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Tuesday, November 07, 2023

J 'essaye de rassembler ici les textes épars sur IG à propos de ma mère, ils sont tous reliés à une image, pas la force de faire revenir ici les images, regardez sur IG. C'est publié à l'envers, le premier est le plus récent



J’ai été bloquée pendant des semaines sur IG, je ne pouvais plus y accéder. Ça m’a fait des vacances. Je me suis dit. De toute façon il n’y a rien à dire, c’est tellement absurde. Des robots décident. Il n’y a personne pour se plaindre


J’ai lu qu’il y avait 1 milliard d’utilisateurs d’IG sur la planète et 20 millions en France 


Rien que ces chiffres devraient donner l’idée de fuir, de prendre ses jambes à son cou. Mais l’addiction. Fatale. On revient, on ressort. Pendant ces semaines, il s’est passé des choses. La mort de ma mère. Brutalement. Un malaise après le déjeuner, mort à 15h15, le 21 février. Embolie pulmonaire. Il n’y aura plus de post sur ma mère. Il n’y aura plus de matière. Il n’y aura plus la vie. Le lendemain des obsèques de ma mère, le 1er mars, j’étais renversée par une voiture. J’ai pris 20 ans, 30 ans. Je regarde les vieux dans les rues, je me dis que, si je m’imagine avec 20, 30 ans de plus, j’ai une existence plutôt normale…



Chaque jour sans ma mère est une tristesse.  Est-ce que je l’aime encore quand je ne la vois pas vivante ? Sa disparition — elle devient le brouillon d’elle-même —, son amenuisement — alors qu’elle grossit… Elle a été fine toute sa vie, elle grossit depuis qu’elle est entrée dans cette maison et c’est même difficile d’en parler : les aides, les infirmières… la majorité est obèse. En présence de ma mère, ma vie devient l’ennui et la prière ; éloignée de ma mère (de 2h de train), ma vie devient l’ennui et la prière. Les livres sont impossibles, j’aime les lire. Ma mère lit les gros titres du « Progrès » en psalmodiant. Je trouve ça malin. Elle sait que la zone de son cerveau qui correspond à la musique est moins atteinte que la zone de la parole donc elle chante : « L’hommage à Enzo, 8 ans, victime d’un accident de ski » « Des enseignants déterminés à mener d’autres actions » « Prison ferme pour le voleur qui voulait « juste dormir » » « Pour débuter l’année en bonne santé… » On entend : « Et moi, je suis tombé en esclavage… » Je me demande de qui est cette chanson magnifique… Il y a une chose qui la fait rire, c’est quand elle me demande des nouvelles de ma mère et que je lui réponds : « Ma mère, c’est toi ! » avec un air stupéfait surjoué. Ça la fait rire, cette petite séquence, « Ma mère, c’est toi », trop drôle !  En fait, je m’apercevais soudain que je croyais en Dieu. Je croyais assurément qu’il y avait un dialogue, un dialogue actif entre moi et… Dieu ! Aussi surprenant que ça puisse paraître, je ne m’abandonnais pas


Et je comprenais très peu de ce que je lisais 


Et moi je suis tombé en esclavage 

De ce sourire, de ce visage 

Et je lui dis emmène-moi 

Et moi je suis prêt à tous les sillages 

Vers d’autres lieux, d’autres rivages 

Mais elle passe et ne répond pas 

Les mots pour elle sont sans valeur 

Pour moi c’est sûr, elle est d’ailleurs



Ma mère, maintenant, dort de plus en plus. De moins en moins d’heures éveillées, en tout cas pendant les visites. Alors je viens, je n’interviens pas, je la laisse dormir. Parfois je me dis que je pourrais repartir sans qu’elle sût que j’eusse été là. Je suis le fantôme de ma mère. Parfois, elle me fait pitié, à dormir dans son fauteuil, comme une chose, comme en voyage, comme l’immense majorité des rêveuses qui sont là, retournées comme elle vers le paradis intérieur… Quelques hommes inoffensifs, minoritaires, fragiles, perdus dans ce gynécée… (Voilà encore un endroit où le patriarcat semble de peu d’influence) 


Elle me fait pitié alors je lui propose de la ramener dans sa chambre où elle pourrait s’allonger. A côté d’elle j’ouvre un livre. C’est un livre très difficile, très ennuyeux, je suis obligée pour le lire (si laborieusement) d’imaginer que je suis sur une île déserte et que je n’ai que ce livre (qui vaudrait alors pour tous les livres) — alors il devient merveilleux. La télé braille. « Vous voyagez léger… — Ça vous étonne ? Je suis un homme qui a le sens pratique. » Parfois ça braille dans une chambre voisine invisible


Je regarde la lumière aller et venir sur le corps de ma mère suivant les nuages du dehors, les nuages éveillés et elle qui dort



De voir ma mère dans un fauteuil m’avait tétanisé, je dois dire, depuis 2 jours, j’étais comme une poule qui a trouvé un couteau. Mais aujourd’hui je me suis ressaisie. « Tu veux sortir, te balader un peu ? » « Tu peux te mettre debout ? » Miracle, ma mère se met debout ! Nous sommes sorties comme si de rien n’était, en laissant le fauteuil en rade, en abandonnant le navire, comme 2 Lazare, comme Orphée & Eurydice, par la grande porte, sans signer de décharge, par la seule force de l’amour (etc.) et nous sommes allées d’un pas décidé jusqu’au square Simone Veil (anciennement des Quinconces), c’est-à-dire la promenade immémoriale de tous les jours depuis 2 ans. Ma mère a inventé encore quelques phrases cohérentes : « Toutes ces bagnoles ! » « C’est curieux, je trouve qu’il fait froid aujourd’hui… » Moi, j’ai noté : « Les arbres sont beaux, individuels, leur tronc d’hiver, ils attendent, vivants ». Je voyais un jeune garçon extrêmement petit, je me disais : « Il a la taille de sa mère… », j’avais envie de le prendre dans mes bras et de lui dire : « Comme vous êtes beau ! », pas pour me moquer, mais pour FAIRE LE BIEN. « Et ta fille, elle va bien ? — Oui. — Quel âge elle a ? — 20 ans. — Ah, quand même… — Oui. — 20 ans ! » « Grands arbres, qq oiseaux et c’est un zoo. » Les pigeons s’approchent très près, c’est si généreux de leur part. Évidemment on ne pense jamais à les nourrir, mais ils y croient quand même, au cas où, ils s’approchent, ils et elles, les pigeons et les pigeonnes. « Ils sont marrants », dit ma mère. « Eh bien, tu avais 3 enfants, mais il y en a un qui est mort, une fille — qui s’appelle Pascale —, il t’en reste 2. — Elle est morte là ? — Non, il y a longtemps. — Ah, c’est ça, c’est ce que je pensais… » Les couleurs, ça va, sauf orange. Elle répète le mot comme si elle devait l’apprendre, le retenir. Puis j’ai délaissé ma mère, une fois de plus, puis je suis montée voir le paysage restant après la mort de mon père, la mort de mon enfance, la mort de ma jeunesse, etc., ces villages comme des coquilles vides, dans ce pays où meurt le jour — mais où il meurt si bien…



J’ai délaissé ma mère — mais est-ce la délaisser ? — et je suis allée dans le pays de mon père — qui est aussi le mien. C’est-à-dire que dans la plaine il fait gris et nuageux  et qu’ici — d’où je vous écris — on traverse la couverture de nuage et on se retrouve à sec dans la couleur…


Une émission sur l’« idéologie galante » du temps de Molière — qui ressemblerait beaucoup à l’idéologie actuelle, dit-on, « rendre la sociabilité plus harmonieuse »


Je ne me suis pas promenée (hélas ! si peu sportive), mais j’ai vu marqué « Baignade » et j’y suis allée. Me suis attablée au bord de la retenue d’eau avec un livre et j’ai laissé le soleil descendre et descendre. En fait, il ne descend pas, mais la terre tourne sa page


J’entends les cris des derniers animaux


Des trucs comme des foulques, un peu… 


Tout à l’heure 2 chiens ravis d’être chiens


Des Labrador Retriever, « friendly, energetic and playful ». L’un était mouillé, celui qui a pissé contre le banc et un peu plus loin aussi, un peu partout, content sans doute de marquer ce coin particulier qu’il aimait particulièrement, avec lequel il passait du bon temps dans la chouette lumière. Je me  suis souvenu (d’un livre de Baptiste Morizot) que seul le loup alpha pisse en levant la patte (les autres pissent comme des femelles) — est-ce à dire que tous les chiens se prennent pour des mâles alpha ? 


Enfin, voilà, les derniers rayons du soleil dans mon dos… Et les dernières formes humaines… « Il y a encore du soleil sur le toit. » « L’expression espagnole (je le lis dans les notes) signifie qu’il reste encore du temps avant la tombée de la nuit, c’est-à-dire, par métaphore, avant la fin de la vie »


Et les foulques se coursent sur l’étang. Je pense qu’elles aiment aussi ce moment du jour, elles aiment quand l’étang devient rose




Je pensais à Dominique


Je pensais qu’il aurait fallu une grande photographe pour prendre la beauté fatale et sidérante des visages que je retrouvais dans cette salle des pas-perdus, station de chemin de fer, attente en suspens, gare désaffectée… — et pourtant quel voyage, dis-donc ! (Permets-moi de te tutoyer) 


C’était le retour bienfaisant dans le RÉEL


Dominique aurait pu le faire ou alors un peintre qui n’existe plus, Francisco de Goya, Rembrandt… Toutes les pensionnaires avaient l’air d’avoir progressé dans l’horreur, c’est-à-dire dans la sagesse. Et d’abord ma mère ne me reconnaît pas. « Vous allez bien, Madame Genod ? » Oui. Puis, 2ième choc, je m’aperçois qu’elle est en fauteuil


Venir ici une semaine par mois m’apparaît méritoire, mais, en fait, entre ces semaines, l’impression qu’il se passe peut-être un an


À quoi faire ai-je pu perdre mon temps ? 


Denise est en roue libre. Elle supervise, Madame Piotelat. « Vous me connaissez sans doute mieux sous le nom de Denise… — Ah oui, Denise, je connais bien ! — [rire.] Oh, ben, oui, depuis le temps ! » Elle m’explique son jeu imaginaire (qui l’occupe bien) : « Ils sont pas là, les vrais patrons, ils sont en vacances… parce que, moi, je suis pas la vraie patronne, je les dépanne, mais pour qq jours… » Les chansons sont mises très fort cet après-midi, c’est très beau : « Hier encore j’avais 20 ans, mais j’ai perdu mon temps à faire des folies… » Et pourquoi ce ne serait pas comme ça au théâtre, à l’Odéon, par ex ? Et la salle serait pleine d’une lente prière — ou demi-pleine — et pourquoi ce ne serait pas comme ça, le théâtre, sur le sable, sur le bord puisque c’est la vérité, le bord. Moi, j’ai toujours été au bord, la sexualité, même en période de reproduction, j’ai toujours eu l’impression, même en plein dedans, d’être au bord, pas d’aimer, mais de vivre, au bord de vivre…


Denise me propose de remplacer un jeune homme à la réparation des « vélos », je demande : « Mais vous le voyez souvent, ce garçon ? — Oh, oui oui, c’est un bon p’tit client ! S’il revient demain, ça ira… mais est-ce qu’il reviendra demain ? Moi, je peux pas m’occuper de ça tous les jours, c’est trop ! »




Par ex, ma mère me dit une phrase : « Je suis heureuse avec tout ça parce que je t’aime bien », alors je lui propose de l’écrire. Curieusement, elle bute sur « heureuse », elle écrit : « heureux ». Et décide de transformer le « ça » en « cela » (passage de l’oral à l’écrit). Pour continuer le texte, je suggère ensuite (ç’avait été évoqué) : « Dehors il fait un peu froid ». Impossible d’écrire le mot « froid », elle finit avec un équivalent possible (mieux vaut écrire mal que pas du tout, je suis d’accord), elle écrit : « Dehors il fait un peu FLEUR ». Je mets mon tampon d’approbation. Liliane Giraudon pourrait comprendre ce dont je parle. Elle va à la fenêtre, elle dit : « Y a beaucoup de VIOLENCES ici — et puis, en bas, y a aussi des PLANCHES, je les vois ; pas en haut, hein ». Qu’appelle-t-elle « violences », qu’appelle-t-elle « planches » ? Je pourrais penser que les violences sont des voitures, mais elle connaît le mot « voitures », c’est encore un mot qu’elle est contente de connaître, alors. On parle pour parler : « Je ne me rappelle plus combien de filles tu as… — 4 (je lui montre avec les doigts). — Tu as 4 FEUILLES ? — Oui. — Vous êtes 4 à la maison ? — 5 (idem). » Pour ma mère, je suis une jeune fille qui est gentille. « Vous la connaissez ? » me demande-t-elle. Ma mère est ravie : je connais cette jeune fille qui est gentille. Elle s’appelle Marie-Noëlle. Est-elle heureuse, ma mère ? c’est possible. Cette mémoire de poisson rouge. Elle se demande ce qu’il peut bien y avoir derrière la porte de la salle d’eau : « Qu’est-ce qu’il peut bien y avoir derrière cette porte ? », elle reste estomaquée de ce qu’elle y trouve. Proche du bonheur, non ? Pourrait être. Dans le couloir, sur le chariot du goûter, je vole une clémentine que je lui donne. Il y a toujours des fruits et des compotes sur les chariots, mais on ne lui en propose jamais, je ne sais pas bien pourquoi. Elle s’aperçoit du larcin : « Ben dis donc… » Dans la chambre, elle regarde la clémentine sans savoir quoi. « Tu sais éplucher la peau ? — Je sais faire, mais est-ce que c’est bon de faire ? » Elle le fait




Brasserie Place Bernard 


« Laissez-vous faire, Bernard, elle vous invite

— Exactement 

— C’est les temps modernes, c’est comme ça

— Exactement. Vous avez bien raison »


C’est moi qui parle et celle qui, quelques secondes auparavant, avaient dit qqch comme : « N’insistez pas, Bernard, je vous invite… » Un trio de vieillards. L’homme s’appelle Bernard, prénom de mon père, et les deux femmes sont donc Hélène et Jeannette, les sœurs jumelles. Mon père m’avait confié qu’au début de leur rencontre (je crois que c’était une sorte de stage ou de retraite des « équipes enseignantes » qui l’avait fait voyager — sans doute pour la première fois — jusqu’en Bretagne), il ne savait pas laquelle il aimait, laquelle choisir


C’était pourtant de fausses jumelles et elles ne se ressemblaient pas. Il y en avait une belle, ma mère, et une moche, ma tante


En tout cas, ma mère avait arrangé ça comme ça : c’était elle, la princesse à qui tout était dû et sa sœur dans son sillage


Maintenant ma mère a oublié mon père


Mais elle se souvient toujours de sa sœur





Aujourd’hui ma mère me fait pitié. C’est au moment où elle se révèle (enfin) une personne formidable qu’elle sombre dans le handicap. C’est peut-être dans l’autre sens, mais peu importe. C’est une personne formidable, c’est une révélation à mes yeux (puisque seul mon père était une personne formidable) et elle n’a plus les moyens de le savoir — et, moi non plus, je n’aurai bientôt plus les moyens de le savoir ni personne. Comme je reste là sans trop quoi faire, à ses côtés, pianotant ou griffonnant (je me demandais même si je ne pouvais pas apporter avec moi la grosse bio de Kafka qui occupe mon temps libre), elle se met d’elle-même à me faire des confidences, à s’épancher. Elle est calme, heureuse que je sois là, confiante, d’une confiance même irrésistible, plus touchante que celle d’un animal, d’une fleur — et elle se met à dire des choses, mais qui ne sont rien, pas des secrets, pas grand chose, mais au fond, je me disais, au fond des secrets, il n’y a peut-être pas grand chose, c’est peut-être pour cette raison que la psychanalyse se trompe, parce qu’au fond du tiroir des secrets, des traumatismes, il n’y a rien, il n’y a peut-être que des clichés, des souvenirs de clichés ; Jorge Luis Borges avait dit que, plus ça allait, plus il écrivait en clichés car AU FOND IL N’Y A RIEN DE PLUS PROFOND


Ce que je respire à la maison de retraite, ce qui est VRAI, ce que j’aime, c’est que les femmes (qui sont en surnombre) ne sont pas des « femmes », mais des « êtres humains ». On pourrait dire — mais on ne pourrait sans doute déjà plus se faire comprendre — que les femmes sont des hommes (comme d’autres sont des singes)


C’est effrayant (je trouve, moi) comme la méthode des « identités » dégrade, démantibule — et c’est cela que me semble réparer la maison de retraite. Dans un monde violent et si assigné, en guerre, toi contre toi, on dit : ici, c’est la paix. C’est la trêve. Si vous représentez qqch ici, vous représentez l’humanité en son entier, pas « les femmes » versus « les hommes »


Il est vrai qu’on dit qu’en vieillissant, les femmes perdent leur « féminité » — mais ce n’est pas du tout de cela dont je parle, non, j’ai voulu que mes spectacles soient la paix




Le désespoir


L’aide-soignante, quand j’arrive au salon avec ma mère, chacune de nous avec un masque, pendant qu’Isabelle — qui n’aime pas son prénom — fait la chambre, me la désigne, elle : « Normalement elle est à l’isolement… » Ça me fait un peu peur de me rapprocher de la mort. C’est vrai, elle a la mine d’avoir toutes les maladies et de s’en foutre, la grippe, la peste, comme si son désespoir était plus grand que celui de vivre, celui de NE PAS POUVOIR MOURIR


Qu’est-ce qu’on en fait du temps de vivre quand on n’en fait rien ? Elle a roulé son masque dans sa main comme un mouchoir et elle pense, elle pense jusqu’au tréfonds





Ma mère reçoit les bons vœux du maire. Jean-François Debat. Je ne le connais pas, mais une fois que je déjeunais sur un banc (au moment du spectacle TOUS SAINTS), un cycliste est passé et des clochards avinés qui squattait le banc voisin se sont exclamés d’une seule voix : « Bonjour Monsieur le Maire ! », j’ai trouvé ça cool. Le maire, sur sa carte de vœux, semble très fier de montrer sa nouvelle Maison du Cirque. Je me demande si c’est Laurent Dosse qui l’a dessinée, ce serait possible. « T’es mignonne », me dit ma mère et elle s’adresse à Marie-Noëlle, mon illusion et ma croyance. Il faudrait que je reprenne des cours de chant — mais avec qui ? Dalila ? On chante beaucoup avec ma mère, mais ma mère, elle, chante bien (elle faisait partie d’une chorale) ; moi, avec ma grosse voix de garçon, je n’arrive même pas à chanter juste… Enfin, je ne vais pas commencer à me plaindre, ce serait infini


Je serai toujours une fille imparfaite, je le sais, comme j’ai été un garçon imparfait


Denise me demande l’âge de ma mère, je donne son année de naissance. Denise est 4 ans plus vieille : « Elle me doit le respect ! Ou, si c’est moi… Je ne me rappelle plus… » 


Elle s’en va. À ma mère, je demande : « Quel âge tu as ? — Euh… 18 ans. 18 ans… je crois ? » (en m’interrogeant). Mais, moi, faux-jeton : « Oui, d’accord ». Moi aussi, j’ai 18 ans, de toute façon. Solidarité féminine


Dans la rue, on salue alors on nous répond : « Bonjour Mesdames ! ». MÈRE ET FILLE


Dans le square où, sur un banc public, des amoureux s’embrassent et s’embrassent, il y a eu un proverbe qui a beaucoup plu à ma mère : « Petit à petit, l’oiseau fait son nid »


On l’a répété ad libitum comme tout ce qui marque un terrain d’entente, des bribes de chansons, des clichés, des comptines…




Le monsieur raisonnable s’appelle Jacques. Je m’étonne de le voir seul : il est toujours avec un compagnon. Il m’apprend qu’Henri est décédé — 101 ans. « Et avec toute sa tête ! » Il se balade dans les étages, les salles communes mais, comme tout le monde est cloîtré, il décrit la situation par antiphrase : « Oh, mais y a un monde ! Y a un monde ! » Ma mère et moi on sort au square, puis on rentre, puis on sort, puis on… finit par se stabiliser au salon. On est 8 aujourd’hui, mais l’aide-soignante qui est là, Noëlla, nous dit qu’on peut rester. Ma mère n’a pas de masque (il n’y en a plus). Quand on arrive, Louise dit d’une voix faible : « J’ai peur de tomber… — Mais vous êtes assise… — Oui, mais je vais me lever… » Il y a un livre qui traîne, Louise l’a déjà lu. Ma mère lit le titre, écrit gros : « Janine Boissard UNE FEMME NEUVE ». D’après son nom, je devine que Janine Boissard a l’âge d’être en maison de retraite. Ma mère lit plusieurs fois le titre, elle est toujours étonnée parce qu’elle oublie qu’elle l’a déjà lu. C’est un poème de 3 mots dont tous les sens se déploient. UNE FEMME NEUVE. UNE FEMME NEUVE. UNE FEMME NEUVE… Ma mère se trompe une fois : UNE FEMME VEUVE…


Noëlla s’inquiète d’une femme qui a la tête pendante comme un fruit, comme si elle allait la perdre : « Ça va ? vous êtes fatiguée ? » L’autre se redresse illico : « ÇA VA MIEUX ! — Ça va mieux ? — OUI ». Une fois l’aide-soignante rassurée, la tête retombe comme un fruit trop mûr. Le livre est imprimé trop petit pour que ma mère puisse en lire + que qqs lignes. Elle lit en psalmodiant, ça l’aide. « J’ai regardé cet homme. Qui c’est, cet homme ? » Je réponds que c’est son mari. « J’ai regardé mon amour de 20 ans, mon compagnon de route, de plaisir et de peine : mon compagnon ! Et je me suis dit : « C’est fini ». » Elle lit le titre de partie : « LA CHUTE… Ben, dites donc ! » Puis : « Il est peut-être temps que j’aille ailleurs… Non ? c’est trop tôt ? » Noëlla qui se laissait porter : « Allez, je vais aller ramener le chariot… — S’il vous plaît, attendez-moi… — Mais, Madame Romanel, je vais pas vous amener avec moi, je vais en cuisine, là… — Je m’en fous… »




Ma mère me dit : « Tu es une femme très gentille, toi… » en me tapotant virilement l’épaule. Puis : « Je t’aime bien » en me caressant le bras. Elle est plus éveillée qu’il y a un mois. Elle demande des nouvelles de sa sœur : « Tu as vu Hélène ? ma sœur Hélène ? » Quand je la trouve dans sa chambre, elle est absorbée par des pensées — comme souvent maintenant — qui la rendent très belle, l’air de côtoyer des secrets — comme Kafka ou Beckett pourraient peut-être en avoir l’air… 


Tout le monde est confiné dans sa chambre, de nouveaux cas de COVID, masque et tout


Mais on sort de la chambre, on va dans les couloirs ; toujours avec le même plaisir : le sien — et le mien ! Je trouve la société si violente depuis quelque temps qu’arriver ici est comme un soulagement, une aubaine 


Enfin, la vraie vie ! On fait des rencontres 


L’homme en fauteuil (qui a toute sa tête) discute avec Louise (« Mon père s’appelait Louis, je m’appelle Louise… Vous ne connaissez pas la famille Ponthus de Mézériat ? »). Combien de temps va durer ce nouveau confinement ? Peut-être jusqu’à samedi, y en a qui disent, y en a qui  savent… J’admire le pull de Louise aux motifs de grains de café et de palmes. Elle le recouvre de son paletot. « Pourquoi vous le cachez ? — Oh, c’est vieux ! — Oui, mais beau. Vieux ET beau… » Ce qui permet d’amener tout naturellement (le monsieur en fauteuil s’en charge) que « C’est dans les vieilles marmites qu’on fait les meilleures soupes ». Bref, on discute, on fait passer le temps comme sur une plage, l’été, le soir — jusqu’à ce qu’une aide-soignante nous saisisse : « Ouhlà, vous êtes trop nombreux (5 exactement), allez dans vos chambres ! » 


Le monsieur raisonnable s’enfuit le premier


Puis Louise à qui je dis : « À tout à l’heure ! » « Pourquoi à tout à l’heure ? — Eh bien, je ne sais pas, on vient de dire qu’on était trop nombreux… » Ne reste que cette femme qui ne dit rien (en fauteuil) et à qui, à un moment, ma mère s’adresse : « Vos dents, vos dents… Faites attention à vos dents. Je les vois d’ici. Ça part assez vite, ça… » C’est Odette Romanel et elle finit par parler : « Le soleil. » Geste. « Il est parti »


On téléphone à Morlaix, à André et Hélène





« Mon pays, c’est l’hiver »


C’est ce que je retrouve aussi à Paris, cette sensualité, le pays d’origine, celui qui m’enveloppe. J’avais vu un film (à la télé) :


La Terre était devenue invivable — ou pour une toute autre raison — des gens construisaient une fusée comme une arche de Noé (de Noël) ; ils triaient un peu de tout de l’humanité ; des jeunes étudiants géniaux (dans chacune des matières) étaient élus pour faire le voyage, l’élite quoi, et puis des poules, des légumes… et puis tout ce qui pouvait être utile en outil, etc. ; tout ce qu’on garde d’essentiel, ça en fait des trucs mine de rien ; déjà, ça, ça devait me plaire… 


Et puis, voilà, le grand jour arrivait, adieu tout le monde, le départ, la table rase, on ne se retourne pas, foin de la nostalgie… Et le film se terminait sur l’arrivée de la fusée sur une planète ENNEIGÉE, juste un paysage de neige, calme, silencieux, valloné et les yeux étonnés (mais plein d’avenir) de tous ces jeunes colons qui regardaient leur nouveau monde, le pur hiver-promesse où tout allait recommencer. Cette page blanche de mon pays, elle s’appelle L’ÉMERVEILLEMENT. Ce sont les plus beaux souvenirs quand nous redescendions presqu’à la nuit après une journée de ski de fond et qu’il y avait encore le soleil pour embellir jusqu’à plus soif les paysages enneigés de la planète tournante


La blancheur colorée d’or, de rose, de vide effaçait « la grisaille du mal qui recouvre le monde », donnait la mort en un sourire…


Je n’avais plus d’enfance, de pays — quel était ce pays ? quelle était cette enfance ? — et pourtant je pouvais encore m’y promener


J’avais écourté mon séjour chez ma mère pour découvrir un nouveau film entièrement nocturne, au cœur profond du monde, de Yolande Zauberman, LA BELLE DE GAZA, rien ne pouvait pour moi être plus important


« La Nuit est mon Jour préféré », dit Emily Dickinson. Le film s’inscrivait dans ce rêve


Permettez-moi si je signe : MARIE-NOËLLE




Philomène (Philo) se plaint que personne ne remarque qu’elle a décoré la salle à manger ce matin. On baigne dans une telle sur-décoration festive, j’avoue que, moi non plus, je n’avais pas réalisé que la salle à manger était différente d’hier. À la fin du repas, j’envoie Denise la féliciter : « Vous verrez, ça lui fera plaisir, dites-lui que c’est bien, sa déco de Noël… » J’entends Philo, me regardant du coin de l’œil, lui répondre : « Heureusement qu’y en a qui remarquent »


J’adore Denise. Franchement, il y a tout un tas de femmes qui essayent de faire que ça se passe bien ici — et Denise arrive souvent à transformer cette nef des fous (des folles) en croisière de luxe, l’hiver en printemps…


On est dans l’espace, dans l’espace de la salle à manger. Il faut parler à table, manger est une chose si ancienne. Mais ma mère rêve, songe, se demande, réfléchit beaucoup, parle peu, chante quand elle est contente. Elle soulève le voilage un peu sale (comme toujours les voilages), constate qu’il pleut et chante : « Il pleut, il pleut, bergère… » Philo me demande ce qu’elle faisait avant. Institutrice. Au début de sa vie en primaire puis elle s’est arrêtée 7 ans pour les enfants puis elle a repris en maternelle


A quoi elle pense ? Je le lui demande souvent. J’imagine que son cerveau est devenu très vaste, désert, glacé, de grandes étendues sans rien et qu’il se regarde en miroir comme certains poèmes de Charles Baudelaire, de ceux qui font peur : que du marbre, pas un arbre, pas une vie, juste des cascades d’eau synthétique imbuvable…


« Wie es auch sei das Leben es ist gut »




Christine a fait ce soir une mousse au chocolat extra parce qu’elle n’a pas rajouté de sucre à l’amer du chocolat 


Un saucisson à cuire, aussi, très sublime, directement du producteur, très sec, pas du tout celui au pinard de ce midi. Je me suis inscrit pour déjeuner avec ma mère, c’est pratique depuis que je n’ai plus de maison, mais j’en peux plus, c’est vraiment très mauvais, cette nourriture de collectivité


Christine m’assure que ça pourrait être autrement. Ma mère dévore avec plaisir comme, semble-t-il, toute l’assistance. Les plus valides décident avec qui elles se mettent à table (il y a des clans). Les moins valides ne sont pas choisies dans les équipes. On nous sert la nourriture (sacrée) en nous la nommant avant de la montrer, comme si on était chez Georges Blanc, à Vonnas : «  De la mousse de foie », « Des carottes au jus et du saucisson à cuire »


Frédérik veut me lire un poème de lui : 


« Le manteau blanc nuptial la neige quoi »


Hélas, « la neige quoi » n’est pas dans le poème qui est tout entier mauvais, mais ce n’est pas grave, je pourrais facilement lui apprendre à l’améliorer. Les gens ne savent pas, mais on peut leur apprendre. Christine, pareil, elle me raconte les déboires de sa dernière création. Je lui dis : « Mais si tu m’avais appelé, je t’aurais évité toutes ces embûches… » Parfois, ici, je me sens comme le fils prodigue, je suis un enfant du coin, je suis revenu, je suis là, je vais rester


Quand je suis au garage (car il me reste la voiture), je trouve le garagiste très sympa. J’ai l’impression qu’il me drague. Mais, non, c’est peut-être juste qu’il me reconnaît comme « un enfant du coin » et sympathise


Mais, moi, je peux jouer cet enfant du coin


On me dit que « chez Jeannine » existe toujours. Je ne peux pas l’imaginer. C’était quand nous étions au lycée que nous allions tous chez Jeannine. Jeannine était alors une vieille dame. Quel âge peut-elle bien avoir maintenant ? 130 ans ? Je vais chez Jeannine et, en effet, Jeannine est là, intacte comme une statue du musée Grévin


Je la reconnais très bien, mais elle prétend qu’elle me reconnaît aussi. Je ne la crois pas, mais elle me cite mes amis de l’époque




Mon village natal. Cette église où j’ai tant prié — ou, si ce n’est moi, c’est donc mon père. Le bled. Dont je n’ai que très peu d’indications, ma mémoire déjà éteinte et celle de mon père déjà éteinte, très éteinte, mais phosphorescente pourtant certains jours, certains jours miraculeux, soleil-et-neige où l’enfance est comme à recommencer — et puis non, comment dit-il, Milan Kundera ? « Et puis un jour on sait et on comprend beaucoup de choses, mais il est trop tard, car toute la vie aura été décidée à une époque où on ne savait rien »


C’est extraordinaire quand tout s’efface et tout renaît de l’effacement. Enfin, tout… la partie qui vaut pour le tout… Un détail prouve ton existence, mon existence, notre existence. Raymonde m’offre un café. Je dis Non, non… « Ça va vite, tu sais, c’est des capsules. » Le meilleur café que j’ai bu de ma vie. Il est fait de quoi, le goût du café ? 


Comme disait l’autre, on a un tel, un tel besoin d’être consolé — et quand on en a l’occasion… presque en travers, presque en traversant la rue… alors… mais c’est compliqué, c’est un instant, une suspension de l’espace, soudain une nostalgie, on voudrait être des arbres, on voudrait être comme ceux qui sont nés là et qui sont restés ou revenus là. Mais c’était un jour de soleil et de neige, c’est-à-dire un jour qui n’existe presque pas, qui se dissout plus vite que les autres, un mirage. (Mais que certains mirages sont tenaces, que certains mirages sont tenaces, oh, oh !) Ma mère me redit tu. Elle me demande si mon nom est Bernard (le prénom de mon père). Cette erreur minime signale la réussite : « Je t’ai bien reconnu ». « Je suis contente de te voir »




En dessert on a le choix entre mousse au café, fruit ou compote


Évidemment on choisit mousse au café 


Évidemment. Plus c’est mauvais, plus on aime. Sur l’opercule, il y a marqué : « Campagne de France ». Ma mère le lit


C’est écœurant comme un café au lait


On se sourit. Elle est contente de me voir 


Elle m’oublie, puis son regard se retourne, retombe sur moi et elle me sourit. Le cauchemar prend fin. Elle me reconnaît COMME LA RÉALITÉ. Moi aussi, je souris


Louise m’a dit de lui faire écouter des musiques qu’elle aimait. Je lui passe sur mon tél LE CHANT DES PARTISANS, n’importe lequel, le premier qui s’affiche


C’est chanté par une sorte de Mireille Mathieu. Ravie, ma mère dit : « Bravo ! »


J’ai peut-être la place, je retombe sur des phrases d’Olivier Cadiot que j’ai notées de lundi dernier, la lecture de FAIRY QUEEN


Mais Philippe Duquesne en Gertrude Stein ! 


Mais Laurent Poitrenaux en Alice B. Toklas !


Comme : « Conduisez-vous de telle manière qu’il n’y ait plus rien d’important au centre »


Dans l’ascenseur ma mère lit « Fête de Noël de la Résistance » (au lieu de « résidence »)





« Qu’est-ce que vous écrivez ? » C’est ma mère à moi qui me le demande, de cette nouvelle manière qu’elle a de me vouvoyer. « J’écris ce qui me passe par la tête » « Hein ? » « Des pensées ». Le mot « pensées » marque son assentiment


Plus tard, je le lui demande — comme elle dort tout le temps, ou somnole, ou qu’elle tombe dans de profondes observations qui semblent aussi des questionnements sur sa propre perception (ce qu’elle voit — mais que voit-elle ? —, on dirait que ça l’intrigue au plus haut point) ou dans des pensées tournées vers le dedans toute aussi profondes (ou sans fond) dont je n’ose pas non plus la déranger — je lui demande : « Alors qu’est-ce qu’il se passe dans ta p’tite tête ? » Je répète plusieurs fois. « Qu’est-ce qu’il se passe dans ta p’tite tête ? » Je la lui tiens, je la lui caresse. Une tête de colombe. « Est-ce que tu RÊVES, est-ce que tu IMAGINES, est-ce que tu RÊVES ? est-ce que tu as des PENSÉES ? » Je cherche les mots qui pourraient ouvrir un tiroir. Il y en a de moins en moins, ce qui fait que ces textes que j’écris sur elle et moi iront en s’amenuisant. Oui, c’est comme ça, c’est la beauté de ça : ça s’amenuise…


Ou alors c’est comme si nous écrivions de plus en plus, moi de moins en moins (et, qui plus est, je suis limité ici par le nombre de signes), mais elle, de plus en plus… À la fin de sa vie, Baudelaire n’avait plus qu’un mot, « Crénom ! » De l’extérieur, on ne peut que déplorer cette perte infinie, mais qui sait ? 


Dans son cas, dans le cas de ma mère, on voit bien qu’écrire est très proche de vivre





Maintenant ma mère me dit vous. Un mois que je n’étais pas venu. Voilà. J’y suis de nouveau, en immersion, en stage


Je suis arrivé à midi, j’ai déjeuné avec elle (je m’étais inscrit) et je suis resté jusqu’au soir. De 2h à 4h ma mère a dormi sur le canapé à côté de moi, penchée en avant. Pas moi. Mais j’étais là à côté d’elle comme elle. Comme elle, j’étais calé dans ce voyage immobile. L’éternelle banquette de l’éternel train d’éternelles salles d’attente. Je savais forcément que j’allais la retrouver moins — ou plutôt LOIN. Le loin toujours plus loin, comme un chariot, un train qui se déplace inexorablement figé, le temps, le chariot du temps, du train, les rails du temps, le lointain, le perdu de vue, la perte de vue, le toujours, le jamais, les pas perdus, le moins


Quand je suis arrivé, une femme m’a fait signe d’approcher : « Elle n’a pas reconnu votre frère, l’autre jour… Bien sûr, il vient moins souvent… Mais il est reparti déçu… »


Je tente des choses : « Tu veux du pain, chérie ? » De très loin elle revient ; ça la fait sourire. Ça l’a amusée que je l’appelle « chérie ». Allons-y encore pour l’inceste ! De toute manière il est si tard, nous n’avons plus le temps ni pour le bien ni pour le mal. Juste, par hasard, nous sommes ensemble


Elle est très pensive, grave… « Vas-y, mange… » « — Oui », me répond-elle en regardant son assiette sans y toucher. La gravité qu’avait souvent François Tanguy 


J’ai vu une fois Gérard Depardieu avoir commandé un tartare et ne pas y toucher. Il avait regardé la viande de ce même air pas désespéré, mais au delà, comme revenu de tout, de toute la gaité du monde et il avait dit : « Eh bien, voyez, je me suis trom-pé ! »


« Qu’est-ce qu’on va faire aujourd’hui ? — Je ne sais pas ! » Avec la certitude de NE PAS SAVOIR. Encore cette chose qu’elle peut dire : « Je ne sais pas » — et qui est VRAIE


« Est-ce qu’on va aller au ski ? En bateau ? A cheval ? — Oh, je crois pas, quand même… »





J’ai eu la possibilité d’un spectacle, j’y ai déjà fait allusion, dans la chapelle désaffectée de mon ancien lycée, à Bourg. Et ce que j’ai ressenti — que j’ai dû ressentir souvent —, c’est l’idée d’une trêve, d’un couloir sanitaire d’une heure ; que, pendant que je fabriquais ce spectacle, je veux dire pendant qu’il se jouait (une fois) devant les spectateurs, les « grandes gueules » se sont tues. Comme je ne décide jamais rien, encore moins à l’avance, les spectacles ne sont — le luxe de ça — qu’issus du contexte. Je suis le seul, à ma connaissance, à pouvoir agir de cette façon, à fleur de peau. J’avais donné à Lyon un spectacle quelques jours après les attaques du Bataclan, etc., en novembre 2015, et il s’était agi alors d’une lente prière multicolore, un son-et-lumière sublime (lumières de Philippe Gladieux) sur un tapis de feuilles mortes et la pluie tombe pendant une heure comme ça, pour toujours, puis 3/4 d’heure encore la pluie éteinte, l’odeur des feuilles mortes, tapis épais (on était allé les chercher dans les parcs, des sacs et des sacs), sans presque d’acteurs, présence ténues, seule la nature. Et ce spectacle contemplatif s’était appelé PAR DELICATESSE J’AI PERDU MA VIE (titre chopé chez Rimbaud). Dans la chapelle jésuite, ce 1er novembre, le spectacle s’appelle TOUS SAINTS. J’ai demandé à Lazare (nom plusieurs fois cité dans le commencement du célèbre sermon sur la mort de Bossuet que je n’ai pas résisté de déclamer du haut de la chaire), j’ai demandé à Lazare Huet, lui-même un ange, de jouer de l’épée (une épée retrouvée dans la maison de Bourg), j’ai demandé à Lazare de poursuivre — je ne sais même plus comment c’est arrivé — de poursuivre un par un les interprètes et de les tuer à l’épée un par un. L’ange exterminateur. L’ange justicier. L’ange de la mort. Les interprètes non visés devaient continuer à danser comme si de rien n'était. Parfois aider à sortir un blessé (pour que quelqu’un tombé en premier ne reste pas trop longtemps au sol). À la fin, il ne reste, jonchant le sol de cette église, que des cadavres et, une fois, une petite fille rescapée, légère comme un papillon, avait dansé sur les cadavres. On a gardé l’image





Il était 16h20, j’ai commencé un livre. J’avais tant de choses à faire. Ranger surtout ce que j’avais ramené de Bourg, trouver une manière de pouvoir mettre quand même un pied devant l’autre dans ma quasi chambre de bonne à Paris (quartier La Chapelle), mais en soulevant les tissus, les papiers, j’ai trouvé ce livre : LA JEUNE ARTISTE, de Valérie Mréjen (dont j’avais beaucoup aimé EAU SAUVAGE), avec, au dos de la couverture, seulement ça : « La jeune artiste, c’est moi »


Il y avait de la lumière, de la lumière d’hiver ; la ville était pleine de TOUS ; c’était si petit, ce terrier, ce donjon à Paris que j’y lisais mal, pas entouré de tout, entouré de distraction (l’infini téléphone) 


Ce n’était pas que je n’avais pas de livre en cours. J’étais dans DON QUICHOTTE, tellement génial qu’il faut beaucoup, beaucoup se concentrer. C’était triste, mais c’était ainsi, lire, pour moi, était un exercice de concentration, ce n’était plus, depuis bien longtemps, sauf pour qquns, avaler les livres comme un repas magique, sans les mâcher, dans l’urgence. Mais j’avais la nostalgie de ça, la nostalgie de ma jeunesse. A tel point que je m’imaginais vivre du RSA (plutôt que de me reconvertir) et lire, lire, lire sans cesse jusqu’à la mort, ne faire que ça, paria, clochard (comme j’en voyais à la BPI), mais dans la lecture en attendant la mort. Ce n’est pas bien gai, ce que je vous dis, mais c’est-à-dire qu’on est quand même en droit de se demander si ce n’est pas le monde qui va mal plutôt que soi… On ne peut pas se contenter du vide. Et c’est très dur, du vide contemporain, d’en faire un plein ; je vois que beaucoup s’y essayent, mais l’effort se voit plus que le résultat. L’effroi. J’essayai LA JEUNE ARTISTE…


La société du désir et de la consommation 


J’avais toujours le projet d’écrire sur rien 

Il y avait un slogan qui me plaisait, qqch comme : « On veut rien et on l’obtiendra ! »


En fait, je cherchais à me calmer

Et le soir venait


Ma possibilité d’amour




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Je n’ai plus la maison. Je ne sais plus comment va ma mère, comment elle vit. Je m’ennuie. Rien ne m’intéresse

Je lis un synopsis qu’Emilie Lamoine m’a envoyé il y a quelques temps. Je suis obligé de rechercher (une fois encore) le mot « acédie » : « Dans la théologie catholique, affection spirituelle qui atteint principalement les moines et qui se manifeste par l’ennui, le dégoût de la prière et le découragement ». Émilie dit qu’elle a pensé à moi pour un personnage, Roland 

« Roland, la petite cinquantaine, les traits fins et cheveux décolorés, les yeux cernés de khôl, est un vacancier flamboyant. Il a pourtant des crises d’acédie au réveil. Au fil de la journée, il retrouve son désir de vivre, de lire, de parler. Le soir, il quitte sa chambre, retrouve la sociabilité avec plaisir. Il vient de perdre sa mère — c’est pourquoi il préfère être ici qu’ailleurs, avec d’autres plutôt que seul, dans cette utopie estivale »

Je ne sais pas quand se tournera ce film. C’est toujours très long. J’aurai atteint la petite cinquantaine et ma mère sera morte

Une cousine m’envoie les nouvelles du hameau natal de ma mère après la tempête, les arbres arrachés, les arbres qui ont tenu. C’est en Bretagne, dans la rade de Brest. Je lui réponds en parlant d’« ici » mais le « ici » dont je parle n’est pas le « ici » de Paris, mais — je m’en aperçois — celui de Bourg…



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Voilà, notre maison est vendue ; à un moment c’est aussi simple que cela, acheter, vendre pour ceux qui peuvent… Ce soir, j’ai eu la sensation de mentir à ma mère en ne lui disant pas que la maison — dont elle ne se souvient pas du tout — était vendue. Je dors cette nuit chez les voisins. C’est la maison jumelée. Très étrange, tous les volumes sont les mêmes, mais en miroir, une sensation d’inversion

Les enfants du lotissement passent pour Halloween… ça ne se faisait pas quand j’étais gosse, ça a pris, cette fête américaine… le masque de SCREAM que Marlène m’avait fait découvrir dans ELLE COURT DANS LA POUSSIÈRE, LA ROSE DE BALZAC est à la mode, encore, je vois 

Demain nous jouons un autre spectacle (à 15h) dans un somptueux décor baroque. Le spectacle s’appelle : TOUS SAINTS, il est comme « interprété » par une communauté très disparate chargée de représenter l’humanité entière, la dérive de l’humanité entière, qui disparaît, réapparaît suivant les guerres, les conflits, les apaisements, les massacres, les espérances. Comment c’était, Alfonso, l’ouvrier portugais, dans L’AMANTE ANGLAISE ? « La cabane vide, la valise vide, les mains vides et personne pour voir qu’il est idéal ! ». J’entends la voix de Madeleine Renaud, je crois que c’est ça. Ça me rappelle le mot d’Emmanuel Levinas que j’ai beaucoup cité, ces jours-ci (merci Philippe Duke), « l’obligation d’abriter toute l’humanité de l’homme dans la cabane, ouverte à tous les vents, de la conscience »

Ce qu’il veut appeler « vraie vie intérieure »

Ce matin, le charmant babil des enfants me réveille dans la lumière inverse de Toussaint



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Quelle curieuse chose, la vie, comme ça échappe… En allant chercher manteau-bonnet dans la chambre de ma mère, je tombe sur cette photo que j’avais moi-même oubliée. Je tombe aussi sur des femmes qui me racontent des versions différentes de la vie de ma mère (de celles que je connais). Certaines se plaignent fort puis moins (« Je laisse glisser… », m’a dit Paulette Gonthier), d’autres me détaillent tout, mais l’excuse. Ma mère se lève la nuit, sort de sa chambre, ne la retrouve plus, pénètre dans d’autres chambres occupées en prétextant que c’est la sienne, parfois se couche dans le lit avec la personne qu’elle dérange. Je ne comprends pas pourquoi on ne l’enferme pas dans sa chambre la nuit pour lui éviter de réveiller les autres, j’ai demandé, on m’a dit qu’on n’avait pas le droit. J’ai peur qu’on la mette dans une unité spéciale pour les malades Alzheimer. Elle y viendra sans doute, mais je repousse cette échéance. On m’avait fait visiter la « maison du Soleil levant » ou je ne sais quoi : un purgatoire. Tandis qu’ici les pathologies sont mélangées, c’est plus sain, plus vivant, en fait… Comme je viens souvent, je suis un peu connu là-dedans (ce qui est assez agréable). Les mains se tendent vers moi, les supplications. Comme mère Teresa, je prends le temps de parler avec chacune qui me le demande. Denise bien sûr, Rolande, Simone qui ressemble à une trans parce qu’elle est chauve… Tant de misère humaine, tant d’appels au secours, tant de terreur, de mendicité de l’amour, donnez-moi vos miettes, faites-moi OUBLIER qqs secondes, qqs secondes… Il y a les choses drôles heureusement. Comme avec les handicapés de Roubaix, on rigole quand même beaucoup. Il y a cette femme en fauteuil collée à la première porte du sas. Quand je pars, j’actionne le code, fête nationale, lui dis : « Je vous passe devant ». D’un coup de roues elle pénètre aussi le sas, cherche à faire de moi son complice : « JE VOUDRAIS MANGER DEHORS ». La belle aventure. Mais, juste avant que la deuxième porte ne s’ouvre, une aide-soignante, l’air de rien, vient la retirer en arrière comme une guenon retient son petit par la queue. « ET MERDE !!! » qu’elle lui hurle. Encore loupé !



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On vend cette maison trop vite. Mais c’est comme ça, la vie ; ça va trop vite. « Bonheur et brièveté comme frère et sœur — un temps en morceaux dans le temps » (Robert Musil, cité à l’instant par François Durif). Je découvre cette stèle dans le jardin qui commence à perdre ses feuilles. Qui sont ces « enfants du bidon » ?



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Ma mère… Ahlàlà, quelle histoire… L’assistance à personne vulnérable. Plus ma mère se fragilise, plus elle gagne en être, c’est la loi ! La loi du Christ. LES PREMIERS SERONT LES DERNIERS. D’ailleurs les 5 plus grands génies de l’humanité sont juifs. Moïse a dit : « Tout est loi ». Jésus a dit : « Tout est amour », Marx a dit : « Tout est argent ». Freud a dit : « Tout est sexe ». Et Einstein a dit : Tout est relatif… » Je suis dans le train. Je voulais la revoir encore. Chaque jour avec elle est le dernier. Mais aussi le premier. Hier, je lui ai dit, comme tous les jours, en la regardant profond dans les yeux : « A demain ». On recommence une vie ensemble, on recommence tout de zéro. Mais on me catapulte à Roubaix. Rail des transports d’armes à feu, rail des punaises de lit. Mais elle, flottante, accrochant encore quelques morceaux de nuages… La femme idéale…



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Au retour dans la salle, la télé diffusait une émission qui avait l’air de capter l’attention, la mienne aussi, sur le baron Empain. Sur les images d’époque, on le voit très beau. Les fauteuils roulants bien disposés en arc, l’image vient d’un drive-in

Nous passons notre vie à visiter des musées et notre vie comme musée. Je me réveille avec cette phrase sur les lèvres. Près de moi, la photo d’Hélène Berr… Et la nouvelle journée… Nous habitons le temps. Nous n’habitons que le temps ? Non, hélas, nous habitons l’espace. Sans quoi il n’y aurait pas les guerres. Les problèmes de territoire. Les « îles », ce sont les endroits du TEMPS, l’existence végétative, saine et calme, comme la forêt avec Bobo et la maison de retraite avec ma mère dedans, comme le temps qu’il fait, aussi. Le tout du temps… Un camarade d’Hélène Berr lui dit en avril 1942 : « « Les Allemands vont gagner la guerre ». « — Mais qu’est-ce que nous deviendrons si les Allemands gagnent ? — Bah !  rien ne changera. Il y aura toujours le soleil et l’eau… » Je me suis forcée à dire : « Mais ils ne laissent pas tout le monde jouir de la lumière et de l’eau ! » Heureusement, cette phrase me sauvait, je ne voulais pas être lâche ». « Sa solitude, dit Patrick Modiano, au milieu de cette ville ensoleillée et indifférente » (le jardin du Luxembourg)



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Ombres sur les maisons avec ciels derrière

C’est très difficile de voir net, sans projeter la ville, comme elle est, amnésique, nette

En face de la maison de retraite LE BON REPOS, le siège de la FNACA, Fédération Nationale des Anciens Combatants d’Algérie-Tunisie-Maroc. A l’entrée du square Simone Veil, le monument — signé « Dosse », le grand-père de Laurent — aux morts du département en Afrique du Nord.
Comme tout nous apaise souvent, cherche à nous apaiser et comme pourtant nous sommes si tourmentés, si romantiques… Le square devient une prairie. « Y a que nous », dit-elle. C’est vrai, il n’y a personne aujourd’hui. Je lui chante : « On ira où tu voudras quand tu voudras et l’on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort… » Je sens qu’elle écoute les paroles, qu’elle écoute CE QUE JE LUI DIS. D’ailleurs elle aime bien cette dernière phrase : « Et l’on s’aimera encore lorsque l’amour sera mort », « Ahah ! », fait-elle. Ça l’amuse comme perspective. C’est vrai que la phrase est étrange. Donc belle. Ma mère me demande ce que j’ai fait hier après-midi. C’est étonnant. Je raconte donc mon après-midi en forêt — et puis ensuite j’ai conduit un ami à la gare, un ami qui était venu me voir, il devait prendre son train, et puis ensuite je suis venu te voir, mais c’était tard, déjà, et il s’était remis à pleuvoir, on n’est pas sortis, on a fait une dictée… J’imagine ma mère penser : Ainsi donc n’ai-je pas rêvé… J’existais déjà hier après-midi… 

— Quelle est la couleur du ciel ? 
— Bleue
— Quelle est la couleur de l’herbe ? 
— Verte 
— Quelle est la couleur de la terre ? 
— Ah, ça, je sais pas…
—  Marron. (Temps.) Quelle est la couleur du sable ? 
— Ça, là ?…
— Beige, peut-être ?
— Neige ?!?
— Quelle est la couleur de ton anorak ? 
— Rouge 
— Quelle est la couleur des feuilles d’automne que tu vois là… Celle-ci…
— Jaune
— Quelle est la couleur du cheval blanc d’Henri IV ? Je te répète… Qu’elle est la couleur du…
Ma mère joue le jeu, mais cale… 
— Qu’est-ce qui est petit, tout vert et qui monte et qui descend ? Non, tu ne vois pas ? (Ma mère cherche.) Un petit pois dans un ascenseur ! Mais, bon, là c’était difficile…



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Ici, on ne trouve que des images. Il y a une infinité de souvenirs qui ne seront pas récoltés, les souvenirs du temps passé, du temps heureux. Mais la maison n’a pas toujours été heureuse. La maison est même exactement comme le Paris de l’Occupation, un mélange de lumineux et d’horreur. En tirant mon lit d’enfant (mais où j’ai dormi aussi en tant qu’adulte), je trouve un livre qui était tombé, qui s’était coincé entre le lit et le mur, dont je n’ai aucun souvenir, il ne paraît pas avoir été lu ; je viens de lire,  ce soir, la préface de Patrick Modiano : c’est le journal d’HÉLÈNE BERR, une jeune juive assassinée par les nazis et leurs complices… Leurs complices… Tout simplement la lâcheté humaine, le fait que l’humanité, en général, ne s’épaule pas (les uns les autres), mais lâche, au contraire, les uns les autres. En prononçant le mot « lâcheté », je me souviens (me revient dans l’oreille) comme il était prononcé sur la scène du Français par Murielle Mayette qui jouait Estelle à Michel Aumont qui jouait Garcin dans la mise en scène de Claude Régy de HUIS CLOS. « Lâche, disait-elle, tu n’es qu’un lâche… » Ou peut-être (puisque j’ai maintenant le texte sous les yeux) : « Je suis lâche ! Je suis lâche ! (Un temps.) Si vous saviez comme je vous hais ! » Ou peut-être était-ce Christine Fersen (qui jouait Inès) : « Tu es un lâche, Garcin, un lâche parce que je le veux ». Ou peut-être Garcin : « Fini : l’affaire est classée, je ne suis plus rien sur terre, même plus un lâche ». Le mot revient une infinité de fois dans la pièce « Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! » écrite et représentée pendant l’Occupation pendant qu’Hélène Berr était arrêtée et déportée avec ses semblables qu’elle essayait, elle, de secourir, « je ne voulais pas être lâche »



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J’ai conduit Bobo à la gare 

On a eu un temps extra, sinon. Démarrage de l’automne, grands pas, pluie ; on passe entre les gouttes par la simple beauté de nos ignorances ; forêts scabreuses, vie infinie ; tout brillant au sol. Il m’explique que y avait rien, mais les algues sorties de l’eau se sont amalgamées avec des espèces de bouts de champis probablement déjà là et ça a donné le lichen. Ensuite, le lichen, ça a bouffé des petits bouts de rocher et, peu à peu, ça a donné la terre. L’humus, quoi. Tout ça, c’est émouvant, parler en forêt. Il pourrait me raconter n’importe quoi, je le croirais. Quand il me montre la photo du renard-chien, je demande : « C’est vrai ? » Il m’explique aussi que les Dominicains, ça veut dire « les chiens de Dieu ». Il le tient d’un vrai Dominicain. Je l’ai quitté sur le quai et j’ai rejoint ma mère à sa maison de retraite justement près de la gare. Bobo et moi, nous avons vécu une île. La maison de retraite, c’est aussi une île. Rolande avait devant les yeux un prospectus (ou un magazine) qui titrait : SAUVONS LES ANIMAUX (elle le gardait précieusement contre son cœur). Ma mère voulait sortir, mais c’était tard, proche du dîner, et il s’était remis à pleuvoir. J’avais la flemme d’aller chercher son anorak dans sa chambre et puis j’avais beaucoup marché dans cette forêt que nous étions, Bobo et moi, au bord de connaître comme la poche (la mienne, je ne sais pas pour la sienne). Ma mère : « J’ai envie de bouger très vite ». Alors, plusieurs fois, on traversait le sas, mais je savais ce qui allait se passer : le dernier seuil franchi, ma mère trouvait qu’il faisait froid, qu’il fallait rentrer, mais, dedans, de nouveau elle avait oublié et il fallait sortir. C’est très beau poétiquement de rester indécis sur un seuil. Claude Régy m’avait dit une fois que, pour lui, le théâtre, c’était « le passage d’un instant à l’autre » 

— Ma sœur Hélène, elle n’est pas loin
— Elle n’est pas loin de ton cœur
— Non… (Temps.) J’ai envie de lui dire bonjour 
— Physiquement elle est loin, mais elle est près de ton cœur
Cette dernière phrase l’enchante, je ne sais pas pourquoi, le sens ou le balancement…
— Ah, bon… (Rire.) Eh bien, tu lui parleras



*



Toute la journée, on cherche, on cherche des champis en vêtements colorés pour ne pas se faire tirer dessus. On marche dans des forêts. C’est rigolo, les forêts : ça existe encore. On ne sait pas trop si elles ont un avenir. On ne sait pas trop pour rien. Pourtant Bobo me donne parfois de l’espoir. Il lit de la littérature scientifique. Il paraît que les mutations sont plus rapides qu’on ne pense, qu’on pourrait d’ici peu digérer le plastique — ou bien il l’a vu dans un film, je ne sais plus… Un renard s’est accouplé avec je ne sais plus non plus quoi, un chien ? il faudra que je redemande (il dort déjà). Bien sûr, ça donne un individu stérile, mais c’est quand même un début. Enfin, bref, on parle, on parle dans la forêt. Souvent je le laisse partir devant ou à côté pour lui permettre de se concentrer mieux (les champis, c’est un état mental, bien sûr, c’est comme tout). Mais les arbres, on le sent, agissent, nous recueillent, nous tissent. On est loin de Henry David Thoreau, on en a conscience, mais, quand même, on fait des photos, des plans très larges avec de grands arbres morts ou vivants, fantastiques, monumentaux, et Bobo qui  jette ses habits au sol à ma demande et se perd comme à l’état neuf, en animal unique, solitaire comme un sanglier, en ours blanc. C’est très beau, mais ça ne peut pas s’exposer ici. Il faudrait une galerie, des grands formats de 3 sur 2, genre, pour qu’on ait à la fois la petite et la grande histoire. On marche près des étangs. C’est les Dombes. Il y a des cygnes, des hérons. La grand-mère de Bobo, de retour de l’enterrement de son fils qui s’était suicidé (l’oncle de Bobo donc), a dit, tandis que Bobo et sa sœur la soutenaient bras dessus, bras dessous : « La vie, c’est une tartine de merde ; on en mange un peu chaque jour » (par ailleurs très digne, tirée à 4 épingles). Il pleut, il pleut : quelle merveille ! On parle des espèces EN VOIE D’APPARITION. Les intérieurs, les églises deviennent si beaux quand il pleut. Des grottes. On traverse la ville pour trouver du persil. A la fin de la journée, on est fatigué. Pendant tout ce temps, je ne vois pas ma mère, mais il faut des vacances, quand même, à l’amour filial



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Bobo est à la maison, alors on fait tout comme avant la fin du monde. Des ballades en forêt, des cueillettes de champignons, on boit, on mange, je lui montre ma région natale, tout est si désolé, mais il y a encore, flottant, des morceaux de pluies cérébrales, des pierres, des lichens, des portes, des photos que l’on ne fait pas parce que le tél est resté dans la voiture, des vaches, de rares humains déserteurs… 
Ce qui revient est plus beau que le souvenir

On énumérait la beauté de la terre, les ciels plein d’étoiles. Les choses pénibles faiblissent, flétrissent. Les chambres cubiques contiennent l’amour, résonnent

Les rêves étaient à la maison, à la mesure



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Bobo est arrivé presqu’à minuit. En allant le chercher à la gare, j’ai vu que beaucoup de quartiers étaient éteints. Quelle merveille, la nuit noire, en ville ! Je pensais ne jamais plus avoir cette vision d’enfance. Sur les images ci-dessus on voit la cantine d’un centre de formation pour adulte où Véronique (Ellena) vient d’obtenir une résidence d’un an. Elle a commencé un très beau travail d’image dans l’image. Ma mère était plus calme aujourd’hui, mais pas éteinte. Sur le banc je lui demande : « Alors, qu’est-ce que tu vas faire dans la vie, toi, plus tard ? » Elle me répond très intelligemment : « VIVRE ! » A un moment, j’ai sommeil, je me couche sur ses genoux. Je vais dormir là. Au début, rien. Puis elle se met à me caresser de ses pattes pataudes. Rien n’est possible, mais tout est mémoire, c’est-à-dire tout. On croise l’ergonomiste. Je lui demande en quoi consiste son métier (qui est indiqué sur sa blouse). Elle me répond, mais je ne comprends pas ce qu’elle me dit — ou bien je l’oublie aussitôt. Je dis à ma mère que nous sommes en automne. Elle me demande : « Comment tu t’en aperçois ? » On marche dans les feuilles mortes, des tilleuls, je crois. Je le fais d’abord et ma mère me suit. Ma mère est curieuse comme au commencement de sa vie. Parfois. Elle ne sait rien, elle a tout à apprendre. Elle veut apprendre. Elle est dans une merveilleuse disponibilité à la vie. Denise est toujours la reine de beauté, toujours si bien habillée, les couleurs surtout, mais les formes, les matières aussi. Je lui demande si c’est elle-même qui s’habille. « Mais bien sûr ! Le matin je me lève et je choisis… » Elle me demande : « Vous êtes avec votre fille ? » Je rectifie : « Ma mère. » « Et votre fille ? Vous n’étiez pas avec votre fille l’autre fois ? — Oui, je n’ai rien dit, mais c’était ma mère. — Ah, c’était votre mère… » Paulette Gonthier, 96 ans et toute sa tête, se plaint des intrusions nocturnes de ma mère dans sa chambre ; elle prenait ma mère pour ma grand-mère. Là, j’ai rectifié parce que Paulette m’impressionne de cohérence, mais je le regrette. Est-ce que je sais ? Oui, ma mère est devenue ma grand-mère ! depuis que je m’entends si bien avec elle



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Ma misère équivaut à celle de ma mère, ça ne fait aucun doute (pour moi). « La vraie vie, elle est partout pareille (prononce Fanny Ardant). D’aimer, d’être aimer, d’espérer, d’attendre, d’avoir du chagrin, de rater… » Pourquoi les guerres ? A cause de la jalousie — et la jalousie entretenue par les dirigeants, bien sûr. On s’imagine que l’autre a qqch qu’on n’a pas. Mais personne n’a plus ou moins que l’autre, au départ, tout le monde est doué exactement du même bagage. Ce n’est pas de l’avoir, c’est de l’être. Ça peut se tuer, mais pas se voler. « Ce n’est pas un privilège de l’artiste d’avoir une ouverture au monde. » La sagesse humaine, tous les jours, à l’étude — « que nul n’élude » (Arthur Rimbaud) — et, ma mère, c’est vrai, sur le même bateau — et ce bateau, c’est vrai, moi chez elle, mais MAINTENANT. J’ai demandé à mon psy s’il trouvait que j’allais mieux. Je ne voyais plus trop d’intérêt à continuer de le voir, j’espaçais les séances. Il m’a répondu sans ambage : « Oui ! » Je mène ma barque comme je le peux et elle aussi la sienne, comme elle le peut — et, franchement, ce n’est pas désagréable, quand ça s’arrange, dans les familles. Avec la perte de la mémoire, de la fiction, elle gagne du côté de l’être, ma mère. C’est comme ça que je vois les choses. Ce qui lui fait du bien, à elle, c’est qu’elle peut peu, qu’elle peut de moins en moins. Ça lui fait un bien fou. Tout à l’heure Bobo me rejoint. On ira dans la forêt, on grimpera aux arbres. On tombera. On ira aux champignons, on s’intoxiquera. Ma mère en promenade (les pas de plus en plus petits, les arrêts de plus en plus fréquents) : « On n’est pas là pour courir trop vite, ça sert à rien… » « La vieillesse, c’est un moment où il n’est plus question que d’être », dit Gilles Deleuze. Pas être ceci ou cela, non, être. « Eh puis, la merveille, c’est que les gens vous lâchent ! La société vous lâche. Alors, ça ! Être lâché par la société, c’est un tel bonheur… »



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Ma mère était dans une telle logorrhée aujourd’hui qu’à un moment, médocs ou pas, ça ne me dérangeait pas de participer à son affabulation. Elle faisait avec les moyens qu’elle avait encore, en allant racler les fonds de tiroir, en rafistolant les connexions (les synapses ?) avec des bouts de ficelle pour que la voiture démarre, afin de parler, parler, d’inventer à tout prix de la fiction ; elle était Don Quichotte et je condescendais, parfois, en Sancho Pança

« Tu as un petit garçon ? 
— Oui
— Quel âge il a ? 
— 8 ans
— Il doit être gentil
— Il est adorable »

« J’ai l’impression que tu me reconnais 
— Je te reconnais très bien 
— Oui, tu me ressembles, c’est pour ça… »

Elle parle, c’est un océan d’incohérences que parfois je rectifie, un peu au hasard : « Oui, c’est ce que je voulais dire… » Mais, parfois, ça ne marche pas. J’entends : « Il est arrivé à pied avec machin, je crois, de 5 mois ». Je répète la phrase avec un point d’interrogation : « J’ai dit ça, moi ? » Elle est interloquée : « Je t’ai pas parlé de ça, moi »



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En pleine nuit, j’écrirais encore sur ma mère. Aujourd’hui ma mère était dans un état que je ne lui connaissais pas. Je me suis demandé si on ne lui avait pas changé ses médocs, mais la personne à qui je l’ai demandé ne travaillait pas à son étage. Une logorrhée incroyable, un appétit de vivre. Un côté, même, « bon-vivant » presque effrayant. Et puis je m’en suis foutu de savoir si on lui avait changé ses médocs ou pas ; quelle importance ? Quand je suis arrivé, elle parlait avec Rolande Vermeil (ça ne s’invente pas) comme deux copines qui prennent le thé, toute absorbées, elles regardaient des prospectus, des magazines, la belle vie, quoi, book club. Sur celui que ma mère étudiait, des éditions Bayard, il y avait : « LIRE, C’EST RÊVER LES YEUX OUVERTS ». J’ai hésité à les laisser entre elles. J’étais heureux de voir que ma mère avait une vie en dehors de moi, qu’elle se reconstituait tout un monde comme elle l’avait fait toute sa vie : trouver une dame de compagnie et y aller, foncer. Mais je n’ai rien dérangé du tout, ma mère dans un tel état d’excitation, trouvant des solutions à tout, trouvant des problèmes à toutes les solutions, jonglant. Evidemment, dans l’état de délabrement où se trouvent les fonctions cognitives (c’est comme ça qu’on dit ?), elle parle avec ce qu’elle a sous la main. La trouvaille. L'important, c’est de ne pas s’arrêter (toutes les phrases qui viennent servent). On passe du coq à l'âne, babiller sans désemparer, un sujet chasse l'autre, on n’a qu’à se baisser pour ramasser. On regarde : on nomme. Rien à voir ? On dit : « Tout ça… » Les mots correspondent ou pas — ou pas du tout. Elle me présente un peu rapidement à Rolande comme « Ma compagne ». Rolande est une jolie femme avec un serre-tête. Ma mère a dû lui dire pour faire connaissance (elle le dit à beaucoup ) : « Vos yeux bleus sont jolis ». Elle est en fauteuil, elle. Elle entend ce qu’on dit, mais y répond très doucement, très faiblement en passant régulièrement d’un visage doux et harmonieux au faciès de la douleur, un masque très pur qui s’inscrit et se désinscrit comme un tic sur son beau visage calme. Mater Dolorosa. « J’ai Maman qui m’attend », me confie Rolande Vermeil



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De ma mère, je ne saurai jamais (jamais plus) que pas grand chose. Déjà petit, j’aurais voulu enregistrer ma grand-mère avant sa mort. Celle qui parlait breton. Je me disais tout ça va disparaître (à jamais). J’avais voulu, mais je ne l’ai pas fait. Ma mère, on ne peut déjà plus l’enregistrer. Sa boîte crânienne s’est vidée, s’est effacée déjà beaucoup. Comme elle disait souvent — et continue de dire qu’elle n’est pas malade — comme se vantait son père, contrairement à sa mère qui avait une santé fragile, un régime sans sel, etc. —, une fois j'avais dit : « La tête… » « — La tête ? Quoi la tête ? » Et elle s’était mise à bouger la tête, à la secouer pour montrer que sa tête fonctionnait bien, exactement de la même façon qu’elle m'aurait montré que son bras fonctionnait. Je pense à elle maintenant parce que je lis dans l’infini livre du soir le mot « cruche » (« Si la pierre frappe la cruche, tant pis pour la cruche »). Elle détestait cette insulte, en tout cas me l’avait-elle dit. C’était au volley sur la plage et quelqu’un — parce qu’elle avait loupé le ballon : « Mais quelle cruche, celle-là ! » Sur des photos anciennes, j’admire la contemporanéité des vêtements, leur jeunesse, leur « noir et blanc ». La mémoire, une boîte extraordinaire qui n’est pas fiable



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J’ai trouvé son cahier « de préparation de classe », je l’ai apporté. Ma mère  est à Joué-du-Bois, dans l’Orne, en Normandie. Je crois que sa sœur est dans une commune voisine. Le soir, elles se retrouvent et elles pleurent. Elles sont très jeunes. J’imagine 18, mais peut-être 21, jamais sorties de leur Finistère, elles ont acheté une Dauphine pour rejoindre leurs premiers postes. Les enfants sont des terreurs campagnardes, on peut imaginer. Elles sont si jeunes. Ma mère est très belle. C’est avant son mariage. Sur le cahier, elle a écrit : « Melle J. Moalic », son nom de jeune fille. Il n’y a pas la date de l’année. Elle écrit à la plume. Elle écrit, par ex : « Entrée en silence. Appel. Calme parfait. Prise en main des élèves. J’ai qqs difficultés au pt de vue discipline. Hier les enfants se sont montrés bavards, remuants, excités, non attentifs. Retour sur la leçon de morale d’hier. On décide de faire de réels efforts pour que la classe soit plus calme et pour que l’on puisse mieux y travailler ». Je lui raconte l’histoire (qu’elle m’a si souvent racontée), lui lis des passages de ce cahier, je ne crois pas qu’elle se souvienne, mais un plaisir, une familiarité valident ce que je raconte. Denise est merveilleuse, comme toujours. On est à sa table pour le goûter. Elle se comporte comme si elle faisait une croisière, plaisir de vivre, une espèce de luxe joué, non factice. Elle s’adresse beaucoup à Bernard, un aide-soignant jeune, beau, ébène. En partant avec lui, passant près de moi, elle me glisse : « C’est copains, c’est tout. Je vous le dis parce que des fois on s’imagine, mais c'est copains, c'est tout... » J’imagine bien. A table, il y a Louise, « Mon papa s’appelait Louis, alors on m’a appelée Louise ». Henriette. Je dis à Henriette que son prénom me rappelle l’un des plus beaux poèmes d’Arthur Rimbaud. « _ La Juliette, ça rappelle l’Henriette, / Charmante station du chemin de fer ». Denise me parlant de ma mère : « Elle est gentille, hein ? Elle est avec son papa, elle est heureuse… » Je ne démens jamais les rôles qu’on me fait jouer. Plus tard, un demi-gâteau à me refiler : « Donnez à votre fille, Monsieur… — Elle en a déjà eu 2… — Eh bien, ça fera 2 1/2 ! »



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C’est le souk, parfois, dans la maison de retraite. Ça s’angoisse, ça braille. Ça déborde. Tout le monde s’y met. Ma mère marche de plus en plus difficilement, mais, bon, on fait encore le chemin. Elle veut le faire, mais elle voudrait se téléporter. Le fauteuil n’est pas loin. C’est Sabrina qui nous apostrophe, qui voit que je la tire (je la tire surtout pour traverser la rue). Sabrina était dans la classe de ma mère (grande section d’école maternelle), elle se souvient d’elle comme d’une maîtresse très gentille. Ma mère est ravie. Comme une vedette qui rencontrerait un fan. Elle est au bord de lui répondre comme j’avais entendu Duras répondre à une jeune fille qui lui disait presque en larmes : « Qu’est-ce que c’est bien que vous existez… » : « Qu’est-ce que je peux répondre ? » Une femme — dénoncée par une autre : « La dame, elle pose sa culotte » — est en effet en train d’enlever non pas sa culotte, mais sa couche. « On ne se déshabille pas ! — Mais… — Y a pas de mais ! » Une autre est en boucle depuis un bon moment, elle dit « Pardon » toutes les 3 secondes, sans crier, mais incroyablement déterminée, répétitive comme Philip Glass, « Pardon… Pardon… Pardon… » Jusqu’à ce qu’une aide-soignante craque : « Ça suffit ! Stop ! Vous n’êtes pas toute seule, Madame Panchout ! Vous arrêtez de crier, s’il vous plaît… » Pourquoi je suis émerveillé par cet insupportable des maisons de retraites ? Ma mère ressemble à une vieille Bretonne comme j’en ai tant vues dans mon enfance. La vieille Bretonne a toujours été vieille. Simplement, ce n’était pas ma mère. Elle ressemble beaucoup à sa mère. Ma mère a l’âge de ma grand-mère. Qui a toujours été vieille. Le temps change. On peut être heureux d’en finir (momentanément) avec cet éternel été. Enfin l’automne ! Un vent révoltant…

« La maison n’est pas si grande, pensa-t-il. Elle est agrandie par la pénombre, la symétrie, les miroirs, l’âge, mon dépaysement, la solitude » (J. L. Borges)



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Il se passe peu de temps entre mes séjours ici (15 jours, la dernière fois), mais chaque fois ça me paraît un trou, un gouffre. L’oubli avance massif comme la nuit. Les souvenirs sont si pauvres. Bientôt, bien avant sa mort, il n’y aura plus rien à dire de ma mère. Ni sur elle ni d’elle je n’aurais rien à reporter. Monique ! on la retrouve au square. J’aime bien converser avec elle, sur un banc ; parfois ma mère se berce de nos conversations (parfois une phrase montre qu’elle y a participé). Elle me dit : « Eh bien, elle va toujours bien, votre mère ! — Oui. — Elle a toute sa tête… — Non. — Ah, si, quand même ! moi, je la connais bien… » J’avais oublié que Monique aussi — qui a l’air de vivre encore dans son appartement au-dessus du parc (elle me l’a montré une fois) — était atteinte de la même contagion… Tout à l’heure vient Véronique Ellena, ce matin mon frère était là, arrivé dans la nuit. On a chargé sa voiture d’archives (on ne garde aucun meuble) et il est parti au fin fond de la Bretagne conserver tout ça. J’explique tout ça à ma mère sur un banc ensoleillé en face d’un groupe de boulistes. Je ne sais pas ce qu’elle peut en retirer, mais j’explique. Quand je dis que Véronique était une copine de Pascale, ta fille qui est morte, ma sœur, tu sais, tu avais une fille qui est morte, là elle réagit très sérieusement, consciente de la gravité de l’info, mais à la troisième personne :« Eh ben dis donc, la mère de celle qui est morte, ça devait être qqch pour elle… » « Qu’est-ce qu’elle doit faire, celle qui a eu sa fille qui est morte… Elle a pas fini de pleurer. A Paris, c’était ? » Je vais porter dans sa chambre une pochette assez jolie brodée avec application par un enfant, avec un joli J (comme Jeannette), retrouvée dans les décombres et en attendant l’ascenseur (ce temps d’attente de l’ascenseur, ça aussi il faudrait en parler), dans mon dos j’entends une phrase comme toujours entourée d’un énorme silence : « Elle rentre dans les chambres la nuit, sa mère ». Je me retourne : « Ma mère ? — Oui. — Ah, c’est embêtant… Il faut fermer… — Mais elle secoue… » (en faisant le geste de secouer la poignée , le vieil homme, de son fauteuil)



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Aujourd’hui, c’était la messe. J’étais arrivé après le goûter et ma mère était déjà placée (par qui ?) au premier rang. Elle semblait méditer, prier, se souvenir, se préparer même à rencontrer Dieu. Elle avait l’air d’une sainte, d’une nonne. Je me suis demandé un instant si la conversion avait eu lieu — ou allait avoir lieu… Un vrai « silence intérieur », un calme aussi. Comme la messe n’allait pas commencer avant 5h, nous sommes sortis pour une promenade un peu écourtée jusqu’au banc dans le square puis retour

Je confesse à Dieu tout-puissant je reconnais devant mes frères que j’ai péché en pensée en parole par action et par omission oui j’ai vraiment péché c’est pourquoi je supplie la Vierge Marie les anges et tous les saints et vous aussi mes frères de prier pour moi le Seigneur notre Dieu

Pendant la communion, le prêtre me demandait de bien m’assurer que ma mère avala l’hostie. Je me disais que si elle l’avait recrachée, ç’aurait fait mauvais effet évidemment puisque tout est symbolique

Ma mère semblait vivre qqch qui avait du sens pour elle, revivre une mémoire. C’est si ancien, la religion — et si incongru (par rapport au monde moderne). « On nous Claudia Schiffer / On nous Paul-Loup Sulitzer », chante Alain Souchon. Ma mère m’envoyait parfois des regards complices (d’une infinie profondeur). Je la regardais du coin de l’œil, mais elle aussi me guettait. « Ah, c’est votre mère ! Je pensais que c’était votre fiancée… », s’était exclamée Georgette. Mais c’était vrai, je venais tous les jours, j’étais comme le ou la fiancé.e de ma mère. A un moment on ne sait plus ce qu’on est, on est tout. Non, c’est pas ça, on est toujours tout, mais la société assigne. De plus en plus il faut dire ce qu’on est, prédateur ou proie. Les deux, mon capitaine ? Vivant et mort. Simple pécheur. En fin de vie, on vous lâche la grappe…

Ma mère reproduisait le signe de croix, mon préféré, qui se trace avec le pouce. Elle arrivait à chanter aussi où à en donner l’impression (comme on le fait souvent à la messe). J’étais heureux qu’elle se trouva à bord de ce navire pour voyager un moment, peut-être à sa Bretagne si ancienne revenir

Je lui pris la main et nous étions des amants



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On m’a dit — je veux bien le croire —, que j’ai habité là de 0 à 1 an, mes parents étaient instits, l’entrée est, sur la deuxième photo, la porte avec l’auvent. J’ai franchi ce seuil pendant un an dans des bras, des poussettes, bien emmitouflé, trop emmailloté (à la mode de l’époque), mes tantes adolescentes avaient dessiné un bébé-chrysalide à la craie blanche sur le tableau noir, ma mère, elles la considérait comme largement trop précautionneuse avec moi, ben oui, j’ai trinqué, mes tantes Hirondelle (Raymonde) et Banane (Suzanne) m’ont sauvé : quand mes tantes m’amenaient promener, par ex, elles avaient ordre réitéré de ne surtout pas « secouer la poussette », dès qu’elles avaient passé le seuil, l’angle de la rue, elles me secouaient comme un prunier. Qu’est-ce qu’on rigolait ! Elles avaient 17-18 ans. L’autre jour, du chalet du Téléski loué pour la cousinade, je regardais le paysage  et je le regardais avec l’œil neuf, à jamais neuf. Toujours nous avons été tournés vers l’Ouest, nous nous sommes adossés à ce paysage. Et je me suis demandé si ce n’était pas le regard de ma mère quand elle était arrivée là, ce pays neuf. Parce que donc elle s’était mariée avec un gars du coin qui était parti loin pour la rencontrer — chez elle, en Bretagne —, et la ramener chez ses parents, son enfance, ses copains… Lui, mon père, ce bon garçon avait  quand même dû être heureux un moment ; un moment il avait dû remercier Dieu de son bonheur, il y croyait à ce moment-là, et de l’attention qu’Il lui portait, Dieu, à lui, lui le bon gars, certes, mais quand même… Son pays, son enfance, ses conscrits et ses frères — et une femme ! — et très jolie, en plus ! — et il avait survécu à la guerre d’Algérie, sans doute traumatisé à vie, cela dit. Parce que, Dieu, c’est aussi le mal, aussi étrange que cela paraisse, le mal, de la même glaise, même graisse… Et, le diable, on n’y croit plus bien avant de ne plus croire en Dieu. C’était bien pratique, le diable, pour expliquer (les choses), quand même. Mais le diable on n’y croit plus… Il y avait eu une congère de glace dans la cour de l’école jusqu’au mois de mai, l’année de naissance



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Un jour ma mère disparaîtra et je n’aurai plus rien à écrire — c’est ça, l’histoire. Tout à l’heure elle n’allait pas complètement bien — un peu paranoïaque —, je ne sais pas, elle n’était pas dans la salle commune, mais « dans l’ascenseur » (coincée ?), mais elle saisit aussi vite qu’un enfant que, grâce à mon apparition, elle allait aller mieux. Elle peut saisir sa chance, s’enfuir. Quand on réussit à passer l’escalier — ça arrive souvent à peu près là —, ma mère embrasse ma main et me dit : « Je t’aime ». Aujourd’hui, je réponds : « Ça tombe bien, moi aussi ! » « Ah, bon. » Ma mère profite de ma complicité comme une plante profite de l’eau. Elle est disponible pour le bonheur. C’est peut-être pas grand chose, un « moment de vie », mais je le note parce que, jusque-là, ça n’a pas été son cas — et, moi-même, le suis-je, disponible ? La question se pose… On est occupé à tellement de bêtises dans la vie… Tout à l’heure le petit des voisins (2 ans et quelque) a voulu se laver les mains, mais il était si petit qu’il n’atteignait pas le filet d’eau du robinet. Ses toutes petites mains, je les rinçais dans mes grandes mains. Comme tout cela est étrange. Est-ce que ce ne serait pas là notre fonction, celle de nous étonner, dans nos parcs, nos lotissements ? On est terrorisé par la fin de vie. Oui, si on est tout.e seul.e, ça ne doit pas être marrant. Mais il y a Dieu, quand même, pour les isolé.e.s… Et qu’elle doit être agréable, la certitude d’être aimé.e par Dieu, quand on est absolument seul.e ! (Rien que d’écrire ces lignes, les larmes me viennent aux yeux.) Vous connaissez le monologue de Richard II ? l’un des plus beaux au monde. Un acteur me l’a joué récemment : le plus beau cadeau qu’on puisse me faire. Un acteur devant moi tente de m’offrir le monologue de Richard II de telle manière qu’il me bouleverse, moi ! Je peux donner mon avis, dire que telle partie est en progrès, qu’il manque peut-être qqch à telle autre, etc. Qqn dépose à mes pieds ce monologue. J’avais encore bien des choses à vous murmurer, ce soir, mais je vois que notre temps est imparti (rien ne va plus…)



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Ma mère me trouve gentil. Elle me dit : Tu es né gentil ». Comme je relève ce « né gentil » et qu’elle acquiesce, c’est bien ce qu’elle a dit, ce qu’elle a voulu dire : « Ben, le peu que je t’ai connu… »

Elle monte les marches de l'escalier de ciment avec beaucoup d’effort, mais en disant : « Hop ! » à chaque fois (ici, c’est au retour, elle les descend)

Elle vit d’une simple vie, mais elle vit — quelles sont ses pensées, quel est son imaginaire, comment occupe-t-elle son temps ? Est-elle constamment distraite ? Est-ce qu’une distraction chasse l’autre comme aussi un instant chasse l’autre ?

Comme au retour du square elle demande ad libitum si « c’est loin », si « c’est encore loin », je change, je dis : « Ah, oui, c’est loin. C’est très, très loin… » Comme elle sait, au fond, que ça ne l’est pas, elle doit saisir que je joue, elle me répond en prenant une mine un peu clown — à la Marie-Thérèse Allier

J’avais un cheval. Je me promenais à cheval dans mon pays d’enfance. Le pays où la terre est profonde, vallonnée, elle monte et elle descend, pas seulement l’air qui est de l’eau

On est dans le temps, la connaissance, le pays infini d’offre à nous

« Nick, when you recollect your childhood, are your recollections pleasing to you ? »

J’avais un cheval. Je me promenais à cheval dans mon pays d’enfance. Le pays où la terre est profonde, vallonnée, elle monte et elle descend, pas seulement l’air qui est de l’eau

Au centre du paysage, il y a une entaille, la carrière de Pierre d’Hauteville. C’est un calcaire fameux dans lequel est construit le village. Sur Wikipédia, il y a une liste de bâtiments célèbres de part le monde qu’elle a construits ou décorés : L’Empire State Building, l’esplanade du Trocadéro à Paris…

Ok, j’écoute, j’écoute maintenant ce pays, je l’écoute de la plaine, son silence vient jusque dans la plaine. Ce sont les couchers de soleil des équinoxes, c’est le noir profond qui fait peur à Raymonde, me dit-elle (celle que, petite, on appelait Hirondelle), il viendra jusqu’à moi, il descendra vers la plaine, facilement, il glissera. Fasse que ce noir me mélange !

Le poème, si j’étais un poète, le poème serait écrit par la fréquentation du monde

« Les étoiles semblaient vachement proches »

Les sensations enfouies sont les plus belles

Être dans les bras, dans les pas de sa famille… Quel plus beau rôle à jouer ? À peine sorti de la terre, revenir à la terre…
Et la littérature flotte comme un éphémère, d’une durée de vie légère (c’est ça, la littérature, la légèreté). Plein soleil. C’est fou, cette gentillesse du soleil sur tout ce monde décédé, ce village éblouissant, cette pierre qui nous survivra, ce calcaire glacé



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La maison de Gertrude Stein à Bilignin, sur la commune de Belley, dans le Bugey. C’est aussi le pays de mon père et c’est là que je suis né (dans une vie antérieure dont j’ai le souvenir enfoui parfois). Elle était sur la route avec Alice Toklas pour rejoindre Picasso sur la côte, à Grasse je crois, un été comme ça, avec l’auto, et elles ont fait un détour pour aller voir le pays de Brillat-Savarin (le cuisinier) et elles ont trouvé la région si charmante (j’essaye d’imaginer leurs yeux) qu’elles y sont restées. Elles ont télégraphié à Picasso qu’il aille se faire cuir un œuf. C’était des années avant, avant que mon père ne naisse, mais, les années avec mon père, elles les ont vécues aussi. Dans un livre (pas l’Autobio, un autre), Gertrude insiste beaucoup sur le fait (elle s’adresse à un public américain) que, dans cette région de cocagne, personne n’est pauvre au point d’avoir faim, la nourriture est partagée en abondance dans une vision qui me semble ‘Emily in Paris’ avant l’heure parce que mon père m’a toujours raconté — sans doute d’abord pour me forcer à ingérer mon bifteck — c’est-à-dire depuis la nuit des temps et les plus amples souvenirs — qu’ils avaient faim, lui, Rocco et ses frères, ils étaient 9, ça grouillait les enfants affamés, la vie, à cette époque-là… Mais mon père était ancien et Gertrude Stein était moderne

Après consultation de mes oncles et tantes, non, ils n’avaient pas faim. Ils avaient poules, lapins, jardin… C’est mon père qui, toujours affamé, finissait les plats, question de tempérament alors. C’est vrai, je l’ai toujours vu finir les plats et je le fais aussi, je pensais que c’était parce qu’il avait manqué étant petit, mais ils ne manquaient de rien, ils étaient peut-être habillés comme l’as de pique, le dernier héritait de tous les autres, mais le premier souci de leur mère (et sa réussite) : nourrir ses enfants. A Noël, une orange et 2 ou 3 papillotes que mon père cachait, mais que ses frères lui chouraient



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Jour de fête

Mon père était extraordinaire sur scène (puisque la scène est ce qui me permet de « voir » la vie). Je lui ai plusieurs fois demandé de nous rejoindre. Ma mère était très jalouse. Il disait oui et puis, quelque temps plus tard, il disait qu’il ne se sentait pas très bien, etc. Plus difficile à avoir que Marilyn Monroe. Mais je savais que c’était parce que ma mère était jalouse ; alors je ne lâchais pas (quand il était là, bien sûr, il était très en forme). Une fois je l’ai eue au téléphone, elle. Je lui ai dit : « Il faut arrêter d’être jalouse de papa ». « — Moi ? jalouse ? Mais tu n’y es pas du tout… » (J’aimerais vous faire entendre l’intonation pure de la dénégation.) Mon père était extraordinaire parce qu’il était entièrement ouvert sur scène et absolument présent. J’aimais le féliciter devant tout le monde. Par exemple, aux Bouffes du Nord, je lui disais, devant les 18 acteurs, chanteurs, musiciens, danseurs, interprètes en tout genre : « Bon, toi, c’était excellent, comme tous les soirs… Les autres, maintenant… » J’aimais voir ces yeux ronds éberlués de recevoir le prix d’excellence de la part de son fils — et qui avait l’air de s’y connaître. Lui qui avait été instit. Ma mère n’était pas bonne sur scène (j’avais essayé), elle était fermée, absente. Maintenant, bien entendu, ce serait différent, elle sait ce que c’est que le présent, oui, elle le sait — et l’ouvert. L’autre jour, j’étais arrivé directement de la gare (le Bon Repos n’est pas loin), c’était l’heure du déjeuner, alors j’ai demandé si je pouvais être à table avec ma mère. On me l’a permis. Des épinards avec une belle tranche de rôti. Mais assez vite une autre aide-soignante est venue me dire que je ne pouvais pas rester, qu’il fallait que j’attende la fin du repas dans la salle à côté. Quelques minutes plus tard, je ne la voyais pas, mais j’entendais les appels, ma mère a fait un malaise vagal et la même aide-soignante est venue me dire toute affolée : « Votre mère, votre mère… » Alors, je le lui ai dit. « C’est peut-être parce que vous m’avez chassé. » C’était sans doute de ma faute aussi : agacé, je m’étais levé sans prendre le temps de la rassurer, ma mère…



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Autoportrait sans elle

Dans la promenade en pleine chaleur, ma mère me dit : « Je t’aime, mon fils ». Et encore : « Depuis le temps que l’on se connaît ! » Et ça m’a fait tellement plaisir 

C’était donc ça, une vie (je veux dire la mienne). Toute une vie pour en arriver là. Toutes ces mères de substitution que je me suis trimballées… Je me souviens (comme si c’était hier) (j’étais petit alors) que Marguerite Duras m’avait demandé si j’aimais ma mère, « Tu aimes ta mère ? », mais que je n’avais pas su lui répondre (je n’avais pas osé lui dire que c’était elle que j’aimais). Ce n’est qu’un exemple, cette situation s’est reproduite à l’infini (et encore récemment avec la merveilleuse Cat Power — faut dire qu’avec un nom pareil…)

L’entente avec Marie-Thérèse Allier, bien sûr, a bénéficié de cette confusion. C’était une femme parfaite car adorablement monstrueuse. (Quand donc les jeunes s’apercevront que les monstres sont adorables ?) J’avais proposé à Philippe Quesne un spectacle qui se serait appelé : SANS ELLE. Il avait manifesté son intérêt. Mais je ne sais pas s’il se fera un jour, il y a tant et tant de spectacles qui ne se font pas, beaucoup plus que de spectacles qui se font — qui sont déjà très nombreux. Que voulez-vous, la machine à rêves, toutes les nuit d’une vie, ça s’accumule grave-sec et c’est toujours le même spectacle finalement, le même entraînement joyeux et douloureux

— Moi, je m’appelle Jeannette
— Oui, je sais. Et c’est bien que tu le saches ! Moi, je m’appelle Yves-Noël
— Yves-Noël…
— Oui
— C’est joli comme nom, Yves-Noël…

Alors, dans le parc désert — et la musique sortie de mon tel creusait le vide —, j’ai appris à ma mère LES UNS CONTRE LES AUTRES. Et, ma mère et moi, nous nous sommes dandinés comme au premier jour…

« On dort les uns contre les autres 
On vit les uns avec les autres 
On se caresse, on se ca-jole 
On se comprend, on se con-sole 
Mais au bout du compte 
On se rend compte 
Qu'on est toujours tout seul au monde »

Ma mère était comme une petite fille pour essayé de retenir les paroles importantes

« On se déteste, on se dé-chire 
On se détruit, on se dé-sire »



*



Tout ce temps d’été, près de ma mère, gardée, dans cette maison qui rêve — où je suis incroyablement seul —, près de la forêt… J’ai choisi ce livre dans les rayonnages sans le connaître pour le donner à ma mère, dans l’espoir peut-être d’un objet transitionnel, au moment où j’allais partir et où, ce soir-là, elle crisait…

— Ben, dis-donc, tu n’arrêtes pas de chouiner, aujourd’hui…
— Quoi ? 
— Tu n’arrêtes pas de chouiner
— Feu d’cheminée ? 
— Tu n’arrêtes pas de pleurnicher…
— Oui

J’entends qu’une autre, de son fauteuil, à gauche, fait la même réflexion : « Elle pleure… ». Je me retourne : « C’est pas à vous que je parle. Salaud, va ! » Je souris 

Ce qu’il y a aussi, quand je vais à la maison de retraite, c’est que je trouve que  j’ai une identité, ça qui est agréable. Les soignants et les autres femmes savent qui je suis : il est le fils de sa mère — ou la fille, le sexe est fluctuant (ce n’est pas le sexe, l’identité, c’est : de-sa-mère). Même au parc, c’est très agréable, on sait qui je suis. Je promène ma pauvre mère. Elles me draguent, elles veulent me parler, elles sourient à la belle image. Sauf les jeunes. Me captent pas. 

Une identité-immunité, une trêve — qui correspond peut-être à toutes les époques. On me fiche la paix. Un moment d’immunité auprès de ma mère. On trouve que je suis un BON GARÇON (ou bien une BONNE FILLE) 

Parce que, le reste du temps, toute ma vie, je me suis senti accusé. Je dois vous dire, je m’identifie plus aux accusés qu’aux plaignants. Je voulais faire avocat quand j’étais petit, mais pour défendre les accusés

— Tu sais, c’est la nuit des étoiles, ce soir 
— Ah
— C’est là qu’on a le plus de chance de voir des étoiles filantes 
— Ah, oui



*



Quand j’entre dans la maison de retraite, Marie-Thérèse, en général, regarde dans ma direction. Je l’aperçois à travers les vitres, la salue ; il faut passer le sas, s’inscrire sur le registre, se laver les mains… Alors, je viens vers elle : 
— Comment ça va, Marie-Thérèse ? 
— Moyen
— Moyen + ou moyen - ?
— Moyen +

Ce que j’aime dans cette maison de retraite, c’est qu’on est en contact directement avec les résidentes comme « livrées à elles-mêmes », avec leurs vies, avec leur monde, le monde qu’elles nous proposent qui a un peu, pour moi, le sens de l’« acte de Vérité » qu’on trouve dans le bouddhisme… Les accompagnants sont très discrets, amicaux

Le texte de l’image est d’une chanson de Julio Iglesias que Thomas Gonzalez qui la chante merveilleusement a gravé en moi 

(Texte suivra peut-être)



*



Ma mère intellectuellement en forme aujourd’hui, elle semble ne rien attendre, mais profiter de la vie comme un vieux sage, comme on aimerait que les vieux nous montrent : qu’il y a un art de vivre. Ce climat de douceur, de communauté flottante, semblait d’ailleurs général, je ne sais pas à quoi c’était dû. Les chemins entre les chaises et les fauteuils, par exemple, étaient courbés, pas rectilignes, comme des sentiers, pas ennuyeux. Ma mère paraissait accéder à de la pensée. Qui, par exemple, s’exprimait par : « Tu as de la chance de venir me voir… » (j’acquiesçais). Bien sûr qu’elle voulait dire je, mais tu, je… si l’on veut dégenrer, allons jusqu’au bout. (Ma mère, c’est l’avant-garde !) Ma mère laisse flotter le temps. On évoque quand même la possibilité d’aller marcher, mais comme ça, comme une idée mallarméenne. Rien ne manque. Belle lumière. Possibilité d’août (on est moins nombreux). On s’amuse aussi avec la question du droit : « Est-ce qu’on a le droit ? » (de sortir). Ma mère interloquée par un cycliste sur le seuil d’un garage : « Mais qu’est-ce qu’il fait là ? » Longuement absorbé(e). Puis, comme il se tient penché sur son vélo : « Il montre son derrière… Oh, ben, non ! » (Donc une vision érotique.) A l’approche du square, je lis d’abord : « Accès interdit à tous les violeurs » au lieu de : « lors de vents violents ». Ma mère : « On respire bien quand on marche ». Quand on comprend — comme je le comprenais, mais elle aussi — que le jour est toujours le même, tout devient un ballet lent de subtiles variations (on se retrouve pas très loin d’un spectacle de Klaus Michael Grüber), mais, ce qu’il faut, c’est l’espace, l’espace toujours le même. Je lui passe mon bras autour de ses épaules. « On a eu un petit garçon comme ça ; il ressemblait à celui-là… » Elle ferme les yeux sous le soleil ; quand l’ombre la touche, elle dit : « Ça va mieux ». On arrive en retard pour le dîner. Elle se comporte comme si elle avait le temps, exactement comme si elle avait lu ce que j’avais écrit ici, dans le dernier post

Ma mère tente de déchiffrer mon carnet, mes pattes de mouche. Très attentionnée…



*



Il semblerait que beaucoup souffrent du patriarcat. C’est la couveuse mère-enfant qui, moi, m’a posé problème. Mon père m’a sauvé. Il n’a pas pu sauver ma sœur. Paraît que le modèle de la mère est plus fort encore pour une fille que pour un gars. Il aura fallu si longtemps pour que la relation avec ma mère s’atténue. Il aura fallu son sacrifice dans la maladie, la folie retombée comme un soufflé, son amour révélé. Je te baise les mains, je t’adore, je suis heureuse, ma joie est comparable à celle de Madeleine Renaud dans OH LES BEAUX JOURS. Dernier et premier bonheur 

Nous sommes allés au square comme tous les jours de la Marmotte mais, ce dimanche, un plancher de bal avait été dressé pour un inégalable spectacle de Jérôme Deschamps ou de Christoph Marthaler. De Tati ou de Fellini. Ou de Jean Eustache quand il filme La Rosière de Pessac. Bien sûr de Pina Bausch. Alors, j'ai dansé avec ma mère...

Ma mère et moi, nous touchons ensemble cette frontière à partir de laquelle on cesse de se poser des questions, mais je n’ai pas de solution pour les retours éprouvants. Ma mère s’arrête tous les 3 pas pour me demander le chemin et si c’est encore loin. J’ai envie de lui dire : « Mais avance, alors ! si tu es pressée de rentrer ». Elle rejoint la plainte (de toute sa vie), son asservissement au diable. Aucun progrès en faveur de la liberté sous Dieu. Il me vient une certaine insensibilité. Je voudrais changer de mère, je connais trop le film de la mienne. Il y a le choix, à la maison de retraite. Tant de femmes du même âge dans des états divers. Je pourrais venir et me tromper, en voir une autre. Puis une autre. Varier. Des rigolotes, des plaintives. Celles qui se plaignent sont des tragédiennes. Elles en font des tonnes, mais, quand même, elles arrivent à capter ma sympathie. L’effet recherché par la tragédie grecque des origines : ressentir en même temps la même douleur. Elles sont douées, les actrices…

Peut-être ma mère pourrait s’appeler Ida. Ou Solange. Ou Marie-Claude. Suzanne, Yvonne, Simone. Henriette, Danielle, Marie-Huguette. Rolande. Marie-Madeleine. Lucette, Josette. Rita, Raymonde. Andrée. Monique. Éliane, Giselle. Ginette, Yvette…



*



Quand j’arrive, ma mère mime la mort sous un drap blanc sous le néon allumé. Puis elle se réveille et la cérémonie reprend, le rituel : pantomime de la première fois, de la surprise, de l’émerveillement devant nos présences toujours les mêmes, devant des phrases toujours les mêmes, des questions exactement les mêmes comme dans THE GROUNDHOG DAY (avec Bill Murray). Ma mère est une construction fragile et tenace

« Has anyone supposed it lucky to be born?
I hasten to inform him or her it is just as lucky to die, and I know it. » (W. Whitman)

Oh, Mon Dieu…
les filles meurent moins vite que les gars

« The lunatic is carried at last to the asylum a confirm’d case, 
(He will never sleep any more as he did in the cot in his  mother’s bed-room) »


La belle salle est vide quand j’arrive, la Nef des fous où toute l’humanité féminine (ayant survécue aux viols) partait patiemment à la dérive. Joyeusement. Car aujourd’hui il y a de nouveaux cas de COVID dans l’établissement, tout le monde dans les chambres, allez, les filles, soirée pyjama ! J’apporte un livre pour enfants à ma mère : QUAND COULICOCO DORT (probablement une représentation coloniale, selon Rébecca Chaillon). Ma mère le lit. Devant la double page représentant les hippopotames, elle se cabre comme de peur devant ces grosses taches noires envahissantes comme la mort. Du moins, c’est ce que j’imagine. Mais plaisir d’entendre ma mère déchiffrer et prononcer le mot « hippopotame », particulièrement ce mot que je devais aimer enfant, plus que la chose elle-même, effrayante et inconnue…

Je ne suis plus capable de lire. J’ai lu FANTÔMETTE CONTRE LE HIBOU, c’est tout (mais j’y ai trouvé des merveilles). Ce matin, j’ai regardé intégralement un débat à Avignon avec Rébecca Chaillon et son équipe — et le merveilleux public d’Avignon. J’ai trouvé Rébecca Chaillon absolument sympathique et adorable, mais je n’arrivais pas à comprendre son spectacle. Aucune critique — toutes louangeuses — ne parle vraiment du spectacle. Toutes soulignent son « intensité » et enregistrent le succès (standing ovation). Je n’aperçois pas ce spectacle. Quand j’étais petit, Michel Cournot écrivait des choses si belles que ça valait COMME de voir le spectacle ou même mieux… Mais, plus tard dans la journée, j’ai lu une phrase de Gustave Roux (le poète des lieux du paradis), une phrase terrible : « La vie a muré les hommes comme la plus exacte des tombes ». Et je me suis dit (comme si j’y étais) que j’aurais pu demander à Rébecca Chaillon ce qu’elle en pensait, est-ce que ce sont seulement les esclaves qui ont été emmurées vivantes — ou est-ce que ce sont tous les hommes ?

Aujourd’hui, l’orage nous a sauvé de la dépression. Et Gustave Roux a écrit encore : « Chaque chuchotement de feuille est une parole ». Cette question de la parole est si simple et si complexe. Le théâtre — avec François Tanguy —, c’était ça, la question



*



L’étang de Bouvent. Là où vont les gens merveilleux qui ne vont pas en vacances, les immigrés, le quart-monde. Là où je me baigne le soir (c’est gratuit à partir de 6h1/2) après une journée de rangement, de tri, d’allègement de la maison qu’on va vendre. Que c’est long ! Ça semble infini. J’espérais pouvoir profiter de cette maison vide, mais je n’y arrive pas, à la vider, je donne, je jette, j’ai même tenté le vide-grenier et leboncoin… C’est fou ce que l’humanité aime les objets, l’accumulation (tout ça pour demander au final d’être incinéré !) Je n’aime que les maisons vides, désertées, les appartements en chantiers, les immeubles en construction. On devrait camper dans les maisons comme dehors, comme les Touaregs, comme les déserts, les oasis, comme les rois qui traînent avec eux leur vaisselle et leurs tapisseries, leur meubles, de château vide en château vide. La merveilleuse société de l’accumulation, il faut l’aimer elle-aussi (il faut tout aimer, même la mort), mais qu’elle est laide et stupide quand on aime (comme Claude Régy me l’avait appris) le désert et le vide ! Je me souviens de Françoise Claustre retenue par les rebelles tchadiens disant à la télévision : « Pour la nourriture, je ne me plains pas, on mange toujours trop ». Je regarde les yeux animaux de ma mère, les yeux sans cerveau, mais pas sans cœur. Elle m’embrasse la main comme on fait à un seigneur, elle déclame (ou chante) qu’elle m’aime beaucoup, beaucoup et, voyez-vous, ce n’est pas faux, elle a besoin de moi, elle m’aime presque comme un animal. Elle qui a été toute sa vie dans l’imaginaire, à éviter la vie, dans la peur du dehors, à amalgamer tout son monde (sœur, mari, enfants) dans son « moi-je », elle s’est enfin libérée d’elle-même, elle aime d’un VRAI amour, comme le chien, comme on devrait tous aimer (comme le dit cette fois Marcel Proust), je t’aime car j’ai besoin de toi, je reconnais que j’ai besoin de toi, tu me donnes la nourriture, tu es mon souverain, je t’adore, tu me remplis de vie. Moi aussi, je t’aime beaucoup, tu sais, mais c’est un peu faux car il y a d’autres amours dans ma vie, je te mens, d’autres amours, toi, tu es pure, divine, tu es la mère idéale



*



Tous les soirs je viens me baigner ici. C’est un plan d’eau aux abords de la ville, en bordière. Mais tous les jours je vais voir ma mère. Cette maison de retraite, c’est une joie immense, c’est curieux. En général, ça déprime les visiteurs, les visites à la maison de retraite. Pas moi. Quel théâtre ! Tout est théâtre jusqu’au bout. Ma mère s’étonne d’une auto, c’est vrai, bicolore : « Toutes les autos sont belles, mais il y en a de meilleures ». Près de l’entrée un petit théâtre. L’actrice principale est debout et déclame : « J’ai rien fait aujourd’hui ! On ne m’a même pas donné à manger ! J’ai rien fait ! » Sa partenaire qui suivait l’affaire de son fauteuil (roulant) se met à l’applaudir, théâtre dans le théâtre. Une scène. Comme il y en a plein. Il y a un chien dans la maison de retraite, c’est nouveau, il enchante les pensionnaires et ma mère aussi qui le pointe du doigt. Ces jeunes filles enfin innocentes, ces Birkin… On se prépare à se présenter devant Dieu. On sera pure comme de l’eau de roche quand on se présentera devant Dieu. « Tu écris des choses… », dit ma mère. Tant de choses à mettre en ordre, tant de maux (mots) à oublier, tant de phrases à défaire, déconstruire, toute cette langue, tout cet apprentissage à détisser, tant de livres à brûler, tant de livres de sable. Seul Dieu est le Verbe. On a planté des roses trémières dans le square Simone Veil. Ma mère veut lire ce que j’écris, du moins elle fait le geste avec le doigt de suivre ligne à ligne comme un chat peut le faire. Je n’en ai jamais vu d’aussi grosses, de ces roses, elles sont grosses comme des potirons. « Tu es fatiguée, je demande à ma mère qui ahane. — Oui. — Eh bien, il reste plus beaucoup de temps… Un peu effrayé par ce que je viens de dire, je rectifie, mais je dis la même chose : Il reste plus beaucoup de chemin… » 

LAISSE, J’ALLAIS DIRE LAISSE TOUT ÇA. QU’IMPORTE QUI PARLE, QUELQU’UN A DIT QU’IMPORTE QUI PARLE. IL VA Y AVOIR UN DÉPART, J’EN SERAI, CE NE SERA PAS MOI, JE SERAI ICI, JE ME DIRAI LOIN, CE NE SERA PAS MOI, JE NE DIRAI RIEN, IL VA Y AVOIR UNE HISTOIRE, QUELQU’UN VA ESSAYER DE RACONTER UNE HISTOIRE…



*



Pour écrire, tu peux peut-être penser (j’y pensais en me réveillant) aux chambres, aux couloirs, longs couloirs, à la communication de toutes ces caches, ces maisons de maître, ces dépendances, ces annexes dans lesquelles on a dormi une nuit — mais toutes ces nuits communiquent —, cette espèce de construction de termite dans laquelle on se glisse, qu’on construit toute sa vie, maisons d’enfance à l’infini qui communiquent de plain-pied dans le rêve…



*



Ma mère était rayonnante. Je le lui ai dit. En hurlant. Je trouve que tu as vraiment bonne mine. Elle s’était collée à l’enceinte tonitruante du Tour de France (dont elle semblait ne faire aucun cas). Tu ne veux pas aller te promener ? « Je dirais non… » Alors, on reste, mais on change de place parce que, ici, on ne s’entend pas… « Oh, non, non… » Alors, je te dis à demain

A l’Intermarché en travaux, étrangement ouvert — ou étrangement en travaux — sans que je puisse décider ce qui l’emportait, le côté « en travaux » ou le côté « ouvert », je demande à quelques fantômes poussant leur caddie comme des déambulateurs où peut bien se trouver la lessive. « Vous n’êtes pas le fils de… à côté de chez Ramillon, là… » Elle non plus ne se souvient pas de tout. Mais moi non plus — et vous non plus



*



Voilà, c’est fini, je retourne vers la capitale, je laisse la désagrégation, l’inversion lente du temps à son naturel. J’ai pourtant dit : « À demain », le cœur serré, j’ai menti et ma mère m’a cru, peut-être même heureuse que je me tire parce que je lui avais fait écrire une lettre (elle ne désire pas tant que ça être « stimulée »). Comment la retrouverai-je le mois prochain, encore moins, toujours moins. On est allés au square une dernière fois, on s’est posés les mêmes questions encore une fois. On a écrit une lettre difficultueuse à sa sœur jumelle. Il paraît que, les gens atteints d’Alzheimer, il faut les stimuler. Au début de la lettre, j’ai cru que c’était fini, qu’on n’irait pas jusqu’au bout. Une autre vieille femme dont j’oublie le nom a soufflé : « Avec H », ma mère avait écrit : « Chère Èlaine », mais ne reconnaissait pas ce qu’elle avait écrit et « Ma chère sœur » avait donné : « Va chercheur », la laissant dans l’expectative. Mais le reste de la lettre était juste. « J’espère que tu vas bien. Moi, ça va. Je viens de marcher jusqu’au soir. Il fait beau, nuageux, mais chaud. Je reste tranquille. Les autres sont tranquilles aussi, un peu moins quand même. C’est dimanche et je pense à toi ». Ma mère a beaucoup chanté pendant la promenade « jusqu’au square », s’est beaucoup amusée des pigeons (qu’elle appelle des chats ou, parfois, des chiens). Elle a dit : « Moi, je pèse toujours… je suis pas très forte… — Tu pèses toujours le même poids ? — Oui, je suis pas très morte ; j’ai les mêmes vêtements ». Elle a relevé sa jupe et regardé ses jambes prises dans les bas de contention. Assise sur le banc, elle s’est mise à les faire danser, ça a ressemblé un peu à la danse des petits pains de Charlie Chaplin. Elle frappait le rythme avec ses mains. Elle ne remarquait pas que sa jambe gauche est plus forte — plus morte — que la droite. Elle chantonnait à l’infini, le dimanche était vide, vide, vide. « Des petits chats, des petits chats, des petits chats… Ils sont tous les deux ENSEMBLE. Ils sont tous les deux ENSEMBLE… » « Je ne me rappelle plus combien tu as de petits-enfants… » …



*



Pour mon goûter, je mange du sucre. Le docteur est venu chez mon oncle. Nettoie tes ongles. Tu es un grand garçon.

La cloche de l’église sonne. L’orage gronde. Nous regarderons la télévision mercredi. 

Enfin, mon voisin est guéri. Le vase est plein de fleurs. Range ta chemise avec soin. Laisse la chaise à maman.

Louis désire un canot à moteur. Papa pose un grelot sur mon guidon. Oh ! la bonne odeur des fraises ! La chaleur va faire mûrir le raisin.

On décharge des caisses. Le ruisseau court dans la campagne. Jean a sali ses chaussures. La tempête vient de casser une grosse branche.

Merci beaucoup pour le beau jouet. Le ciel est bleu. Chacun fait silence. L’Indien se prépare à lancer une flèche.

Les deux bœufs creusent le sillon. Le soleil brille. Le papillon voltige. Ne joue pas avec des quilles dans ta chambre.



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Il faudrait faire confiance à ce qui va se passer souterrainement, c’est pas facile, recueillir ce qu’on sait pas trop quoi, la poésie.
L’un des derniers rendez-vous avec mon père — sinon le dernier —, c’était en forêt. On était sur un banc et on ne disait rien. Je trouvais étrange (dommage ?) qu’on ne parle pas, qu’on ne trouve, lui et moi, rien à se dire à ce qui ressemblait justement au « dernier rendez-vous ». Je me disais, Qu’est-ce qu’il y a à dire ? Qu’est-ce qu’on pouvait dire ? Si. Si j’étais moins empoté, j’aurais pu lui dire merci. Merci, quoi ! C’est vrai que c’est idiot de ne pas avoir dit merci, c’est très bien de dire merci. Il y avait les arbres, profonds, hauts, vivants — et la tristesse de toute la vie avait enfin son sens. Ç’aurait été bien de parler un peu, de parler de l’« essentiel ». Père et fils. Tu m’écriras de l’au-delà ? Tu aurais préféré vivre encore, j’imagine… Etc. Mais nous n’avons rien dit. Qu’est-ce qu’il y avait à dire ? Le silence…

Je ne lui avais jamais dit que, de temps en temps — de-ci, de-là au cours d’une vie, en été (oiseaux) ou en hiver (brouillard) —, j’avais trouvé, sur un coin de toile cirée, un bout de poème et que ça avait eu du sens pour moi. Du sens au sens plaisir. Peut-être parce que rien n’était dit. Poèmes oubliés, non dits. Au cours avancé de sa maladie, l’air de rien (puisque nous n’en avions jamais parlé), j’avais avoué : « Toi qui fais des poèmes, tu devrais essayer d’écrire ce qui t’arrive ». Pas de réponse. Quelque temps plus tard, je sais plus, il avait laissé tomber une paperole comme sans s’en apercevoir, par inadvertance, mais d’une manière assez appuyée (clandestine) pour que je comprenne. J’ai pris du temps, moi aussi, comme on le voit dans les films sur la Résistance pour finir par ramasser aussi discrètement qu’il l’avait déposée la pelure

« Vais m’éteindre
Mort m’étreindre

Plus de campagne
Sens : ma compagne

Au paradis
Pas d’amis »

Après ça, il avait tout détruit. Le dossier « poèmes perso » était vide. Pas compris pourquoi, même si je comprends de ne pas comprendre, c’est-à-dire que ce qui est est

(Poème de l’image, de Tomas Tranströmer)



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Puis j’ai repensé… Oh, je ne sais pas si je raconte encore… Claude Régy, pendant une bonne période de sa jeunesse sortait aussi bien avec des filles qu’avec des gars et, en me parlant de cette époque ancienne, avait laissé filtrer cette confidence (pas tombée dans l’oreille d’un sourd) : « Mais, les seins, j’ai jamais su quoi en faire ». J’étais en psychanalyse à l’époque et je m’étais empressé de répéter. La psy, très bonne femme, ex communiste, franc-parler, qui ne connaissait pas du tout Claude Régy avait répliqué du tac au tac : « Bien sûr, il en est resté au stade de la tétée ! Alors, des seins qui ne donnent pas de lait, il ne sait pas quoi en faire » 

Puis j’ai pensé à Pina parce qu’elle avait dit dans l’une de ses rares interviews alors qu’on l’interrogeait sur la maternité : « Juste une image : on porte des seins toute sa vie, et soudain on sait pourquoi »

Et j’ai pensé à Dominique qui, dans le couloir des Roches Noires, devant le grand miroir où nous nous admirions en silence (en attendant l’ascenseur) avait soulevé son pull (Sonia Rykiel) et, rapidement, en tirant la langue, me les avait montrés, les deux petits seins de Dominique (elle n’a jamais porté de soutien-gorge)

Et j’ai pensé encore à plusieurs autres promesses. Les seins sont (pour moi) un sujet de rêverie inlassable — qui ferait un livre que Bachelard n’a pas écrit sur le sujet. (J’aurais bien aimé en rigoler aussi avec Fellini !)

Au collège, le fils de la prof de dessin, madame Coulon, s’amusait : « T’as dessin, toi ? Non, c’est les filles qui ont des seins »



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Ma mère était plus stable quand elle était en bonne santé, comme une personne fermée (méchante). Autant mon père, sur un plateau de théâtre, sa présence si fluide… autant ma mère ne donnait rien. Maintenant, elle s’est ouverte. Mieux vaut tard que jamais, dit-on. Chaque jour est différent avec elle. Chaque jour un miracle. J’en ai déjà parlé, n’est-ce pas, Dieu, les anges… Mais, enfin, ça se dit ! que nous changeons tout le temps… Virginia Woolf, Marcel Proust l’ont su, l’ont démontré que les « identités » qui nous préoccupent tant, c’est du vent, que c’est vraiment du vent. Les interprètes aussi le savent. C’est joué. La vie est un songe. Maintenant, l’identité, c’est : « lesbienne » ou « trans ». Mais ça n’existe pas, les « lesbiennes ». Un jour lesbienne… Même l’identité « femme », ça n’existe pas trop, demandez-donc à Gertrude Stein si vous avez un doute. Ni juives ni lesbiennes ni même femmes, elle et son amie Alice. Genre humain. (C’est déjà bien assez small, comme « genre », ce truc !) Marguerite Duras rêvait de « perdre la tête ». Y est arrivée. D’un jour à l’autre ma mère joue et déjoue ; elle exprime des opinions contraires, contrastées. Ce n’est pas qu’elle y soit tellement volontairement pour qqch, mais, justement, elle se laisse porter. Elle ne sait plus bien où elle en est, qui elle est, elle est « dépendante », elle le sait, c’est ce qui pouvait lui arriver de mieux. Dépendre de tout, de tous, subir. Elle n’a pas conscience — et pourtant elle en a la conscience — de cet éparpillement merveilleux qui est le sien. Elle ne dirige plus l’orchestre. Elle chante. Elle me dit : « Tu vois, j’ai pas perdu encore… », mais ne se souvient pas (je le lui dis) de la chorale dont elle faisait partie. Se souvenir devient incongru. Il y a un arbre pleureur. Elle dit : « Qu’est-ce qu’il y a comme neige sur notre tête ! » Auprès d’elle, je me rends compte avec sidération que nous sommes empêtrés dans la pub, toute notre vie valide. Elle est hors d’atteinte, enfin. Bien sûr, certes, pour qu’existent les maisons de retraite, il faut la société de consommation. Nous le savons, mais nous ne le savons pas à ce point : tout est pub. Pas pour elle, délivrée du capital !



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J’étais adolescent quand je travaillais avec Claude Régy. J’avais arrêté mes études. Je retrouve une lettre où j’essaye d’expliquer à mes parents un travail avec lui qui vient de s’achever. « […] je faisais passer en vision devant moi l’image nouvelle et même, fraîche et répétée, sans fin, de mon suicide — de même que je voyais les crimes dont les autres personnes présentes, comme en enfer, n’avaient que le souvenir. Le metteur en scène nous demandait aussi de jouer avec notre propre peur de la mort et de dépasser cette peur. En même temps que de ressentir les grandes forces universelles comme la gravitation qui est le mouvement de la vie des astres jusqu’aux atomes, de l’infiniment grand à l’infiniment petit. Dans ce théâtre, nous essayions de parler d’un lieu de nous-mêmes transcendant où nous sommes peut-être des animaux ou peut-être des dieux (en incarnant le moins possible les « personnages » pour rejoindre ces forces-là de vie). […] un théâtre très intimement lié à la mort, c’est-à-dire à Dieu, au vide, à ce que l’on ne peut pas connaître. J’ai appris que le centre du théâtre, c’était la mort (et la folie) et que le théâtre pouvait aider à intégrer la mort (et la folie) au tableau général du monde. » Je comprends dans la lettre qu’à ce moment-là, mes parents — avec lesquels j’étais en conflit — n’avaient pas eu le droit de venir voir la pièce. Parfois c’est triste d’avoir des parents et, pour les parents, d’avoir des enfants. Je crois que les jeunes gens de maintenant sont moins tristes que je l’étais. Mon Dieu, comme je l’étais ! J’étais à moitié perdu et à moitié recueilli par Claude Régy qui me demandait — sans doute pour me donner un peu de présence — la vision renouvelée ad libitum de mon suicide et des crimes des autres !

Maintenant dans la jeune forêt de juin, il n’y a rien de cette rêverie théâtrale old fashion, mais, si on le voulait, on y verrait encore la mort et la folie et la possibilité de s’y perdre



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Quand je suis avec ma mère, je remercie Dieu. Oui, ma vie ressemble à une prière

Il n’y a rien d’autre qui compte que la beauté du monde, encore, à chaque instant et à chaque instant qui vient. On peut prévoir la soirée : j’irai dans la forêt — ou pas —, je rangerai cette maison ignorée de ma mère, je transformerai la maison en une carcasse vide (comme traversée par une forêt de printemps). J’ai retrouvé aujourd’hui des « cahiers du jour » où jeune institutrice (à 18 ans !), elle décrivait ce qu’elle avait fait dans sa classe de Joué-du-Bois en Normandie. Elle pleurait beaucoup de ne pas y arriver. C’est ce département dont je n’ai jamais entendu parler autrement : l’Orne. « Dans l’Orne », « lorsque j’étais dans l’Orne ». J’ai entendu souvent le récit de ces premières années dont, à présent, elle ne se souvient plus. Mais je lui apporterai les cahiers…

Croire en Dieu ou ne pas, mais je voudrais m’astreindre à la gratitude du don de l’être, pour avoir réchappé une fois de plus du péril de la mort ou pour un souffle de printemps. Je lis que « juin » viendrait de « jeunesse », être perpétuellement le vieillard de ma mère



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Je me suis fait prendre. J’ai écouté un matin l’émission sur le lauréat du « Livre Inter » et ça m’a intéressé. Je ne lis jamais normalement les prix, mais le thème (la conquête de l’Algérie) m’a intéressé. Mon père a fait la guerre d’Algérie. Il était très sombre sur cette période. À 4 ans, j’ai été amoureux fou (j’ai voulu mourir) pour une petite Djamila. Un jour, j’irai en Algérie avec Zakary (qui s’est acheté un apparte sur le front de mer, à Alger). C’est à la fois nul et sublime. N’est-ce pas ce que l’on demande à la littérature populaire ? C’est un mélo, ça peut faire venir les larmes dans la gorge ou sur les joues. Ce qu’il y a, c’est qu’il y a dans la langue même des choses toutes faites pour porter ça — quoi, ça ? — eh bien, le long chant des plaintes des hommes et des femmes. Chaque sexe sa manière d’être massacré. Père et mère. Du Grand-Guignol. Par exemple : « j’ai fixé le bord enflammé de l’horizon où le soleil avait disparu ». Vous voyez ce que je veux dire ? Il n’y aurait que des exemples, la langue est faite de ça, préfabriquée comme ça. Jorge Luis Borges disait que, plus il avançait en âge, plus il écrivait en clichés parce qu’au fond, il n’y a rien de plus profond. (Je cite cela depuis si longtemps que j’ai dû le déformer.) La langue est faite pour porter le chant de malheur des générations qui passent. Ce n’est que ça. Les massacres. Et les chants. Mais oubliez tout le bien que je pourrais dire de ce livre que je n’oublie pas, une seule ligne de Pierre Guyotat et tout s’effondre. « Dans la nuit, un orage vient de la mer, la boue pèse contre la porte ». Guyotat, c’est notre plus grand poète, peut-on le supporter ? Préado, je ne suis pas parvenu à lire TOMBEAU POUR CINQ CENT MILLE SOLDATS, j’en lisais une demi-page, j’étais obligé de me branler. Ça m’excitait trop. Le livre finalement ne servait qu’à ça. Mais non, je ne peux pas décourager lire ATTAQUER LA TERRE ET LE SOLEIL. Le paradis et l’enfer sont un seul miracle. « l’air avait la transparence et la pureté inégalable du cristal, et dans cette transparence le bruit des scies et des marteaux, les cris des oiseaux, les appels incessants des hommes avaient des résonances de cathédrale »



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Ma mère me sourit. Elle me dit : « C’est une belle femme que tu es »

Elle a une phrase toute prête qu’elle est sûre de bien formuler, elle est sûre d’elle : « Où est-ce que tes parents habitent ? » En effet, la phrase est grammaticalement correcte, j’y réponds donc tout à fait sérieusement et lui déclare qu’hélas, mon père est mort il y a quelques années (6 ans, je dirais), oui, c’était quelqu’un de merveilleux, etc., oui, ça a été douloureux, oh oui, etc. — et, ma mère (je ménage mon effet), c’est TOI ! et tu habites à la maison de retraite. À ma grande surprise, elle me répond par un jeu de mots (en tout cas, je l’entends) : « Oui, mais je vais pas rester : j’aimerais pas y rester ! » Baudelaire, dans la dernière année de sa vie, n’avait plus qu’un seul mot à sa disposition ; ma mère en a encore toute une colonie. Elle les utilise comme ils lui viennent. Elle dit « roses » à la place de « pigeons ». Maintenant elle dit « chats » pour toujours les mêmes pigeons. Pourquoi pas, après tout, des chats, des roses… « pigeons » ne lui dit rien. Baudelaire écrivait : « Je suis comme un peintre qu’un Dieu moqueur / Condamne à peindre, hélas, sur les ténèbres ». Un enfant fait le tour de la grande pelouse verte du square, un tél à la main ; je le vois repasser comme l’aiguille des secondes, j’imagine une appli qui compte ses pas. « Tu as vu ce garçon, je crois qu’il fait le tour. — Oh ben, on va en faire autant ! » Dès qu’on sort, sur le seuil, ma mère est obsédée par l’idée de rentrer. Ainsi je lui demande si elle ne préfère pas rester dans la cour. « Non, non, marchons un peu… » Dans le square, on rencontre pour la deuxième fois Monique qui nous propose de nous asseoir un moment. A ma grande surprise, ma mère suit et alimente la conversation presque normale… tout en se tournant vers moi et, en aparté, d’une voix basse et rapide : « On s’en va… », l’air d’être saoulée par Monique. Je félicite cette dame pour ses sandales ravissantes. « Achetées à Paris… J’ai toujours aimé la belle chaussure. Quand vous êtes bien coiffée, bien chaussée… » 

Au goûter, on retrouve l’étrange Simone qui est chauve et que je prends facilement pour un trans — je ne peux pas la voir autrement



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Je suis assis d’où je prends la photo. Ma mère est à côté de moi. Mais elle dort. Je suis arrivé, elle avait les yeux fermés, je me suis assis à côté d’elle et puis, voilà, j’attends. Presque toutes les femmes dorment ; on peut, si on veut, dire le joli mot « somnolent ». Les aides-soignantes parlent avec les quelques rares qui sont éveillées (« woke »), mais la majorité dort assis, « somnole ». Ma mère continue de bouger, comme en voyage, elle se touche les cheveux, se soulève un peu sur les accoudoirs, crache — ce qui me fait honte, j’espère qu’on ne la voit pas, qu’on ne me voit pas à son côté l’air de rien. Elle serre le col de son paletot comme si elle avait froid. Quand elle se réveille, je lui demande à quoi elle songeait : « Je n’ai pas tellement pensé à toi, j’ai pensé à d’autres choses, je ne sais pas… » Peut-être qu’elle rejoignait le paradis prénatal, celui, dit-on, que nous regrettons tous. Les femmes sont comme au purgatoire. Les hommes sont morts à la guerre, emportés d’un coup, mais les femmes durent. Elles attendent, elles attendent, tout de plus en plus lent, de plus en plus long. Les hommes sont des lièvres, les femmes des tortues. La tortue arrive la première car les premiers sont les derniers



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Krystian Lupa, Manuel Vallade. Le spectacle suspendu (annulé à Genève, annulé à Avignon). Manuel (à qui j’apporte mon soutien, bien sûr) me dit : « En tt cas, j’ai beaucoup pensé à toi pendant le travail avec Lupa. Il y avait qqch que je retrouvais du travail avec toi par moments. C’est un peu flou dit comme ça. Je vais essayer d’y réfléchir un peu mieux ». Plus tard, il me donne la phrase parfaite : « La liberté liée à une extrême confiance dans des choses minuscules et fragiles ; peut-être qqch de cet ordre ». J’aime énormément Manuel. J’ai eu la chance de fabriquer un spectacle avec lui, de le voir travailler, de le désirer. Un spectacle que j’avais intitulé : MANUEL DE LIBERTÉ. Il y a cette phrase de Vladimir Jankélévitch sur la liberté : « Dans une vie libre il y a la permission d’espérer qui est tout car, la liberté, c’est l’espérance permise ». La liberté, pas un état des choses, mais une dynamique ; c’est une libération vers cette liberté. « Aventure au futur », aventure d’accomplissement. La liberté est un « point évanouissant », un instant, une fine pointe de l’instant où vouloir et pouvoir coïncident. Et, en effet, c’est un travail d’acteur. Car le théâtre, c’est exactement ça, passer d’un instant à l’autre. Il y a sûrement des gens qui savent le faire dans la vie, « s’engager dans le monde ». Nous savons au moins le vivre sur un plateau, nous savons cette beauté. Extrait du manuel de liberté (un texte de W J sur Bergson) : « Je devine que j’agirai de telle ou telle manière, et pourtant, je ne le sais qu’en agissant ; je suis incapable, livré à mes hésitations, d’anticiper sur leur issue ; mais je prévois que je reconnaîtrai cette issue comme la seule possible quand je m’y engagerai. Je ne sais pas, mais je devine que je vais avoir su. Je me trouve, en somme, dans la situation ambiguë d’une personne qui se sent connaître ce qu’elle se sait ignorer. Le sentiment de liberté n’est pas autre chose que ce savoir, plus cette ignorance ». Oui, j’espère, je suis libre. J’espère spécialement ce spectacle désiré   



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Aujourd’hui ma mère est de bonne humeur. En traversant la rue, elle dit : « Je ne veux pas me faire écraser » et elle clame : « JE VEUX VIVRE ! »  Elle dit : « La neige est bleue dans le ciel ». Elle rectifie, mais un vers d’Eluard est passé. Elle lit : « EHPAD Accueil de jour… Marrant, non ? » Pendant la promenade, elle m’embrasse plusieurs fois la main comme dans les ‘Godfather’ de Coppola, d’une manière presque sacrée. Elle montre qu’elle s’amuse des oiseaux aujourd’hui. Elle croit que le moineau est le petit du pigeon. Au retour, on retrouve une partie du groupe sous l’auvent orange. Il fait beau, chaud, l’orage éclatera bien plus tard. « Madame Genod ! — c’est moi qui me retourne en premier — citron ou grenadine ? » Une aide-soignante diffuse avec son tel une chanson inaltérable : « On dirait le Sud / Le temps dure longtemps ». « Quand est-ce qu’on ira plus loin ? » me demande ma mère. Écrire sur ma mère est comme une prière, c’est pas que je le veuille



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Ma mère, je le sens, fait un effort pour être en forme ou le paraître quand je la vois. Mais il lui manque de plus en plus de mots, de sens des mots et la mémoire immédiate. J’arrive à la fin du repas, elle est heureuse, surprise, troublée, mais elle est incapable de me dire ce qu’elle vient de manger, ce qu’il y avait dans son assiette qui est vide devant elle. Elle finit par dire : « J’ai mangé ce qui était là-dedans ». On appelle très fort une Madame Subtil. On appelle, on dit : « Y a des Danette ! » Je vois, je sens qu’elle voudrait se montrer au mieux. Comme un examen qu’on voudrait réussir, mais, hélas, on n’a pas révisé. On fait juste semblant. Comme Maïwen que sa mère envoyait passer tous les castings jusqu’à même celui de l’école de danse de l’Opéra. Le même sentiment d’humiliation soft, désolé, low, shallow. Bientôt, il n’y aura plus rien à dire de mes visites à ma mère. Plus tard, au square, elle dit encore : « Ben dis-donc, ça c’est un costaud ! » devant un freluquet qui traverse la place. Et tout à coup, je pense à ma mère, ce qui ne m’arrive absolument jamais. Sa mort remonte à onze ans, et il y a longtemps que son visage même est devenu flou, toute sa personne s’est perdue dans une espèce de brouillard



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Ma mère s’arrête tous les quinze pas, plaintive, c’est encore loin ?, elle marche de plus en plus difficilement. J’insiste pour qu’elle se redresse, qu’elle lève les pieds et je lui dis, à un moment, avec tous les sous-entendus de vérité bien appuyés : « Quelle chance tu as de marcher ENCORE ! Quelle chance tu as de marcher ENCORE ! Quelle chance tu as de marcher ENCORE ! » (Si je veux me faire entendre, il vaut mieux que je répète.) Ça marche. Elle répond : « C’est vrai que je peux encore marcher ». J’utilise aussi : « La meilleure façon de marcher, c’est encore la nôtre, etc. ». Ça marche aussi. Et, ce qui marche, c’est les rencontres, elle regarde les gens, ça la distrait de son malheur. Quand je repars, c’est au même moment qu’une résidente qui possède le code de sortie (pas comme Rita rattrapée au vol quand elle avait tenté de s’engouffrer dans le sas en même temps que ma mère et moi). Du coup, on parle un peu. Elle a 84 ans, elle me dit : « Je ne me sens pas vieille, mais je m’ennuie ». Elle s’appelle Marie-Madeleine, elle m’avait abordé en disant : « Ça va pas fort aujourd’hui » et me raconte qu’elle a 4 fils, qu’elle a passé quelques jours avec eux, qu’elle a loupé la messe de ce matin (elle l’a suivie à la télé), que son mari mort il y a un an lui manque, qu’il est mort à 89 ans, mais qu’elle pense que c’est de sa faute s’il est mort : elle ne l’a pas assez entouré, ils se sont regardés les yeux dans les yeux et puis voilà, qu’à vrai dire il lui est arrivé d’être en dépression plusieurs fois dans sa vie, qu’elle a même été au CPA (je ne sais pas ce que c’est). A elle aussi, comme à ma mère, je ne peux que souhaiter de voir le bon côté des choses (comme Madeleine Renaud dans  OH LES BEAUX JOURS). Après tout, elle a toute sa tête, elle peut aller et venir et, certes, la dépression, mais que les médecins peuvent peut-être lui donner un antidépresseur (« Je ne sais pas ce qu’ils me donnent, j’en ai pris dans ma vie, mais, là, je ne sais pas »). A vrai dire, je me demande si le sort de ma mère plongée dans le gouffre sans fond de l’univers n’est pas plus enviable que le ressassement sans fin de sa propre vie pleine de culpabilités



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A ma mère — qui est moi, en tout cas dans une certaine région —, je pourrais dire (puisque, parmi toute mon obscurité, je lis aussi Gertrude Stein) : 

« It is a funny thing about addresses where you live. When you live there you know it so well that it is like an identity a thing that is so much a thing that it could not ever be any other thing and then you live somewhere else and years later, the address that was so much an address that it was like your name and you said it as if it was not an address but something that was living and then years after you do not know what the address was and when you say it it is not a name anymore but something you cannot remember. That is what makes your identity not a thing that exists BUT SOMETHING YOU DO OR DO NOT REMEMBER. »

Quand on découvre un écrivain (pourtant très connu), c’est tout un univers qui s’ouvre et, soudain, on ne peut plus voir la nature et la vie que par cet écrivain qui n’a pourtant que dit ce que disent toujours les écrivains, eh bien, que la vie passe vite et que c’est la réalité, mais pas seulement, pas seulement



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Je trouve ma mère dans sa chambre, elle a un rhume. C’est moi qui le lui ai passé. J’ai sauté plusieurs jours de visite, pourtant, puis j’y suis allé. Je me suis demandé combien de temps le rhume restait contagieux, mais j’y suis allé. J’y ai repensé en partant, elle a voulu m’embrasser deux fois. C’est difficile de refuser une bise, a fortiori quand c’est sa mère. Tout le monde s’embrasse et les virus se répandent. Vous imaginez si elle en mourait ? J’interroge les infirmières et les aides-soignantes, elles disent qu’il y a une petite épidémie dans l’établissement. Alors ce n’est peut-être pas moi. Un jeune aide-soignant sexy et maigre éternue dans son masque. Je l’interroge. Lui, c’est le pollen. Fausse piste. Que ma mère meurt, c’est dans l’ordre des choses, mais PAR MA FAUTE… En attendant, ma mère est bien affaiblie, la pauvre. Si c’est en rapport avec ce que j’ai vécu il y a quelques jours… Elle me le dit : « Je suis un peu malade ». Mais je sens aussi son instinct de survie. Elle veut quand même sortir. Les infirmières donnent l’autorisation. On n’ira pas bien loin dans son état, mais il fait chaud, on s’assoit sur des chaises dans la cour. Ma mère parle sans cesse ou chante. Comme d’une manière décidée. Elle ne trouve pas ses mots, elle dit n’importe quoi, elle les remplace par d’autres qui lui viennent sans s’en soucier (comme « volets » pour « voitures »), elle en invente aussi. Ce qu’il lui faut, c’est ne pas s’arrêter de babiller. J’approuve sans trop poser de questions, je ne veux pas la ralentir. Peut-être que la fièvre (elle en a) y est pour quelque chose. Il n’y a pas grand monde, c’est pourtant un samedi. Oui, c’est très calme aujourd’hui « — Oui, il n’y a que nous et toi… euh, je veux dire : moi et toi. » On reste à part pour le goûter et une aide-soignante apporte, mais à moi aussi, un jus de fruit et un gâteau mou. J’accepte, c’est une gentillesse. Je vois que ma mère, pour une fois, boit son jus de fruit. J’en profite pour lui refourguer le deuxième gobelet, ce sera toujours ça de pris. Elle regimbe comme d’hab’. Madeleine qui nous a rejoints s’écrie comme au théâtre « ELLE A PLUS SOIF, LA MALHEUREUSE ! »



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A la librairie du village (chez Montbarbon), j’allai demander, à tout hasard, deux parutions récentes en poésie. Autant l’idée d’art comptant-pour-rien me désole souvent (à cause de son officialisation, de sa muséification), autant l’idée de POÉSIE CONTEMPORAINE m’enchante. Il s’agissait de ‘s&lfies’ d’Anne Portugal et du ‘Dialogue’ de Simon Johannin. J’étais tout sourire. La fermière accorte ne réagit pas à Anne Portugal, mais frémit à Simon Johannin (on la comprend) : « Ça me dit qqch… » Elle me le trouva dans la boîte des petits fascicules de chez Allia. Elle s’excusa pour l’autre. Je lui répondis poliment qu’un sur deux, j’étais déjà aux anges. Je glissai le livre dans la poche arrière du pantalon de travail de mon père pour ne pas le mélanger à la viande. Depuis quelques années, on ne trouve plus de viande dans les magasins bio, ce qui fait que, surtout en province, je craque (je dois dire), j’entre chez les meilleurs bouchers. J’avais choisi ce jour-là du canard, de la pintade et du lapin — je me demandais en regagnant la voiture garée derrière l’église si le lapin était plus ou moins cher que la pintade, si j’y perdais ou j’y gagnais ; en effet, la toute jeune fille qui servait (à la boucherie) — ressemblant à un portrait d’Italienne romantique de Léopold Robert — était évaporée, peut-être handicapée ou peut-être seulement démodée ; elle avait tapé deux fois le prix au kilo de la pintade (mais je ne voulais pas faire d’histoire). J’écrasai un peu le livre (oublié dans ma poche) en m’asseyant dans la voiture. Puis, le livre, j’étais allé le dévorer en m’enfermant dans la forêt (annexée à la maison pour plus de luxe) — comme Duras — m’avait raconté Claude Régy — l’enfermait chez elle jusqu’à ce qu’il eût fini de lire son nouveau livre (et j’imagine qu’il n’aurait pas fallu, en sortant, se prétendre moyennement intéressé). Il y avait sur le sol les feuilles sèches de l’an passé et dans l’air-miroir les feuilles fraîches d’aujourd’hui ; adossé à un tronc, les araignées et les chenilles processionnaires me menaçaient. J’aurais voulu savoir le nom des arbres. Charme ou hêtre ? La phrase mnémotechnique vint à mon secours : LE CHARME D’ADAM, C’EST D’ÊTRE À POIL



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Au square, ma mère aime regarder les enfants. Je lui demande sans préméditation : « Tu te souviens, la dernière fois ici, il y avait une petite fille et il y avait un mariage… — Si, si, je me rappelle. On était assis là… » A ma grande surprise, c’est exact. Je ne dois pas vous mentir, beaucoup des discussions concernent l’endroit où je vais dormir. Ma mère voudrait que je dorme à la maison de retraite qu’elle appelle : « chez nous ». Mais « chez nous », c’est aussi la maison familiale où elle n’est plus. Elle sait, elle y revient toujours, qu’il y a une ambiguïté. Mais ce dont elle veut s’assurer, c’est exactement ça, que ce soit, de toute façon, « chez nous ». Ça la rassure une minute ou deux avant qu’elle repose la question : « Je ne crois pas t’avoir déjà demandé où tu dormais… » « Si, tu me l’as déjà demandé plusieurs fois. Eh bien, je vais dormir là. — Dehors ? — Oui, dehors, comme un clochard. Oui, dans le froid. Oui, je risque sans doute de tomber malade et je vais en mourir ! » « Oh, tu ne devrais pas me parler comme ça… » C’est vrai, je suis désolé…



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J’ai coupé une rose pour ma mère, j’ai rajouté un soliflore « breton » qu’elle aimait bien ; quand je suis arrivé à la maison de retraite, plusieurs vieilles dames sont instantanément tombées amoureuses de moi, « Oh, comme elle est belle ! Elle est si belle qu’on dirait une fausse… », j’avais une haie d’honneur avant d’arriver jusqu’à ma mère (j’aurais pu en choisir une autre), mais ma mère, non, la rose, ça ne lui a rien fait, ça n’a pas augmenté son enthousiasme, elle m’a vu arriver de loin, son visage s’est illuminé, elle a dit : « Mon fils… », mais la rose, non, peut-être parce que les objets l’ennuient considérablement (je crois qu’elle ne sait pas quoi en faire). Elle voulait sortir, d’accord, bien sûr, mais je n’ai pas laissé passer l’affaire, j’étais peut-être comme un amant un peu éconduit, je lui ai dit : « Attends, attends ! Regarde. Regarde bien ça. Oui, ça, qu’est-ce que c’est ? » « Une fleur… » Exact, mais pas n’importe laquelle. Presque plus un symbole qu’une chose. Mais le mot « rose » ne lui disait rien… Plus tard, au square Simone Veil, elle me demande ce que c’est que le printemps : « Qu’est-ce que c’est, le printemps ? » Je tente de lui décrire, avec l’enthousiasme requis, cette unique saison inimaginable de notre vie sur terre — au-dessus de nos têtes, la bruyante volière des corneilles —, puis je lui demande (pris d’un doute) : « Tu connais les saisons ? » Elle fait l’offusquée : « Oh, ben, quand même… » et récite son sans-faute : « Printemps-été-automne-hiver ». Les formes du parc sont comme peintes, comme par Cézanne, elles sont encastrées les unes dans les autres (« De deux choses l’une, l’autre est le soleil »). Plus tard, dans la forêt qui jouxte la maison dont je m’octroie le luxe, du muguet oublié — et les arches du palais-miroir tout autour à 360°



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Bourg-en-Bresse, le terrain de sport. J’ai une maison. Elle est là. Elle n’est ni à moi ni à l’autre, mais elle est là, près de la forêt. Oh, comme j’aimerais un jour écrire (mais ça n’arrivera pas) comme Jules Renard, parler de moi ainsi que lui à la troisième personne : « Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu’il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles ». Il me semble que ce serait une religion comme renard. C’était des dictées pour les enfants, à une époque dont on me parle, dont je n’ai pas souvenir

Dans le journal, je lis aussi : « Les IA seront plus intelligentes que les humains, propageront quantité de désinformations, anéantiront nombre de jobs, favoriseront l’apparition de robots tueurs autonomes… »

Dans cette ville où j’ai aimé ma jeunesse, je me souviens que je fréquentais, mais plus âgé que moi, un jeune littéraire qui dessinait aussi et, au milieu de la nuit blanche, écrivait sur un papier blanc : « En buvant du rhum blanc / Dans cett’ pièce aux murs blancs »



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J’ai trouvé ce petit livre dépenaillé dans la maison de mes parents — dont il faudrait que je parle, elle est près de la forêt, c’est mon père qui l’a construite, par exemple la charpente, pendant que nous étions, pour les grandes vacances, mais cette fois sans lui, encore une fois en Bretagne ; je me souviens que nous nous écrivions des lettres et, sur les enveloppes, il dessinait un oiseau qui apportait des vers aux oisillons ; sur le bord du nid se tenait penché l’autre oiseau resté en surveillance — construire une maison pour y loger sa famille et, quelques années plus tard, dans cette même maison, les ados lui crachent au visage — la violence idéologique de la jeunesse, je la connais — mon père est mort et ma mère ne se souvient plus du tout de cette maison : elle va être vendue. Ce livre est vraiment un chef d’œuvre, une tentative miraculeuse, évangélique, bouleversante, inoubliable comme les paraboles saintes. 

J’ai une amie qui ne comprend rien à la poésie (mais rien du tout : une révolte) à qui j’en parlais : « C’est beau comme des poèmes… » « — Ah, non ! les poèmes, c’est moche ! » Je dois dire qu’elle a raison, en un sens. C’est beaucoup plus beau que des poèmes. C’est tout à fait proche de l’ambition de Francis Ponge. Je me souviens aussi d’un titre de Georges Bataille (mais ça n’a rien à voir) : ‘Haine de la poésie’ (qui a donné : ‘L’Impossible’, je crois). Mais ce titre-ci est extraordinaire : HISTOIRES NATURELLES. Hier, Yaïr a été déçu par la représentation. Moi, non. Jouer une pièce assez distendue, proche de la disparition, pour y faire entrer, en plein air, pendant trois heures, l’air et la lumière, la pluie et l’arc-en-ciel, les séquoias de Chine et les enfants apaisés et du public assez inoffensif pour rester jusqu’à la fin : la fin tombée de la nuit



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Et, ma mère, quand elle me dit : « Je t’aime beaucoup », pourquoi ne pas la croire ? 
Je caressais un livre sans couverture — c’était du Ronsard — en écoutant Lana Del Rey, BORN TO DIE
« We were born to die »
Tout est dit absolument 

« Redonne la clarté
A mes tenebres,
Remets en liberté
Mes jours funebres.

Amour sois le support
De ma pensée,
Et guide à meilleur port
Ma nef cassée. »



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Aujourd’hui, c’était donc, sauf pour Philippe Sollers, le couronnement. « A day like no other. » Quand je suis arrivé à l’EHPAD, la télé aimantait toutes les activités. J’ai pensé à cette phrase de Saint-Exupéry, « L’amour, c’est regarder ensemble dans la même direction ». Une phrase qu’une Américaine dont j’étais amoureux un moment s’était fait graver sur le flanc ; la seule chose qui me déplaisait chez elle… Ah, non ! c’était plutôt : « La vraie beauté est intérieure », quelque chose comme ça écrit « en attaché » — comme disent les enfants… La télé diffusait des fausses infos sur les disputes des brothers et des belles-sœurs devant une assistance que je ne peux qualifier d’un autre mot que celui de MER(E)-VEILLEUSE. Silence religieux. Comme ma mère manifestait quand même que pas mal de choses sur la question lui échappaient, je dus brutalement lui mettre les points sur les i et lui apprendre que la reine d’Angleterre était morte : « Ah, bon ? Qui t’a dit ça ? » (Mine assombrie, conventionnelle.) « Quand ? » « Elle était âgée ? » « Comment tu as su ça ? » Le programme était intercalé d’au moins vingt minutes de pub — pour qui ? les pauvres ? Pas encore compris qu’il ne faut rien acheter. Puis la diffusion s’est arrêtée d’un coup sans que l’attention passionnée générale ne change, pas moins, pas plus. Quelqu’un est venu rallumer. Mais nous avions décidé une promenade. Au square, une corneille était morte, mais il y avait un mariage. Un très joli garçon, de deux ans, que je n’ai pas osé photographier, mais que son père — ou son oncle — me qualifiait de « phénomène » : il bondissait en mangeant des frites, endimanché d’un minuscule costume trois pièces dont il avait perdu la veste. « Où tu as mis ta veste… » Il y a plus d’espace, ici, plus de résonance. Mais ça n’aurait pas de sens que je garde la maison. Ce matin, la famille de l’homme qui voudrait la racheter est venue la visiter, sœur, beau-frère, frère, belle-sœur, mère, enfants… J’ai donné à choisir des jouets aux enfants. Trois filles. La dernière a quand même un peu pleuré parce qu’elle aurait voulu avoir le métier à tisser que la grande avait préempté



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Ma mère !

Aujourd’hui, dans cette maison que je vide, j’ai retrouvé un petit stock de disques, j’ai trouvé — merveille — le double-album de STARMANIA. D’origine, j’imagine : 88. J’ai écouté ça toute la journée, porte-fenêtre ouverte, tant pis pour le chant des oiseaux (mais J’AIMERAIS MIEUX ÊTRE UN OISEAU)

Ah, non, 88, c’est la version des dix ans de STARMANIA. Je ne connais aucun chanteur, sauf Maurane. Je retrouve les chansons infinies auxquelles m’avait initié Jonathan (Capdevielle) et je découvre les autres

Ma mère, elle, chante le CHANT DES PARTISANS. Mais sans les paroles. J’essaye de les lui apprendre, au moins le début, mais elles ne sont pas faciles, moi-même je n’arrive pas à les retenir. Ce n’est pas faute pourtant d’y revenir encore et encore (ma mère ne chante pratiquement que ça). AMI, ENTENDS-TU LE VOL NOIR DES CORBEAUX SUR NOS PLAINES… Justement, quand on se promène dans le square Simone Veil (anciennement des Quinconces), il y a très haut dans les très hauts arbres, trois platanes aux pieds d’éléphants, toute une volière de corneilles dont on regarde, de très bas, l’agitation autour des nids…

Quand je suis parti, une dame que j’ai trouvée élégante, cheveux blancs, courts à la façon de Judi Dench (dans JAMES BOND) a profité de l’ouverture de la première porte du sas (il faut attendre que la première se ferme pour que l’autre puisse s’ouvrir) pour s’approcher : « Je voudrais aller chez moi pour récupérer certaines choses, mais je n’y arrive pas toute seule… » A vrai dire, j’étais à deux doigts de l’emmener en voiture où elle voulait, cette femme, mais une aide-soignante est rapidement intervenue : « Madame Martinez ! Allez… » Madame Martinez a illico pris le bras de la femme et, en me tournant le dos, a eu le temps de m’adresser un : « Excusez-moi, Mademoiselle ». L’aide-soignante qui m’avait en face m’envoya un clin d’œil. J’aimerais m’habiller en fille quand je suis à Bourg-en-Bresse. Aujourd’hui, par exemple, j’étais en salopette. La dame intuitive m’a demandé : « Vous travaillez dans un garage ? » Et, en effet, j’étais allé dans un garage le matin même (parce que la veille j’avais explosé un pneu contre un trottoir)



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FEU D’ARTIFICE 

Tiens, une page d’André Dhôtel, retrouvée dans les tréfonds de la maison familiale :

« Je suis obligé de gagner de l’argent, vous le savez bien, et personne n’a jamais pris la peine de m’instruire. Pourtant, je me pose des questions sur certaines choses dont j’ai entendu parler. J’ai entendu parler de la pensée. Qu’est-ce que c’est que la pensée ? Après bien des jours (il s’éloignait et revenait) j’ai compris que c’était un abîme (ses épaules balançaient le fardeau), un abîme vraiment impossible à combler. Il n’y a rien dans la pensée. Je l’ai su en regardant les plantes. Elles sont toutes pareilles à des constellations. Des lignes ou des points dans les nuits et dans les jours, et dans l’univers. L’univers vagabonde comme un enfant à travers ses abîmes. Mais il n’y a rien, absolument rien, que le temps de Dieu, que chacun mesure à sa façon. Et tout cela, c’est une gloire immense, puisqu’il n’y a rien nulle part et que pourtant quelqu’un sait. Je regarde bien des choses pendant ma journée : la fourmi qui s’avance, les papillons qui construisent des triangles et des chemins, l’araignée qui descend, qui monte et qui attend, les fleurs qui s’ouvrent. Car je peux voir, moi qui passe, et repasse toujours, les fleurs bourgeonner, grossir, trembler et s’ouvrir avec une douceur aussi puissante que le tonnerre. Toutes ces choses sont des horloges, et l’on ignore le cœur de ces horloges parce que c’est aussi un abîme.  Il y a des milliers d’abîmes qui s’entrecroisent. Et vous dites voilà une fleur, voilà un chien, voilà un homme. Chaque fois que vous dites cela, vous prononcez un mot aussi grand que le ciel. Si vous revenez me voir un jour, je vous parlerai des pluies que j’ai contemplées sur la route, des jeunes filles, des vieilles femmes qui y sont venues. Je suis en service à la scierie depuis trente ans, quoique je n’aie pas toujours fait la même besogne. Mais sur la même route, j’ai vu les mêmes visages changer, changer, et les yeux seuls demeuraient éternels. Sans rien comprendre, j’ai vu sur la route les éclairs de nombreux orages (crimes ou colère comme en moi ou en vous, passants). Et plus tard le ciel dormait dans les flaques d’eau. »



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« Je vous donne un commandement nouveau, dit le Seigneur : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. » Dans une alcôve de la maison de retraite, on organisait ce qui était appelé la « messe de Pâques ». L’agneau, le chevreau… la parole avait 2000 ans, nous étions le jeudi 6, à 17h, mais le prêtre, sans doute pressé, avait commencé en avance. De retour de la promenade (au square Simone Veil) où ma mère m’avait dit des choses merveilleuses comme : « Pourrais-tu me donner des nouvelles de ta maman ? Tu as bien une maman ? » — ç’en était suivi plusieurs pages d’un dialogue à ajouter tel quel à celles de Beckett (ou de Ionesco) que ma mère, je ne sais comment, était arrivée à conclure : « C’est grâce à toi que je suis devenue ta mère. — Voilà ! » — et encore : « C’est tout juste si je ne suis pas aussi petite que tes jambes ! » — bref, au retour de la promenade infinie et de printemps, arrivant pendant la messe qui avait commencé en avance, je décidai que ça valait le coup de la faire communier. Ça ne pouvait pas lui faire du mal. Pour moi, non non ce n’était pas approprié, je n’en étais pas là, mais elle. Ma mère pris l’hostie dans la main et la rendit au prêtre. Le prêtre me dit : « Ne vous inquiétez pas, je vais la bénir ». Ce qu’il fit et passa à la suivante. Mais j’étais déçu. Je prenais la bénédiction pour un pis-aller. Ma mère dut le sentir parce qu’au repassage du prêtre, elle retenta le coup, avec une certaine ferveur. Elle avait vu que les autres prenait l’hostie dans la bouche. Le prêtre insista : « Il faut avaler ! » Elle montrait sa langue avec l’hostie toujours là. « Il faut A-VA-LER. » « Si nous voulons un monde juste, dans l’amour nous demeurons… »



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Quand je suis arrivé en sixième, au collège, on m’a fait cadeau — comme à chacun — d’une liste qui m’a paru magique, une liste de livres remarquables que les adultes (ces professeurs de français admirés jusqu’à la dévotion, jusqu’à l’amour s’ils avaient voulu, s’ils avaient voulu me sauver mon enfant) nous révélaient, comme une intromission. Il y a tant de livres de cette liste infinie qui m’ont marqué pour la vie (la vie qui est courte, comme je le sais maintenant). Et, parmi ces livres, LE PAYS OÙ L’ON N’ARRIVE JAMAIS. Le seul roman un peu connu d’André Dhôtel. Depuis, plus rien. Assez récemment, j’ai su que Peter Handke lisait André Dhôtel. Puis, l’autre jour, ce recueil d’articles et de correspondances — et de citations sublimes — par lequel on comprend qu’on n’aura de cesse, dans les prochaines années, de relire André Dhôtel. Ce ne sera pas facile, il est très peu réédité. Il a publié beaucoup. Philippe Jaccottet répète que c’est toujours le même roman et pourtant toujours, toujours extraordinaire. Tiens, ce qui me vient à l’esprit en ce jour quotidien des manifs, ce que je souhaite à la gauche, c’est de lire André Dhôtel. Plutôt que de se caricaturer, de s’affronter la droite, de ne jamais faire de mea culpa, d’avancer comme un bulldozer (pour un résultat néant à part l’emmerdement), lire André Dhôtel, ça lui ferait les pieds. Je rêve d’une gauche sans idéologie, sans le « tout faux » asséné. Il se peut qu’André Dhôtel soit discrètement cette gauche, une gauche qui se mette en doute infiniment. Bien sûr, je comprends le découragement et la difficile résistance. « Aidez-moi ! » crie la faible et vieille femme que personne n’écoute dans le silence de la méditation. Mais la gauche — réfléchissons un peu — ne doit pas être l’antimatière de la droite (c’est-à-dire pareil), mais ‘autre chose’, toujours, que la politique. Sinon elle sert de marchepied au fascisme…



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Marcelle, tout à l’heure : « Mon fils, c’est LE ROI DES FLICS ! Mais il est pas là. Il dit qu’il est bloqué, je sais pas pourquoi. — A cause de la manif ? — Ah, voilà… » Plus tard : « Vous ne le connaissez pas, le père Mercier ? C’est le directeur de la boîte. Mais il veut vendre parce qu’il a plus un rond. Il peut même pas s’acheter une feuille de salade, paraît-il — moi, je répète, hein… » Il y avait à disposition — mais de quels résidents ? — un beau livre images et textes intitulé : L’ÉROTISME ANTIQUE. La première phrase sur laquelle je tombais était en effet pleine d’antique sagesse : « Une femme belle et bien faite m’attire toujours, qu’elle soit jeune ou déjà plus mûre. Jeune, elle ouvrira les cuisses, vieille et ridée la bouche ». Tandis que Charles Aznavour meuglait MOURIR D’AIMER, ma mère écrivait une belle lettre à sa sœur jumelle entrée récemment elle aussi en maison de retraite, mais éloignée de 1000 km : « J’ESPÈRE QUE PEUT-ÊTRE VIVRE PAR ICI TU AIMES »



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C’était dimanche dans une ville de province, ces incroyables villes de province qui dépriment Laurent Goumarre et qui, moi, me sont un avant-goût du paradis (rien ne dit qu’on ne s’y ennuie pas). Et j’avais sorti ma mère, plus ambitieuse que d’habitude, nous dépassions nos records, il faisait beau, elle allait de l’avant. Je lui demandais ce que c’était que ce gros bâtiment, c’était marqué dessus, est-ce qu’elle pouvait lire ? LA POSIE. Zut, elle ne lisait pas le T ! Ça ne voulait rien dire, LA POSIE. Non, maman, non. Je m’identifiais à Laurent Ruquier, non Chantal, ça ne veut rien dire, voyez, LA POSIE, c’est pas ça. Cherchez encore... Et puis un peu après que nous ayons convenu que le gros bâtiment, c'était la poste, « Ah oui, la poste », elle me fit remarquer devant elle : « Une mère et sa fille ». C’était curieux, soudain, comme cette précision était juste et adéquate. C’était en effet, probablement, une mère âgée au bras de sa fille plus très jeune. Je rajoutais, moi : « C’est la promenade du dimanche » et j’eus l’impression que la littérature éclairait le monde. Oui, le monde était doublement éclairé, par le dry January du soleil bas et par « C’est la promenade du dimanche ». C’est tout ce que j’avais à dire. Ah, si, peut-être, au retour, dans le square Simone Veil (anciennement des Quinconces), un couple encore valide se tenait sur un banc. L’homme tenait le journal grand ouvert devant lui de telle sorte que je ne pouvais pas ne pas apercevoir ce titre (comme s’il me le montrait) : « CONDAMNÉ POUR ABUS DE FAIBLESSE SUR UNE CENTENAIRE AMOUREUSE ». Repartant de la maison de retraite, arrêté au feu rouge, j'admirais une jeune golden retriever qui ne voulait pas avancer, refus qui me rappelait celui de ma mère au retour de la promenade (je n’eus pas le temps d’approfondir, la propriétaire me faisant signe que le feu passait au vert)



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Je voudrais revenir sur cette sensation maladroitement évoquée dans mon avant-dernier post de justement pas avoir tellement le droit, la possibilité de dire ce que j’aime. Aimer quelque chose est de l’ordre d’un miracle. En même temps, je sais que je n’aime que ce qui m’est destiné. Je l’ai toujours su, je me suis souvent dit : quand même, quelle chance d’avoir lu et aimé tel livre. Vu telle expo (etc.). Dans les grandes passions, je ne pouvais imaginer qu’un autre que moi ait lu le livre. Le même livre. Impossible. Et c’est ce que j’écrivais à Duras : il n’y a que moi — puisque c’était tombé sur elle — et, bien sûr, ça l’enchantait. Il y avait aussi Peter Handke qui avait dit : « Aimer une chose suffit ». Je suis un peu triste qu’elle n’ait pas eu le prix Nobel, Marguerite, maintenant il y a Annie Ernaux (et Peter Handke il y a trois ans), elle aurait adoré. J’aimais bien que Marguerite soit heureuse. J’aimais bien son plaisir, sa réussite. J’aimais bien lui dire que je la trouvais belle. Et c’est vrai, certains jours, elle était belle. Alors, elle se tournait vers Yann et elle lui disait (en le regardant d’en bas) : « Vous avez entendu ce qu’il m’a dit ? »  Je n’aime que ce que j’aime, et franchement j’ai un peu honte de n’aimer que ce que j’aime (de ne réagir qu’à ça)



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De nouveau à la campagne, mais je suis l’actualité ! Et, hier, en allant à BricoCash, il y avait un beau ciel baroque



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C’était le livre de mon adolescence. Je ne sais pas à quelle époque je l’ai découvert, probablement quand je fréquentais Marguerite Duras puisqu’elle en avait écrit la préface, mais, à partir du moment où ce livre m’est tombé dans les mains, je n’ai eu de cesse de le donner autour de moi. Je n’offrais que ça, toujours, à tout le monde, je répandais la bonne nouvelle. Et, voyez, je vous l’offre encore. On le trouve toujours, c’est la bonne nouvelle, à l’état neuf. Les éditions de Minuit ne pilonnent pas leurs livres. Il y a un grand entrepôt avec tous les livres (mon libraire me l’a dit) ; c’est encore l’édition originale de 1980, avec la photo sur la couverture. Qui a décidé de cette photo, je ne sais pas… (car ça ne se fait pas, aux éditions de Minuit). Jérôme Lindon n’aimait pas ce livre, il n’avait accepté de le publier qu’à la condition que Duras (qui, elle, l’adorait comme elle adorait son auteur, je crois) en écrive une préface, une porte d’entrée. J’avais aussi rencontré Jean-Pierre Ceton à l’époque. Il était très beau. Très, très beau. Il couchait avec mes copines du conservatoire ; enfin, pour lui, ça n’arrêtait pas… On ne parle pas assez de ce phénomène, je trouve, que les beaux baisent comme ils respirent. Ça doit changer la vie, je me suis toujours dit. Ou pas ?

C’est un livre qui finit tout le temps, qui n’avance pas, qui finit, finit tout le temps. Le temps du livre… Oui, le livre est du temps. Il ne commence pas vraiment, en fait. C’est un livre qui est déchiré de la jeunesse, mais c’est la même déchirure de maintenant.

Vous pensez que les jeunes ont gagné en confort depuis 1980 ? Non, je ne crois pas, c’est toujours aussi terrible pour la jeunesse malgré les réseaux, les idées de communautés… C’est toujours les mêmes manières de dire : nous n’en sommes pas, malgré les faux-semblants d’en être — et du bon côté — de l’époque. C’est toujours ‘La Maman et la Putain’ ; c’est toujours (plus encore, peut-être) la question du suicide…

Ce livre contenait quelque chose  comme de l’amour que j’aurais pu distiller à tous ou du moins à beaucoup (mais que, peut-être, qui sait, j’ai répandu à ma manière — les biographes le supposeront ou l’inventerons)



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Ongles et cheveux — dont on dit qu’ils continuent de pousser après la mort, quand les chairs se décomposent… Est-ce que je me demande… J’avais d’ailleurs proposé un spectacle à Philippe Quesne (mais, bon, il ne donne pas suite) pour un spectacle qui d’une certaine façon aurait continué le thème (inépuisable) du TITANIC, qui se serait appelé : SANS ELLE, sans ma mère ou sans Marie-Thérèse Allier. (Je sais que le premier spectacle de Philippe s’appelle : LA DÉMANGEAISON DES ELLES.)



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Une maison avec de la nuit, de la lumière, un immense silence, celui de l’oubli qui est la passoire de la mémoire — l’abri d’une vie et le trou, le vide d’une vie



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Ma mère dans une robe imaginaire



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Pendant que l’été n’en finissait plus, asséchant le pays comme la Sicile et allumant des feux comme l’Etna, je me suis baigné dans l’Ain, rivière dont le nom (qu’elle partage avec le département qu’elle traverse), vient peut-être de l’arabe « aïn », « source », mot peut-être resté à la suite de l’occupation sarrasine — je fais ici comme Houellebecq, je pompe Wiki. Quand j’étais petit, je trouvais merveilleux que le département qui s’appelle Ain (un) soit aussi le premier sur la liste. La rivière cet été est très belle, pleine d’eau, une exception ; je ne me souviens pas de m’y être baigné quand j’étais gosse ; nous allions sur le plateau de Retord, vaste espace de prairie et de forêt, faire du ski, voir la famille de mon père, mes oncles et tantes, mes cousins, les très beaux couchers de soleil d’hiver… mais pas sur les bords de l’Ain pourtant à 20 km, pourtant sublimes. L’Ain tranche les chaînes par des cluses et dessine un tracé en baïonnette. J’aimerais bien pousser tout à l’heure jusqu’au lac de Nantua, à 40 km, si beau il parait, le lac bleu-rouge ; je ne l’ai pas fait jusqu’à maintenant parce que j’étais avec une personne qui souffrait d’un lumbago violent et exigeait de ne pas faire trop de bagnole. Petit, je ne connaissais du lac que la sauce « Nantua », nappage merveilleusement onctueux des quenelles de brochet, préparé avec un beurre d’écrevisse « à pattes rouges » qui pullulait jadis dans le lac et les cours d’eau du Bugey où elle se nourrissait des restes de viande accrochés aux peaux que les tanneurs laissaient tremper. Il y en a de moins en moins. Elle est remplacée par une espèce invasive, l'écrevisse de Californie. Oui, c’est le lac nocturne de mon enfance, celui désiré-rejeté et, voyez, je n’y suis jamais allé. Il y a tant de choses à faire pour la première fois dans une région natale oubliée, méconnue, enfouie dans le « jadis » d’on ne sait quelle époque d’avant-guerre



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Aujourd’hui, j’ai trouvé une photo de ma mère à poil, en rangeant la maison. Est-ce que ça fait un événement ? Quand même un peu. Comme je ne peux décemment pas la publier ici — je plaisante, c’est juste qu’elle ne passera pas la censure —, je choisis, à la place, un poème qui passe de Rose Ausländer — BLINDER SOMMER



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De nouveau à Bourg par l’une des plus belles journées du monde. Je vois ma mère dans cette maison de retraite qui est tout près de la gare, c’est pratique — et ma mère me reconnaît, heureuse de la surprise de ma venue (que demander de plus au bon Dieu ?) Il y avait un groupe de danseurs folkloriques aujourd’hui, très bon, j’ai trouvé. Et puis je suis tombé sur les fesses d’Adrien — un événement — et, ce soir, je regarde un peu de l’interview de Brigitte Bardot lors de ses 80 ans. Sublime. Vieille sagesse. L’ancienne. L’aïeule. Sa vieillesse est transparente. Je passe du temps avec elle. Je n’en crois pas mes yeux, reconnaissable entre toutes, unique, personnelle, identique à elle-même. La vieillesse s’est déposée et elle ne la déforme pas : la Bardot des années 60 est exactement devant moi, aucun lifting, « splendeur de l’âge », un peu de noir aux yeux, fleurs dans les cheveux, naturel, naturel pur comme elle a toujours été — et puis, c’est vrai, cet amour des animaux. Duras, je me souviens, la défendait parce que ce qu’on reprochait aux gens qui défendent les animaux, moins maintenant, c’était, bien sûr, qu’il aurait fallu défendre les humains, pas les bêtes, pas les B B phoques. Eh bien, pour Duras (et pour n’importe quel enfant ou n’importe quel poète), défendre les animaux, non, y a pas de hiérarchie, « maintenant, on le sait », pour reprendre encore une expression à elle. Et, moi, je le sais par Bruno Latour (ou par Emanuele Coccia) que nous ne faisons qu’un, que nous sommes le monde et les métamorphoses, animal, plante, terre arable, air, même roche calcaire, dépôt des coquillages. Le tout-monde que nous nous sommes créé n’existerait pas sans l’« effort » de tous, tout cet ensemble — la Terre ne serait qu’une pierre comme tant de milliards d’autres exoplanètes invivables. Évidemment Delahousse est ridicule donc très drôle. Il se tourne toujours vers la caméra, mais sans l’assumer, sans nous regarder vraiment, comme par inadvertance. « Vous vous souvenez de cette phrase de Duras qui disait : « C’est la fin de cette éblouissante matinée » ? » Je ne sais pas où il a pu trouver ça. B B a raison de dire : « C’était quoi, l’éblouissante matinée ? »



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La Bretagne hors saison : « pas un chat » (comme dit Jane Birkin). Ici, pas là, est née ma mère, ici, pas là, est née ma grand-mère, ici, pas là, est née mon arrière-grand-mère (etc.). Matriarcat (très courant en Bretagne). Quand elle était petite, comme des gens venaient sur la grève les dimanches d’été, ma mère pensait que c’était des gens qui venaient leur rendre visite puisque tout le pays, à part les grèves, leur appartenait. Mais cette sensation de grand désert, de mort cérébrale, de silence épais — qu’un son ferait tinter — perdure…



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Pour deux ou trois bains par jour, je descends ce champ de marguerites. Je suis devenu propriétaire (avec mon frère) de deux maisons. Il y en a une, à Bourg-en-Bresse, qu’on va essayer de vendre et l’autre, dans la rade de Brest, en bord de mer, on peut y aller quand vous voulez ! (il faut une bagnole). Le cheval qu’on voit a été recueilli après blessure par l’une de mes cousines — mais, l’autre soir, je me suis baigné avec un phoque ! c’est la première fois que ça m’arrive. J’avoue que j’ai eu un peu peur (quelques secondes) quand j’ai entendu sa respiration bruyante et vu sa tête émerger à dix mètres et me VOIR. En face, la mystérieuse partie boisée, sans habitations, de la presqu’île de Crozon…



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C’était une femme qui disait vous à tout le monde et que tout le monde vouvoyait. C’était quelqu’un à l’ancienne, une sorte de Mécène, une sorte de directrice de Théâtre Antoine qui se passionnait pour la création, l’invention contemporaine et qui s’est donné les moyens (elle les avait, grande fortune) de voir apparaître les choses, les rêves — dans son théâtre personnel aux murs blancs. (Le dernier soir avant sa mort, à l’hôpital, Philippe Quesne qui l’avait au téléphone m’a dit qu’elle se plaignait de trop de blanc.) Elle adorait les artistes, elle avait une relation personnelle avec chacun. Elle était monstrueuse et n’avait pas peur de le montrer. En fait, elle ne cachait rien. Il fallait la prendre en entier, mais elle était théâtre, on pouvait rire. Elle était une jeune fille malgré ses continuels ennuis de santé, ses névroses au grand jour, ses déboires de personnel, ses procès. Plus politiquement incorrecte, tu peux pas. Un jour, on a essayé de l’avoir (comme c’est la mode de l’époque), on l’a accusée de racisme. Je lui ai immédiatement envoyé un mail : « soutien total » (et je me suis fâché avec Jean-Marc Adolphe), exactement de la même manière que je soutiens totalement (j’aimerais le faire aussi avec ceux que je ne connais pas) tous les individus érigés en boucs émissaires, je ne supporte pas ça. Pour moi, le bouc émissaire, c’est la faute suprême (du groupe). C’est pour ça que je ne supporte pas les « isme » (ou les « Isma », comme dit la pièce de Nathalie Sarraute), ils tuent les individus — et les individus sont des mondes, des espèces en voie de disparition (je pense maintenant à une autre pièce, de Peter Handke celle-ci : « Les gens déraisonnables sont en voie de disparition »). Bref, sa perte est inestimable



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Retour à Paris — de la maison familiale qu’il faut ranger, trier — et où je retrouve des livres tant aimés, les deux premiers livres de Sabine Macher, sublimes, elle toute vivante — ‘Ne pas toucher, ne pas fondre’ lu dans cette nuit calme d’insomnie — et, pour le train, le chef d’œuvre de Nathalie Sarraute, Enfance, notre enfance. Aussi ce titre inconnu qui me fait peur : ‘On va vers les beaux jours’ derniers poèmes



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Vieille Indienne indigène ou Caucase ou Mongole ou je ne sais quoi, ça, c’est une photo de la mère un peu amochée (embellie) parce qu’elle est tombée. Je la prend dans le jardin le dernier jour avant son départ en Maison. Le jour de son admission, elle s’étonne que les femmes autour d’elle — grosse absence de parité — soient si âgées. A l’une, sa voisine au goûter elle demande : « Quel âge avez-vous ? » « Un certain âge » lui répond cette merveilleuse guenon de Goya. Ma mère serait bien incapable de dire elle-même son âge ; quand je le lui demande, elle rétorque : « Quel âge tu me donnes ? » Je dis que je lui donne dans les douze ans, elle réfléchit et elle répond : « Oui, douze, treize… quatorze ». Le lendemain de son admission, elle a déjà oublié la maison habitée jusqu’à la veille. Elle veut savoir où je dors et, rien à faire, aucune des périphrases pour lui évoquer la maison familiale ne lui dit la moindre chose. Elle semble très à l’aise, trouve le personnel gentil, se plaint encore, mais sans plus, de l’âge de ses collègues…



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Toujours un plaisir de passer à la Ménagerie ! Marie-Thérèse Allier m’avait demandé de lui faire des propositions et je lui avais proposé : ‘L’Enterrement de Marie-Thérèse Allier’. Bien sûr, avec un titre pareil, ç’aurait été une fête (rien qu’une fête). Mais ça lui a fait peur. Ce matin, je l’ai revue et je lui ai dit : « Quel dommage que vous ne fassiez pas du stand-up parce que, là, vous avez de la matière ! », ça l’a fait rire. C’était ma deuxième idée : Marie-Thérèse Allier en roue libre, dans un stand-up. C’est un clown, en ce moment (elle racontait qu’elle avait casser des œufs, je ne sais quoi...) Mais, voyez, je n’ai pas osé vraiment le lui dire, je pense que ça lui ferait peur aussi. Mais, les idées, c’est pas ça qui me manque ! Je les tue, les idées ! je les méprise (je les regarde de haut). Les idées ? Laissez-moi rire !... Ni les idées ni les interprètes ne me manquent (je les ai), mais la constellation me manque



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Des mains qui ont si peu servi, finalement, qu'est-ce que le temps d'une vie — et qu'est-ce ne pas aimer ? — et pourtant immémoriales comme si elles avaient tout fait depuis le début du monde

Le printemps en Bretagne, eh bien, je n'avais jamais vu les haies fleuries (ici, les prunelliers), les fleurs partout, les oiseaux, les baignades, l'eau encore fraîche juste comme j'aime — et puis surtout : personne ! les églises plus ouvertes que d'habitude, les retables, les cimetières, beaucoup de Perramant dans le cimetière de mes grands-parents, les oiseaux, les oiseaux, les oiseaux



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Mon père est mort un 8 avril (je crois) dans un jardin de fleurs pérennes... Un printemps de renaissance tous les ans...






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