Cher Yves-Noël,
je ne sais pas encore exactement pourquoi tu m’es possiblement « cher », et peut-être le découvrirai-je plus tard.
Mais pas demain…
Je ne serai pas là demain,
ou si tu me lis demain,
je ne serai pas là aujourd’hui qui n’est plus demain.
Pourquoi ?
Parce que parce que parce que
Il y a des raisons qui peuvent ressembler à des excuses si on les étales.
Parce que je ne serai pas là demain.
Yan nous disait dans son mail qui nous préparait à cette rencontre qu’il fallait venir avec force de proposition et être disposé à montrer ses talents certains et extraordinaires.
J’ai un nouveau talent en ce moment, qui consiste à casser plusieurs assiettes d’affilée, parée d’une colère muette.
J’ai un désir naissant de briser des choses, d’avoir une pièce entière ou tout détruire.
Si j’étais venue aujourd’hui ou demain, c’est ce que j’aurais aimé faire. Venir avec une pile d’assiettes et les lancer. Si aujourd’hui je devais faire une proposition scénique je ferai ça, de la destruction. En restant stoïque peut-être. Ah, oui, j’imagine ça.
Une cage en verre, dans laquelle on voit une femme nue avec des très long cheveux qui allaite un bébé. Et au dehors une autre femme qui, ou la même, qui casse tout en faisant beaucoup de bruit.
Je me disais que les femmes en post-partum ont sans doute le profil idéal pour être tueur à gage.
On devrait y penser.
Envie de mort en donnant la vie.
Envie de détruire.
J’ai un nouveau talent en ce moment. Je produis de la nourriture. Je peux asperger des visages de mon lait. Si j’étais venue aujourd’hui ou demain, c’est ce que j’aurais aimé faire.
Appuyer sur mes seins et vous asperger de mon lait. Ou vous obliger à en boire.
Un jour, je ferai du savons avec mes restes.
Source qui ne tarit pas, tant que.
Et si j’avais eu envie de partager des mots avec vous, j’aurais pris…
quoi ?
J’aurai pris
Les liaisons dangereuses parce que j’adore la correspondance plus que tout
L’Art de la joie, et je n’arrive plus vraiment à dire pourquoi (un magnifique roman d’une Italienne)
Eugène Onéguine, parce que Pouchkine est incroyable, et parce qu’un jour je voudrais donner à entendre ce poème pendant des heures
Voilà ce qui me vient sans aller regarder ma bibliothèque.
J’aime écrire.
Je le fais maladroitement et assez spontanément je crois.
J’aimerais écrire.
Et je ne sais pas encore exactement quoi.
C’est étrange de dire ça.
J’aimerais te rencontrer.
Mais pas maintenant.
Alors voilà ce que je peux te donner là.
Et si tu veux quand même une fois, plus tard, boire un café ou trouver une autre manière de, alors, oui. Redis-moi quand tu reviens, plus tard (tu vois j’insiste sur le plus tard). Ou écris moi.
Bonne Suisse
Camille
Elle est belle, ta lettre, dis-donc… Il a quel âge, le gamin responsable de sa misère ?
C’est drôle, je n’avais pas compris qu’il y avait deux Mermet parmi les gens que Yan me proposait de rencontrer. Quand Clémence a dit, quelques minutes après toi, qu’elle ne venait pas, c’était comme si la même personne me souhaitait deux fois mon anniversaire…
Mon père et l’un de ses frères faisaient du ski de fond. Une fois, le journal local avait titré : LES FRERES GENOD MENAIENT LA COURSE DE BOUT EN BOUT (mon père dernier et mon parrain premier).
Ben, oui, on pourrait se rencontrer encore, la vie nous mène… J’aimerais tellement m’installer en Suisse, si tu savais. Je ne comprends rien à la France, j’en ai marre de la « Révolution française » permanente.
Ton histoire de lait me rappelle un extrait d’Emanuele Coccia (sans doute réécrit parce que je ne le retrouve pas) que je prononce dans la « conférence » sur la poésie, VERS LE SOIR, jouée à domicile chez ceux (de Suisse romande) qui la veulent. Je viens de la redonner quatre fois autour de Neuchâtel.
L’amour, c’est se transformer en nourriture pour l’autre. Comme une mère se met à fabriquer du lait. Ou une plante un fruit. Nous les vivants, nous ne sommes pas des proies. Ou pas que. Nous sommes surtout, les uns pour les autres, des fruits. Et nous ne cessons de nous chercher — pourquoi ? — parce que le goût de l'autre nous donne de l’ivresse...
Si ça peut te calmer…
T’embrasse, très chère,
Yves-Noël
Il y avait un numéro de music-hall dans des temps reculés (je ne l’ai pas vu, mais quelqu’un que j’ai vu vivant en faisait le récit) : un type qui arrive et qui ne fait que ça, c’est son numéro : casser des assiettes. Et puis ensuite déblayer. Et numéro suivant. Un autre, je crois, étendait du linge. Peut-être le même. Ou peut-être je l’invente. C’est plus difficile, le linge...
C’est vrai que ce serait un bien beau spectacle si, au milieu, tu y venais pour casser des assiettes. On rêve avec Yan d’une forme complètement hétérogène. C’est presque impossible à réaliser. On commence dans un ton, et puis tout d’un coup, il y a un vrai conférencier qui vient et qui fait une conférence sur la mort (une bonne demi-heure), au ciné, c’est plus banal, peut-être. Et puis on retourne à la fiction, mais elle a vrillé, ou pas, etc. La vraie hétérogénéité, ce serait qu’un mouton vienne parler. Pas évident. Mais enfin, c’est ce qu’on veut, au théâtre, du facile et du pas évident.
Et puis surtout, comme je suis rapide ou faible, j’ai déjà bâti le spectacle auquel Yan te proposait de participer. Je l’ai fait avec les trois filles qui étaient là dimanche (disons qu’on a le principe et qu’elles en ont fait une demi-heure). Ça pourrait s’appeler Trois femmes ou Une comédie française ou Auditions à Neuchâtel, etc. Alors, voilà, comme je ne peux pas penser plus loin que mon nez (et donc en imaginant que le spectacle se joue samedi), ce serait bien, comme pour les Trois Mousquetaires qu’il y en ait une quatrième, de femme, qui arrive à un moment, au milieu ou à la fin (pas besoin de répéter ou, disons, tu peux le répéter chez toi) et qui casse des assiettes. Ça fait longtemps, en fait depuis qu’on parle de théâtre engagé que j’ai envie d’en donner, moi aussi, ma version. Du théâtre revendicatif vocatif qui casse tout.
J’ai trop envie de lire L’Art de la joie de Goliarda Sapienza (quel nom !) Les deux autres, j’aime déjà. Eugène Onéguine, tu devrais le faire, ça t’irait super !
Bonne France,
Yves-Noël
Labels: correspondance, neuchâtel
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