lances bien sûr des barbares, ce n’est pas précisé si ce sont des Mongoles qui surgissent à l’horizon et qui sont arrêté un moment quand on cueille une fleur du temps dans le jardin du temps, mais les fleurs aussi sont comme des lances. Il dit : « Lorsque les fleurs — donc du temps — se balançaient légèrement dans l'air du soir, elles brillaient comme des lances à pointe de flamme »)
Cinq cents ans après l’Hégire
La Perse regarde du haut de ses minarets
l'invasion des lances du désert
et Attar de Nishapour a regardé une rose
et lui a dit sans le dire (« con tácita palabra »)
comme celui qui pense, et non comme celui qui prie : /
— Ta sphère vague est dans ma main. Temps
nous plie tous les deux et nous ignore tous les deux
en cet après-midi d'un jardin perdu.
Ton poids léger est humide dans l'air.
Le cri incessant de ton parfum
se lève vers mon vieux visage déclinant
mais je te connais plus loin que cet enfant
qui t'a aperçue dans les feuilles d'un rêve
ou ici, dans ce jardin, un matin.
La blancheur du soleil peut être la tienne
ou l'or de la lune ou la rougeâtre
fermeté de l'épée dans la victoire.
Je suis aveugle et je ne sais rien, mais je prévois
qu'il y a plus de chemins. Chaque chose
c'est l'infini. Tu es la musique,
firmaments, palais, rivières, anges,
une rose profonde, illimitée et intime,
que le Seigneur — c’est ça qu’il prévoit — montrera à mes yeux morts. »
[Un peu pompeux, affecté.] Aujourd’hui, avec la neurologie végétale, nouvelle discipline scientifique, on ne peut plus être tout-à-fait sûr que la rose soit vraiment « sans pourquoi », ni qu'elle n'ait pas, sous une forme encore largement mystérieuse, une certaine conscience d'elle-même. (Pour autant, les raisons de notre émerveillement contemplatif devant sa beauté, tout aussi prôné par Angelus Silesius que le « lâcher-prise » existentiel de la rose qu’il nous donne en exemple, ne peuvent que se nourrir des surprenantes explorations de la science contemporaine, préludant peut-être à un changement de paradigme dans les relations de l’homme avec la nature… Comme un biomimétisme ou une bio-inspiration généralisés ou inversés (désintéressés, cette fois, ou par intérêt bien compris), dans un grand effort d'anthropo-décentration, en tout cas, comme le souhaitait Marguerite Yourcenar dans son roman L’Œuvre au noir (parue en1968), une phrase qui a été reprise pour son épitaphe :
« Plaise à Celui qui Est peut-être
de dilater le cœur de l'homme
à la mesure de toute la vie... »
Il y a l’épitaphe de Rilke aussi :
« Rose, ô pure contradiction, désir
de n’être le sommeil de personne sous tant de
paupières »
Je vous remercie beaucoup
[Fin. Applaudissement.]
Non, non, attendez, ce n’est que la première partie / il y en a trois. Bon je ne pourrai peut-être pas faire la troisième à cause du temps-qui-nous-est-imparti / En tout cas on va faire la deuxième… on a le temps ? Si quelqu’un peut-être… un petit intermède musical, non ? Non ? Bon, alors j’enchaîne, écoutez…
Deuxième partie
Philippe Jaccottet à son arrivée à Paris, à 21 ans, a été frappé de « l’extraordinaire capacité de bavardage » et de « l’assurance » des Parisiens. Je vais essayer d’être à la hauteur et d’être pour vous ce soir, un Parisien — et qui plus est, du haut de son arrogance, qui choisit de faire mine de s’intéresser à vos poètes locaux, je dirais même indigènes, eh ben, mon vieux ! « Quel courage tu as », m’a dit Veronica !
Gustave Roud, à un moment, parle dans son journal d’essais sans force de soustraire au temps quelques heures, quelques stations spirituelles. C’est ce que nous allons essayer de faire, sans force… — le « sans force » est important —, au cœur de la ville, de la foule et de la manifestation capitaliste permanente, la capitalocène, la révolution capitaliste jamais assouvie, enfin, tout ce qui se présente… Cette énergie du « sans force » nous en donnera !
« Ferme les yeux » a dit le philosophe gréco-romain Plotin (Antiquité tardive, néoplatonisme), « Ferme les yeux afin que s'ouvre l'œil intérieur. »
Les mots « vers le soir » — qui ont donné le titre de cette causerie, de ce survol — me sont tombés dessus ou plus précisément sur un vaste paysage (de la même lumière qu'un paysage de rêve) au bord de la mer et c’est l'ensemble qui m'a ému, l’ensemble du vaste point de vue et de sa légende qui m’est apparue aussi : « vers le soir » — l’émotion est venue d’une chose et des mots qui lui correspondaient, comme Alice Rivaz écrit que, quand les mots si émouvant de « verts pâturages » lui tombent sous les yeux, son cœur bat plus vite, son regard brille — comme, dit-elle, « celui des pauvres Noirs des plantations de canne à sucre de la Louisiane — je sais pas si elle y est allée — [Air désolé.] lorsqu’ils entonnent un de leurs cantiques ». En tout cas, ça lui fait battre le cœur, son regard brille, les mots « verts pâturages ». (C’est le rapport des mots et des choses.) C’est à propos de la (d’une) jolie lettre de Rilke sur l’amour qu’elle écrit ça. [Temps. Hésitation.] (Mais, bon, cette jolie lettre de Rilke sur l’amour, je ne vais malheureusement pas vous la lire, parce que je ne sais pas où la retrouver, en fait, j’ai juste marqué entre parenthèse (p114), mais « p114 », ça ne va pas nous aider : de quel livre ? De quel livre ? C’est dommage parce que je crois me souvenir que cette lettre était vraiment jolie — et puis c’est toujours bien, une lettre sur l’amour. Enfin, bon…
J’ai juste ce bout de phrase, je ne sais pas si ça lui appartient : « comme un ravissement cueilli en rêve » (Ahah !)
À propos de cueillir en rêve, connaissez vous l'anecdote de la fleur de Coleridge ? C’est Borges qui la raconte et, là aussi, je ne le fais que de mémoire parce que je ne retrouve pas les choses, que voulez-vous — on croit qu’on travaille, qu’on prend des notes, puis pfft… Donc c’est le rêve de Coleridge (Coleridge, c’est un poète aussi, fin XVIIIème, qui brillait par l'esprit : un des grands cafés de Londres lui versait des appointements pour qu'il y tînt conversation — bon, mais enfin, je ne vais pas vous faire des bios de tout le monde parce que enfin, prenez des notes si vous connaissez pas et aller sur Internet, pour voir un peu, mais pas ici, allez-y à la maison — sinon croyez-moi sur parole. Prenez des notes). Alors donc, je reprends, excusez-moi. Coleridge à un moment — dans son journal il écrit ça — rêve qu’il visite le paradis. Il a écrit ça dans son journal. Il visite le paradis en rêve. Et dans son rêve on lui donne une fleur comme preuve de son passage. Et alors que penser au matin quand il se réveille avec la fleur dans la main ?
La poésie, la poésie des poèmes parce qu’il y en a sans doute une à l’état naturel, c’est ce que je pense, en tout cas, mais la poésie des poèmes, disons, repose, hélas, sur des artifices — je dis hélas parce que, si on les découvre, ces artifices, eh bien, on s'en lasse. Je me souviens, Claude Régy qui avait travaillé des dizaines d'années sur Marguerite Duras, (et avec elle), à la fin de sa vie, il n'arrivait plus à la lire : « Je vois trop comment c'est fait » (il m’avait dit). Et Duras elle-même se fatiguait de ce qu'elle écrivait, bien sûr. Comme elle faisait taper les versions / successives de ses textes — je ne sais pas pourquoi, par radinerie sans doute — par le dramaturge de Régy— et donc Régy (Régy, Claude Régy, vous ne voyez pas non plus ? « Au nom prédestiné », avait dit de lui Jean-Louis Barrault… Bon, écoutez…[Geste pour passer à autre chose.] ») Donc Régy voyait passer les versions successives avec parfois — souvent — des phrases très belles qu'elle avait supprimées. Il le lui disait : « Mais, là, Marguerite, tu as supprimé une phrase très belle… » « — Pfft ! C’est du Duras ! »
« Poésie : mieux on comprend comment cela devrait se faire, moins on y parvient, dit Philippe Jaccottet. La virtuosité apparaît avec le vide. »
Ce sont des « poétiques », ce dont je vous parle, hein ? Celles de mettre ensemble les morts et les vivants, par exemple. Régy parce que je l’attaquais souvent sur cette histoire de mort qui m’embêtait (j’étais jeune), Régy m’avait dit un jour : « Mais c’est une poétique. C’est parce que, moi, je trouve plus beau (Oui, c’est une question de beauté.) de voir sur un plateau des gens à la fois vivants et morts »). C’est l’unité qui est recherchée (l’unité du paradis, si vous voulez). Il y a une citation de Novalis qui a agit comme une injonction pour Gustave Roud (Oh, Novalis, représentant du premier romantisme allemand, bon, écoutez…) Novalis que Roud à traduit… [Doute soudain.] Gustave Roud ! ce poète qui habitait Carrouge, à côté d’ici, dans le Haut-Jorat ! De très jolies promenades… Bon, c’est une citation qui affirme absolument la tâche que s’est donnée toute sa vie Gustave Roud : « Le paradis est dispersé sur toute la terre, c'est pourquoi on ne le reconnaît plus. Il faut réunir ces traits / épars ». Toute sa vie autour de sa ferme — mais on dirait la Suisse, ce dont je vous parle ! Errer autour de sa ferme ! La Suisse vue de Paris, en tout cas —, Gustave Roud a cherché à réunir les signes du paradis qui, par miracle, par synchronicité si vous voulez, se présenteraient. Quelle noble tâche ! Il y a d’ailleurs un titre explicite de lui : Essai pour un paradis. « Ô paradis, paradis humain ! En vérité, j’en arrive à ne désirer plus que ce qui est. Les rêves d’autres choses me semble le fruit vraiment de notre insuffisance. » Vous comprenez comme c’est important, des phrases comme celles-ci, à une époque où on essaye de rendre sexy, dethéoriser la décroissance ? Par ailleurs, c’est le secret du bonheur : désirer ce qu’on a. Ce qui est. Il arrive que l’on désire sa propre femme, si-si, ça s’est vu… Un poète, c’est quelqu’un qui ressent que l’imagination de la nature est plus grande que celle de l’homme. Ce sont des prophètes, ces acteurs. Le poète — ou l’acteur, nommez-le comme vous voulez — laisse entendre que nous baignons dans une plénitude, une totalité que seuls notre faiblesse ou notre égoïsme nous empêchent de voir ; qu’elle nous soit une fois apparue, le temps d’un éclair, et nous n’aurons plus d’autre souci que celui de la retrouver. Il y a une poésie qui n’a pas d’autre souci. Elle ne cherche pas à inventer des nouvelles formes ; il lui suffirait de ne pas perdre ce qu’elle a vu une fois. Le paradis comme l’espace dans son état le plus pur, sans ruptures, sans déchirures ; comme la suprême continuité. « Le Temps lui-même à tes genoux couché lèche avec lenteur, comme un chien, ta grande main fauve éternelle. » « Le Temps lui-même à tes genoux couché lèche avec lenteur, comme un chien, ta grande main fauve éternelle. » Avec le mot « fauve » qu’on retrouve souvent chez Roud. Je remarque qu’il s’appelle Roud, en plus. « Fauve ». C’est son mot fétiche. Il y a des mots fétiches chez les poètes. Chez Baudelaire, c’est le mot « vaste », par exemple, qu’on retrouve partout. « Mais la vue de ce grand cercle parfait, à la fois fermé et ouvert, au centre duquel je me sens enfin réel, ne m’est qu’exceptionnellement accordée. » Wallace Stevens, un autre, un poète américain, vous connaissez ? à peu près de la même époque, très peu paumé, lui, il était directeur de banque, a écrit dans un poème au très beau titre — Il est le champion des titres, Stevens ! par exemple : Pas d’idées sur la chose, mais la chose elle-même, ça, c’est c’est beau ! — ce poème s’appelle Dernier soliloque de l’amante intérieure, Final soliloquy of the Interior Paramour. C’est encore plus beau avec l’ancienne expression française « par amour » pour amante — et ce poème qui parle de fixer un [Accent anglais.] « rendez-vous » se termine par : « Nous bâtissons une demeure dans l’air du soir / Où être ensemble est suffisant. »
« Nous bâtissons une demeure dans l’air du soir
Où être ensemble est suffisant. » [Geste englobant.]
Il y a une rêverie sur l’homme même, la voix de l’homme, la parole : « Ne serait-ce qu’à nous-même, nous voulons faire entendre la voix d’un homme ». Je ne sais plus si c’est de Gustave Roux ou de Philippe Jaccottet, cette citation…
Gustave Roud dit que le mouvement premier qui l’a porté à l’écriture, c’est le sentiment qu’il est sans cesse témoin de merveilles innombrables qui sont vouées à la disparition par le fait même qu’elles sont liées au temps ; que toute sa démarche est de les arracher au temps, d’essayer de les rendre sinon éternelles, du moins durables par l’écriture, par le poème. Il se sentait mal incarné. Il s’intéressait aux hommes bien bâtis — qui ne s’y intéresserait pas ? Les moissonneurs, les faucheurs… Il est fasciné par eux parce qu’il a l’impression qu’eux vivent leur vie. « La vie, ils la vivaient. » Il a fait des photos de ces jeunes gars, ces Adonis, au moment des foins. Ils auraient fait des photos de surfeurs s’il avait été près de la mer…C’est plus proche des statues grecques que des anges intercesseurs, mais enfin, le désir… « Une fontaine où boit un jeune homme nu à la profonde poitrine ». « Et ta profonde poitrine nue baigne au fleuve d’azur sans fond ». (C’est vrai que c’est mignon, à cet âge-là, faut dire…) Il a fait des photos vraiment merveilleuses, Roud, encore, je dirais, dans la naïveté du désir de photographier et de photographier le désir. Des photos précisément du paradis, on peut dire ; un peu comme faisait Jacques-Henry Lartigue dans un autre milieu, bourgeois. La joie de vivre, quoi. On tape sur Internet « Gustave Roud photographe » et on tombe sur des photos inoubliables. Des preuves. Ça me fait penser, cette histoire de paysans, ça me fait penser à une anecdote de la vie de Verlaine. La biographie de Verlaine, je vous la recommande : moi c’est un livre qui m’a beaucoup fait rire parce que / il ne lui arrive que des malheurs ! alors, ça devient drôle, à force, les pires trucs ! De Charybde en Scylla. Prince de la déveine. Et donc à un moment, bon, il a pas de boulot, il en cherche, et, Delahaye, Ernest, je crois, un ami très proche de Rimbaud, Rimbaud ayant déjà disparu en Afrique à ce moment-là, hein — et Delahaye trouve à Verlaine une place de prof, d’anglais je crois, dans un lycée dans les Ardennes à douze kilomètres de chez la mère de Rimbaud ! Bon, et, là, Verlaine tombe amoureux, bien sûr, d’un de ses élèves (comme Brigitte Macron) ; enfin, un petit sanglier des Ardennes de 17 ans, quoi ; ils quittent l’école, ils prennent une ferme ensemble, figurez-vous, et Paul Verlaine, écrit là-dedans des poèmes… en regardant trimer comme un bœuf le gamin par la fenêtre. Ça n’a pas duré, le jeune a dû aller à la guerre, je ne sais plus ce qu’il s’est passé, ou alors il a attrapé une saleté, enfin il est mort. Et la vie de Verlaine a, elle, continué encore longtemps. 2 ans avant de mourir, il s’était remis avec deux putes. Il était tout content, il écrit : « A ma grande surprise, je suis redevenu hétéro ». On sait pas comment, un déchet humain, mais, enfin… Bon — oh, mais ne me faites pas raconter tout en vrac parce que [Il souffle.] Bon, enfin, voilà, ce que je voulais dire c’est que le gamin des Ardennes qu’a aimé Verlaine, l’espèce de double bouseux de Rimbaud, c’est ce genre de gosse que Gustave Roud pouvait aimé, hein, en tout cas, remarquer. Mais j’ai sans doute tort d’avoir ramené Verlaine parmi nous, parce que Verlaine, « Verlaine ? Il est caché parmi l’herbe, Verlaine », à côté de Gustave Roud, non, c’est du show-biz. Ce qu’on peut dire, c’est que Gustave Roud voyait des signes dans l’univers du ciel et du plancher des vaches et que c’était à partir de sa solitude (d’où l’errance) qu’il reconstituait, comme un modeste tâcheron, la dispersion, la diaspora
Au fait, contrairement à ce qu’on dit, nous n’habitons pas la terre, nous habitons l’air / à travers l’atmosphère. Nous sommes immergés en lui exactement comme le poisson est immergé dans la mer ou la rivière
« Le temps n’est que le ruisseau dans lequel je vais pêchant. J’y bois ; mais tout en buvant, je vois le fond de sable et découvre le peu de profondeur. Son faible courant passe, mais l’éternité demeure. Je voudrais boire plus profond ; pêcher dans le ciel, dont le fond est caillouté d’étoiles. Je ne sais pas compter jusqu’à un… »
« Souvent, le poète est visible, à l’écart du tableau ; quand je prends la place au centre, ce n’est plus un tableau. Je r’garde-j’admire-j’m’effraie ; je suis heureux quand je me sens en accord, malheureux quand je me retrouve séparé de la vie commune. L’accord est-il atteint (rarement), c’est une sorte d’hymne qui me vient / aux lèvres ; l’accord rompu, c’est plutôt une plainte / discrète, ou une méditation… »
Allez, comme vous êtes gentils, une citation / de Franz Kafka celle-ci. Une citation qu’on a beaucoup utilisée au théâtre du Radeau — le théâtre du Radeau, vous connaissez ? C’est ce qu’il y a de plus beau en matière théâtrale, hein, mais si vous ne connaissez pas tant pis ![Dépité.] Surtout dans une époque où tout est défait, scolaire, personne ne sait plus ce que c’est même qu’un spectacle — oui parce qu’un spectacle, il faut que ça change la vie quand même, hein ! —, eh bien au théâtre du Radeau, ils savent. Dans le temps, je crois bien qu’on a joué à Genève… Mais il y a plusieurs Genève dans ma mémoire, je n’arrive pas à rassembler cette ville… Alors, cette citation — faut m’arrêter parce que sinon on est encore là à minuit : « Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie — écrivez-là ! tiens ! papier-crayon ! — Il est parfaitement concevable que la splendeur de la vie se tienne prête à côté de chaque être et toujours dans sa plénitude, — virgule — mais qu'elle soit voilée, — virgule — enfouie dans les profondeurs, — virgule — invisible, — virgule —, lointaine. — point — Elle est pourtant là, — virgule — ni hostile ni malveillante, — virgule — ni sourde ; — point virgule —qu'on l'invoque par le mot juste, — virgule — par son nom juste, et elle vient. — point — C’est là l'essence de la magie qui ne crée pas, — virgule — mais invoque ». — point —»
On pourrait faire une pause, là… mais on enchaîne, on enchaîne…
Gustave Roud, il marchait la nuit, il aimait bien marcher la nuit, dans un état de fatigue, pour s’amener, dit-il, à un état second qui change la réception des choses, la perception : « On a l’impression que derrière tout ce qui est transitoire, ce qui est quotidien, y a une espèce d’éternité cachée qui ne devient perceptible — dit-il — qu’aux moments de ces états, ces états extrêmes de l’être ».
Le garçon du train, je n’ai aucun moyen de le joindre, je ne connais même pas son prénom, je lui ai donné mon email, mais il ne m’a pas donné le sien. (Et c’est vrai, un seul suffit, dans un vrai échange. Mais il n’a pas repris contact avec moi.) L’eau émet des ondes, en fait… Les molécules d’eau peuvent correspondre aussi à distance… Peut-être n’est-il pas plus nécessaire de vivre deux fois que de le revoir / une fois disparu / ce garçon du train aux lèvres d’enfant et à l’accent belge…
Non, j’ai reçu un mail finalement, il s’appelle Jean-Charles de Biolley. Il est noble, ça m’étonne pas… Noblesse belge… Dans son mail, rien de personnel… Il m’invite à l’un de ses séminaires, je lui avais dit que ça m’intéressait… Sur son site, il dit qu’il veut « activer les connaissances et sagesses que chacun porte en soi ». Je n’ai pas d’autre ambition quand je dirige des interprètes — ou, bien sûr, directement avec vous…
On ne peut pas parler de poésie en l’air comme je le fais, la poésie, c’est infiniment secret, on ne sait pas ce qui se passe quand on lit de la poésie, c’est même peut-être sa définition : quand on ne sait pas ce qui se passe… quand on comprend quelque chose, mais au bord de comprendre, qu’on comprend qu’on est au bord de comprendre quelque chose, mais pas plus
qui n’est justement pas d’en parler
et que ce n’est que ça, comprendre
comprendre au bord, pas en plein dedans : alors, c’est de la poésie !
Le paradis, ça a l’air d’être un grand mot, mais c’est concret, en fait. C’est des histoires de blaireaux, de chevreuils, de grands cerfs, de fouines, de rouge-gorges, etc. Alors, bien sûr, le paradis disparaît pourquoi le nier et on peut en être très malheureux, mais le malheur, non, il ne doit pas nous entraîner. S’il ne reste qu’un moineau, il faut encore l’aimer et le saluer, s’il ne reste qu’une abeille. Depuis combien de temps n’ai-je pas vu de sauterelles ? C’était un jeu, enfant, ces sauterelles qui sautaient partout. Disparues. On était au lac et on a vu très très bien un épervier. L’air était si limpide, on voyait tous les détails — et j’ai pensé : qu’avons-nous à faire de l’invisible ? Le visible suffit
Ce qui est le plus beau, je trouve, chez Roud et chez Jaccottet, ce sont les carnets, les notes sans fin, la contemplation passionnée de la nature, les rythmes naturels dans le temps d’une vie, le retour de l’élément familier, oiseau, feuille, nuage et la primeur des découvertes. Les lectures, les rêves… Chaque note est un discours particulier qui témoigne du monde à sauvegarder. Peut-être est-ce une faiblesse de penser cela, qu’il faut sauvegarder, conserver autant que faire se peut. Qu’est-ce que vous en pensez ? Je pourrais ouvrir le débat…
Il y a un artiste — enfin, un artiste… — considérable, c’est Bernie Krause [beurni kra os], c’est un enregistreur de paysages sonores. Cela fait plus de cinquante ans qu’il a commencé à enregistrer des biotopes, des lieux qui n’avaient pas encore été touchés par l’homme et qui sont d’une richesse extraordinaire, comme le commencement de la musique, en fait ; c’est ça qui est étonnant, jamais une cacophonie ; tous les sons, les cris, les chants de toutes les espèces, les bruits d’ailes, le vent, etc. trouvent leur place, c’est un jeu de fréquences comme les radios. C’est sublime quand c’est bien diffusé (il y avait une expo à Paris, j’y suis resté des heures). Et alors Bernie Krause est retourné dans ces mêmes endroits parfois plusieurs fois, ils se sont appauvris considérablement car, maintenant, il n’y a pratiquement plus d’endroits non atteints par l’homme, pas d’endroit où il n’y ait pas au moins un avion qui passe dans le ciel, c’est affreux, c’est vrai. Pour couronner le tout, Bernie Krause a eu tout son matériel d’enregistrement détruits dans l’incendie de Californie en 2017…
L’accueil du multiple est la raison d’être des carnets, à condition d’apparaitre en même temps comme une passion de l’unité. « La neige […] tombe en tournoyant comme les graines de l’érable, comme une seule ample et silencieuse graine blanche sur le village. » (en janvier 1955 : est-ce que « village » existe maintenant encore de la même façon ?) Le poudroiement, la dispersion, appellent l’image de la graine unique, originelle. Novalis déjà demandait : « Où chercher le germe premier, le prototype de la nature ? » « Toutes choses visibles, écrit Jaccottet, c’est très beau, ça, toutes choses visibles comme des cris ou des soupirs de l’Invisible souffrant d’être invisible »
Quatrième de couverture d’une des Semaisons (de Jaccottet) : « Des graines pour replanter la forêt spirituelle ». C’est un beau titre, La Forêt spirituelle ; j’aimerais donner un spectacle de ce titre. [J’ai pensé hier soir, un pubis de femme à l’ancienne, je veux dire pas le ticket de métro et tout ça, pas la petite fille, non, un vrai pubis, j’ai pensé : c’est ça, pour moi, la forêt spirituelle.]
« formule de curé » a-t-on pu railler.
Le sacrifice de la graine… C’est dans l’évangile de Jean : « Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il demeure seul ; mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruits. »
« L’effacement soit ma façon de resplendir »
C’est un vers célèbre qui a malheureusement enfermé Jaccottet dans un personnage, un peu, qu’il a tenté de renier plus tard. « S’effacer et briller », c’est un peu une devise de danseur étoile que j’ai lu dans « Le Monde » d’il y a quelques jours. Car, c’est terrible, ce qui compte peut-être plus encore que l’écriture, c’est l’image d’un écrivain. Borges le fait remarquer. Ce qu’un poète — laisse au monde, c’est peut-être plus encore que son écriture, son image. L’image d’Homère, le poète aveugle, de Baudelaire, de Kafka, de Proust, de Dante, de Flaubert, l’image de Philippe Jaccottet, d’Emily Dickinson. La photogénie de Beckett. (Ou de Gustave Roud. Il y a un documentaire superbe dans les archives de la RTS, dans la collection « Personnalités suisses ».) Moi, j’avais une devise plus vulgaire, un peu tape-à-l’œil quand je faisais du show-biz, mais exactement de la même métaphore : « Le rien, mais avec splendeur ». Et le nom de mon association pour faire du théâtre, en France, c’est Le Dispariteur. Faut que je fasse gaffe ! Parce que, sinon, à force de disparaître, on risque de jeter le bébé avec l’eau du bain… C’est pour ça sans doute que je me suis longtemps méfié de Jaccottet. Philippe Jaccottet, sur Youtube on peut l’écouter lire magnifiquement un très beau poème, faut dire, de lui, qui s’intitule Comme le Martin-pêcheur prend feu :
« Chasseur ne vise pas, cet oiseau n’est pas un gibier
Regard ne vise pas, recueille seulement l’éclair / des plumes / entre roseaux et saules… »
La poésie, c’est parfois un moyen de parler simplement
« Plus je vieillis et plus je crois en ignorance,
plus j’ai vécu, moins je possède et moins je règne.
Tout ce que j’ai, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité. »
— le « tour à tour » jamais habité, je vous fais remarquer, c’est magnifique. C’est l’espace de la tour / d’ivoire ou bien de la tour de Tübigen où Hölderlin a passé les trente-six dernières année de sa vie, ou de la tour de Muzot de Rilke dans le Valais, par exemple, ou de « Gal, amant de la reine, alla (tour magnanime !) / Galamment de l’arène à la tour Magne à Nîmes », le fameux distique holorime de Marc Monnier, vous connaissez, l’écrivain genevois… Le « tour à tour » fait allusion à ces messages qui se transmettaient comme ça se faisait par les feux des tours de guet, en Corse, par exemple, ou de phare en phare comme aussi dans le poème de Baudelaire Les Phares —
« Tout ce que j’ai — dit Philippe Jaccottet —, c’est un espace tour à tour
enneigé ou brillant, mais jamais habité.
Où est le donateur, le guide, le gardien ? »
« donateur », « guide », « gardien », ce sont des figures du poète… Vous savez que le mot « troubadour » comme on a appelé en France du Sud les premiers poètes au Moyen-âge, troubadours dans le Sud, trouvères dans le Nord, ça veut dire : « celui (ou celle) qui trouve ». C’est beau, non ? On s’attendrait facilement à penser, à notre époque, que le poète, c’est celui qui cherche. Non, en fait, non, c’est celui qui trouve. C’est celui qui trouve et rassemble inlassablement, dans l’espace de sa vie entière, les signes d’un paradis possible. C’est comme si Jaccottet ne faisait que redire des traces, des formes, des figures de la grande jonglerie, n’est-ce pas — c’est ce que je trouve émouvant. Mais, pour moi, le plus grand poète du XXème siècle au sens de celui qui trouve, le moins répété, disons, il me semble que c’est Francis Ponge. Qui a d’ailleurs souvent été d’abord publié à Lausanne. L’expression qui revenait souvent dans la conversation de Ponge : « Sortir du manège ». C’est beau parce qu’il y a le mot « neige » aussi dans « manège ». Il disait que la poésie était « la science par excellence ». Tout est magnifique chez lui. Il y a un texte qui s’intitule : Le monde muet est notre seule patrie. Il a dit aussi : « Beaucoup de paroles simples n’ont pas été dites encore. Le plus simple n’a pas été dit. »
Ou alors, quand il parle du verre d’eau :
« Si les diamants sont dits d’une belle eau, de quelle eau donc dire l’eau de mon verre ? comment qualifier cette fleur sans pareille ? — Potable. »
« Il dit même explicitement dans un commentaire qu’il fait de ce poème (que vous pouvez trouver sur YouTube, magnifique documentaire) : « Tout ça, je ne l’ai pas cherché, je veux dire, je l’ai, tout simplement à partir de l’eau, je l’ai trouvé, vous comprenez, ce n’est pas du tout une volonté de poème, c’est tout simplement pour être juste avec l’eau. »
« Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais » (je reviens à L’Ignorant) Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais — ça, c’est évidement en référence à Blaise Pascal qui dit : « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre ». Phrase absolument magnifique, mais idiote, un peu, n’est-ce pas ? — réfléchissez — le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre, vous ne voyez pas ce qui ne va pas ? Eh bien, pour ça il faut qu’il y ait des domestiques (ou des esclaves) qui apportent la bouffe. Sinon on en sort de la chambre, on va à la supérette. Emily Dickinson, le plus grand poète américain, à mon sens, elle est restée un bon moment dans sa chambre, paraît-il, elle sortait plus, elle regardait seulement par la fenêtre — mais on lui apportait son assiette ! Elle était d’une famille aisée — et compréhensible visiblement. Cela dit, Pascal, pas idiot, le précise : « Un homme qui a assez de bien pour vivre ». Ben oui, faut vivre d’abord. Duras aussi a clamé à un moment : « Je fais des films pour occuper mon temps. Si j’avais la force de ne rien faire je ne ferais rien. C’est parce que je n’ai pas la force de ne m’occuper à rien que je fais des films ». Bon, ça, c’est direct Pascal, hein. Moi, quand j’étais petit, je ne comprenais pas cette phrase / d’elle parce que je me disais : « Moi, j’ai la force de ne rien faire ». Ben, oui, mais, mon chéri, ça s’appelle la dépression — voire le séjour en hôpital psy… Bon, je reprends — non, mais c’est intéressant, l’hôpital, parce que ça amène toute la thématique de l’art Brut. Bon… on va laisser de côté pour ce soir…
« Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
Entre parenthèses : (le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre) » — aaaah, voilà le serviteur — un ange, l’ordre des anges… « Je me tiens dans ma chambre et d’abord je me tais
(le silence entre en serviteur mettre un peu d’ordre) », le problème de la poésie, c’est que tout survient. Ici Rilke, mais aussi Baudelaire La Mort des amants : « Et plus tard un ange entr’ouvrant les portes »… Vous me ferez penser de vous parler aussi de Virginia Woolf, peut-être dans la troisième partie, vous verrez, plus tard, c’est très important. Vous serez contents… Oh, tenez, je vous en parle tout de suite, parce que je ne sais pas si on aura le temps [Regardant sa fausse montre.]. Elle fait remarquer que le problème de l’écriture avec une langue ancienne (pour elle l’anglais) est que les mots arrivent groupés. Les mots ont tendance à s’amalgamer et une fois qu’un groupe de mots est trouvé, il reste. Elle donne l’exemple de Shakespeare. Au moment où Macbeth a l’impression qu’il ne va jamais parvenir à enlever le sang de ses mains, que s’il plongeait ses mains même dans les océans (de Neptune), ces océans verts (parce qu’à l’époque de Shakespeare la mer n’était pas bleue, mais verte, c’est récent la mer bleue), ces océans verts, ces mers multiples, deviendraient rouges. En anglais, ça donne : « The multitudinous seas incarnadine ». Les mers multiples incarnadines. Avec incarnadine comme un verbe : rendrait rose ou même : couleur chair. Elle dit : « seul un immense poète pouvait découvrir que le mot « incarnadine » (mot français) appartenait à « multitudinous seas », mais une fois que cette association est trouvés, on ne peut plus, dit-elle, employer le mot « incarnadine » sans que « multitudinous seas » vienne avec… Virginia Woolf dit que les mots appartiennent les uns aux autres. vous comprenez ?
« et j’attends qu’un à un les mensonges s’écartent :
que reste-il ? que reste-t-il à ce mourant » — le mourant, c’est à Montaigne, cette fois, que ça me renvoie [Rudement.] : « Tout ce que vous vivez, vous le desrobez à la vie ; c’est à ses despens. Le continuel ouvrage de vostre vie c’est bastir la mort. Vous estes en la mort pendant que vous estes en vie. Car vous estes apres la mort quand vous n’estes plus en vie. Ou si vous aymez mieux ainsi, vous estes mort apres la vie ; mais pendant la vie vous estes mourant, et la mort touche bien plus rudement le mourant que le mort, et plus vivement et essentiellement. » —
« que reste-il que reste-t-il — je vais vite, un peu — à ce mourant
qui l’empêche si bien de mourir ? Quelle force
le fait encore parler entre ses quatre murs ?
Pourrais-je le savoir, moi l’ignare et l’inquiet ?
Mais je l’entends vraiment qui parle, et sa parole
pénètre avec le jour, encore que bien vague : (alors voici la parole que le mourant avec l’aide du vague du jour prononce, c’est entre guillemets) :
« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… » »
Voilà, il a entendu une voix de mourant, le mourant, c’est le poète lui-même, bien sûr :
« Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
On est loin de Metoo / n’est-ce pas ?… Mais c’est quand même un très beau poème que je viens de vous lire. Il y a ce dédoublement de celui qui se tait, qui fait silence dans sa chambre et qui entend alors celui qui parle, mais une parole comme venue du dehors de la chambre (avec le jour), la figure du poète, donateur, guide, gardien (ou même de l’ange) qui connaît une parole qui n’est pas celle du bonhomme dans sa chambre qui accepte de se taire, de faire silence — c’est pour entendre une autre parole, comme / sacrée, / on va dire, qui prononce ces mots reconnaissables : « Comme le feu, l’amour n’établit sa clarté
que sur la faute et la beauté des bois en cendres… »
Il dit des choses aussi qui l’apparente à un vieux con, Philippe Jaccottet. Il n’aime pas Picasso. Il faut le faire ne pas aimer Picasso ! « Picasso est mort. Les journaux en font l'égal de Michel-Ange, de Goya, de Vélasquez. Négligeant ainsi une différence décisive. Picasso était peut-être une sorte de génie ; mais le génie d'une époque dont le noyau est du vide. Cela produit une étrange sorte de génie, qui éblouit ou étourdit sans convaincre » Mais que vont comprendre les enfants qui naissent si on leur dit : vous êtes dans une époque vide. Comment un enfant qui arrive au monde, dans le monde plein, au contraire, réel, absolu — comme un enfant trouve le monde à chaque naissance —, comment peut-il comprendre, cet enfant, que ce monde est vide ? Comment même en faire des enfants ? — ou alors on vit dans une communauté sans téléphone, sans électricité, au fin fond des pâturages, mais… Comment dire aux enfants qu’ils sont des tard-venus (dans un monde à son déclin) ? Il y a quelque chose, pour moi, d’insupportablement faux
Disons que, pour ces poètes, la modernité n’est pas une réalité favorable. Alors, si vous voulez, c’est là que ça résiste. Baudelaire a ouvert la modernité, il a invité l'artiste moderne à s'immerger dans son temps / pour en extraire, en révéler la part d’éternité. La part d’éternité, elle est partout, tout le temps. On la voit sur les visages, au bord du lac, en été, à Lutry, ou dans n’importe quel endroit — ou moment — où les visages peuvent être détendus : les visages sont de vrais visages. Les visages les plus modernes sont aussi les plus anciens. C’est ça qui est bouleversant. Tout est là, l’ancien et le nouveau se mélangent et s’attirent. Non, pas « satyre », enfin… Ooooh, pas « satyre », s’at-tirent… Comment dire… Il y a une attirance… Si vous ne cherchez pas la beauté de votre temps, vous vous condamnez à l’académisme, c’est ce qu’a posé Baudelaire. Mais on dirait que les poètes de la deuxième moitié du XXème siècle ou disons : d’après les deux guerres, je crois que c’est ça qui fait la différence (évidemment pas Apollinaire) se sont détourner des processus modernes, tels qu’on peut les définir, de « déréalisation » pour s’attacher au seul réel qu’il conviendrait de sauver : celui de l’élémentaire / où s’éprouve avec force une présence immédiate / au monde. Ponge : le verre d’eau, l’huître, le bois de pin. Bien sûr, les journaux ne cessent quotidiennement de nous avertir du caractère diabolique du monde contemporain, mais les enfants qui viennent au monde y arrivent aussi invraisemblablement que dans les temps anciens. Bon. Mais on ressent cette souffrance, certains d’entre nous, d’être coupés de l’éternel. Mais la poésie de Jaccottet, de Roud, de Rilke, etc., propose vraiment le retour à la bougie. Ça propose vraiment le retour à la bougie. Et on voit, on voit bien que ça rencontre les problématiques actuelles. Si on a l’impression que le monde créé par les humains va à sa perte… Mais y sont-ils vraiment pour quelque chose, les humains, je veux dire, quelque chose qu’on pouvait éviter, qu’on pourrait encore éviter ? Oui, c’est vrai, si on croit en l’esprit. Oui, si on y croit. Alors, cette poésie est clairement un appel à la résistance.
« Ne serait-ce qu’à nous-même, nous voulons faire entendre la voix d’un homme. »
« Ouvrir un livre de poésie, c’est vouloir s'éclairer avec une bougie en pleine déflagration de bombe à hydrogène, dit Jaccottet. (Une bombe H, je le rappelle, c’est 1000 fois plus puissant que celle larguée sur Hiroshima, Et Jaccottet avait vingt ans au sortir de la seconde guerre.) Parier pour la bougie, dit-il, en ce cas, est tout à fait insensé, et cependant, c'est peut-être dans ce genre de pari que réside notre avenir. » (Il reprend encore l’idée du pari de Pascal.) C’est évidemment aussi pour cette raison-là que ces poètes nous touchent profondément. Face à la déraison du monde trop créé par les humains, il s'agit de parier pour une poésie qui se veut défense et illustration de l'inactuel.
« Il faut évidemment accepter une condition préalable (à la lecture de la poésie) qui, elle aussi, est un défi à notre époque : celle de l'arrêt. Il faut suspendre un instant le tourbillon de l'action, le mouvement de notre hâte inquiète, assourdissante, s'immobiliser, et laisser s'ouvrir cette étrange promesse comme on voit s'ouvrir une graine. L'opposition de la poésie et des grands événements de notre temps, c'est peut-être le combat de la graine et du tonnerre », dit Jaccottet. Presque Gandhi. J’ai lu une phrase de Gandhi écrite sur la buvette de la plage à Lutry — ce sont des choses qui me font aimer la Suisse, ça, vous comprenez ? — et la phrase, c’est : « La vie est un mystère qu’il faut vivre et non un problème à résoudre ». Je viens de lire un portrait de Stanley Kubrick où on le brosse dans une attitude exactement inverse donc anti-poétique absolue : « La vie consistait à résoudre des problèmes, et pour résoudre un problème, il fallait être en capacité de le voir. » Voyez, c’est l’opposé… Voir les problèmes…
Après tout, perpétuer ce qui peut l’être, c’est une belle tâche
Vous connaissez ce mot de Hölderlin c’est peut-être le moment de le citer, parce qu’on a l’impression justifiée que les poètes sont d’une race à part, ils insistent souvent beaucoup là-dessus, d’ailleurs eux-mêmes, mais Hölderlin dit :
« Plein de mérites, / mais, en poète, / l’homme / habite / sur cette Terre) » Phrase que je comprends comme disant tous les êtres humains sont des poètes en fait, habite la Terre en poète. Ça me fait penser à Ponge quand il définit le poète : « Ne serait-ce qu’à nous-même, nous voulons faire entendre la voix d’un homme. » Il est possible, on le sent, on le pressent et on commence à l’écrire que la condition de poète dépasse le domaine humain, mais concerne sans doute tous les vivants, toute l’invention des vivants, et sans doute même l’eau, et les anges bien entendu sont de la partie…
(Novalis, à la même époque (ils sont nés en même temps ces poètes dont on parle : Hölderlin, Novalis, Coleridge, c’est la même date de naissance quasi) Novalis a dit : « Plus c'est poétique, plus c'est vrai »
Un ami a témoigné : « Rilke était poète, était personnalité, même quand il ne faisait que se laver les mains ».
Christique
Cet ami de Rilke, Rudolf Kassner, a dit aussi que la poésie de Rilke lui semblait «admirable, mais égarée » / car elle offrait un « exemple éclatant des vains efforts d'un poète pour ressusciter le monde magique d'avant / l’histoire [Geste : trop grand.], d'avant le temps [Geste : trop grand.], d'avant le Christ [Geste : trop grand.] ».
Quand il est arrivé en Suisse, la première impression qu’il a écrite dans une lettre a été : « C’est une exposition de paysages, sûrement pas un pays pour moi » Ce qu’il a démenti par la suite parce qu’il s’y est installé, comme vous le savez, dans un paysage qu’il a adoré : Rilke a composé plus de 400 poèmes en français dédiés au canton du Valais
Il est évident que les poètes auxquels je fais allusion un peu ici, Jaccottet, Rilke, Novalis, Roud, Hölderlin… (le plus incroyable, c’est Paul Celan, mais je ne peux pas en parler ici. Il a écrit La Rose de personne) : ces poètes ont besoin de l’hypothèse divine — qu’ils soient croyants ou qu’ils ne le soient pas —, au moins comme principe d’organisation, comme structure du monde, pour penser la tâche du poète. Ils ont besoin de la verticalité pour créer la vie qu’ils veulent créer (par l’imagination, la nomination), le lieu, l’exprimable, la complétude, ils ont besoin de penser la place (même vide) de Dieu (même absent). (C’est la condition de leur succès.) Mais il y a aussi des poètes qui se passent de l’hypothèse de Dieu, qui sont moins dans la question de la nomination que dans celle de la conversation, du parler ordinaire. Ce serait l’objet d’une toute autre conférence, mais nous avons essayé nous aussi, ce soir, de converser, de faire causette…
Quand j’étais le petit gosse à Marguerite Duras, elle m’a dit : « Tu veux connaître la plus belle phrase que j’ai écrite de ma vie ? » Alors, oui, je voulais ! C’est dans L’Amour, je crois, un de ses romans d’après 1968, où il y a Lol. V. Stein devenue folle qui dit : « Ici c'est S. Thala (S.Thala est le nom d’une ville imaginaire de bord de mer.) Ici c'est S. Thala jusqu'à la rivière. Et après la rivière c'est encore S. Thala » Voilà. Autant vous dire qu’à l’âge que j’avais j’ai été désarçonné. J’ai rien compris. La plus belle phrase qu’elle ait écrite de sa vie ? « Ici c'est S. Thala jusqu'à la rivière. Et après la rivière c'est encore S. Thala » On comprendra peut-être mieux (je pense qu’elle a le même sens) la phrase plus terrienne de Georges Bernanos, écrivain catholique : « Il n’y a pas un royaume des vivants et un royaume des morts, il n’y a que le royaume de Dieu, vivants ou morts, et nous sommes dedans ! »
Ce royaume dans lequel nous sommes, c’est notre nature, notre monde
En un sens, Jésus est le plus grand poète. Sa parole non écrite, les enfants l’entendent encore dans les églises, les temples, 2 000 ans après, comme je l’ai entendue moi aussi en me demandant, pendant la messe (je m’en souviens très bien) pourquoi les adultes ne suivaient pas la parole si simple qu’ils semblaient écouter avec tant de ferveur
Transformer la réciprocité (saluer ses amis parce qu’ils nous saluent… jusqu’à bien sûr « Œil pour œil, dent pour dent ») en inconditionnalité
L’amour, c’est se transformer en nourriture pour l’autre. Comme une mère se met à fabriquer du lait. Ou une plante un fruit. Nous les vivants, nous ne sommes pas des proies. Ou pas que. Nous sommes surtout, les uns pour les autres, des fruits. Et nous ne cessons de nous chercher — pourquoi ? — parce que le goût de l'autre nous donne de l’ivresse
« On boit parce que Dieu n'existe pas. Il est remplacé par l’alcool, il n’y a plus de problèmes », disait Marguerite Duras, toujours le mot pour rire
Notre bouche, elle a été fabriquée pour manger ou boire, pas pour faire des phrases comme vous avez eu la bonté de le supporter de moi. Ça a un nom en théorie de l’évolution, mais je l’ai oublié ; c’est le même phénomène que le papillon. Les ailes du papillons servent de panneaux solaires pour le réchauffer et, finalement, il s’en sert aussi pour voler, mais, au départ, non, c’était pas prévu, pas designer pour ça, si vous voulez ; d’où ce vol maladroit qui nous touche tellement, le papillon. Ah ! si ! je me souviens comment s’appelle ce phénomène en évolution, c’est un joli mot : l’« exaltation », c’est-à-dire la possibilité d’utiliser un organe pour une toute autre chose que celle qui a, un jour, été prévue. L’exaptation, plutôt…
Croyez-vous en Dieu ? « Oui, quand je travaille », répondait Matisse. « Nous disons que Dieu et l’imagination sont un », écrit Stevens.
C’est la Sainte-Mariette aujourd’hui. Le prénom est un diminutif de Marie, dérivé du prénom hébraïque Myriam. Marietta, la jeune martyre, fut tuée à 12 ans par un jeune voisin qui voulait la violer. Malgré cela les Mariette sont joviales. Leur couleur : le bleu. Numéro de chance : le 1
C’est la Saint-Raoul aujourd’hui. Le prénom est d’origine germanique. Les Raoul sont solitaires et autonomes. Un Ralph anglais a été pendu parce qu’il s’était converti au catholicisme, ça rigolait pas. Un dicton : « Quand à Saint-Raoul le soleil brille, c'est le moissonneur qui grille ».
(Troisième partie
Ecoutez, je supprime la troisième partie, je n’ai pas le temps. Je vous aurais lu une autre élégie, la huitième, ce sera pour une autre fois…)
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