Les filles m’avaient fait beaucoup rire. Elles étaient aller voir Les Emigrants et, moi, je m’étais baigné dans le livre vertigineux et j’avais vu aussi la première partie du spectacle (celle de Manuel Vallade). Donc enfin je pouvais parler de qqch avec qqn ! — avec les filles —, l’une n’avait pas aimé et l’autre en revenait enthousiaste. 2 sœurs, 2 tempéraments. Puis, peu à peu, les filles s’étaient mises à faire des sketchs très drôles caricaturant certains moments du spectacle qu’elles avaient découvert de leur 20 ans. Et je leur avait donné la phrase de Robert Bresson : « Rien n’est plus proche du chef-d’œuvre que le chromo ». Je la vérifiais ensuite : « Plus grande est la réussite, plus elle frise le ratage (comme un chef-d'oeuvre de peinture frise le chromo). » (C’est dans ses Notes sur le cinématographe.) Quand des choses aussi grandes se passent dans la littérature contemporaine, on peut délaisser les journaux. L’urgence est de lire les livres. Ils disent et soignent en même temps la destruction qui est en cours au moins dans les journaux, mais qui, dans les livres (« ceux qui vous brisent la mer gelée », disait Franz Kafka), a déjà eu lieu : on est dans le monde déjà dans le monde d’après. « Les tunnels ne sont pas interminables, le probable n’est pas le certain, l’inattendu est toujours possible » (comme le promet Edgar Morin récemment dans « Le Monde »). La « peur que les mots se confondent / Avec le bruit que fait le monde », comme le chante encore Marie Laforêt (dans la version française de The Sound of Silence), le bruit de la petite morale, de la fausse morale, de « l’œil pour dent », de la haine, de la persécution… ne pas abonder dans le « bruit du monde », c’est très difficile, ça s’appelle la littérature. Rien de plus urgent. « « Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. » Albert Camus, L’ Eté, « Retour à Tipasa », 1952 »
« À midi, sur les pentes à demi sableuses et couvertes d’héliotropes comme d’une écume qu’auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. Ô lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. »
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