D es vies minimalistes
Je suis contente d’être chez moi, dans ma piaule, ma « tanière », comme disait l’autre soir Alain Veinstein chez Colette pour la présentation de son livre, Léna, et de celui de sa fille, J'irai chercher Kafka. Il pleut doucement. Je suis doucement chez moi. Au festival, j’ai assisté aujourd’hui à un film très beau sur les oiseaux (Homing, de Tamer Hassan) — un court-métrage, mais ça ne se sent pas, le film est immense — et à la discussion en anglais avec James Benning, mon idole de cette année qui truste toutes mes envies, je ne vois plus que ses films fabuleux dont le festival programme une rétrospective. Véronique Ellena m’a envoyé un message pour me proposer une place en dernière minute pour Le Malade imaginaire aux Bouffes du Nord. Ç’aurait pu. J’étais dans le métro, je rentrais chez moi, j'habite juste à côté des Bouffes, j’allais arriver pile à l’heure, mais je suis exténuée en ce moment (et c'est bon de l'être). Elle m’a dit : « Oh, moi aussi, je suis claquée, viens, on dormira... », mais je lui ai répondu : « Mais, moi, en plus, je suis blessée et, tu sais, je me couche à 21h... » C’est un avantage social considérable que d’être affaiblie physiquement, Gilles Deleuze le faisait remarquer : on peut dire non à tellement de choses (car — vous ne saviez pas ? — des choses, il y en a beaucoup trop !) Je ne suis pas une malade imaginaire, j’ai le droit d’écouter, comme je le fais maintenant, la pluie allongée, la pluie allongée sur moi qui suis bien allongée. Dans mon quartier, allongés aussi, des hommes dorment dans la rue. On a planté des plantes aussi, deux nouvelles plates-bandes. A peu près les mêmes hommes qui dorment dans la rue ont planté des plantes. Avant de partir du Centre Georges Pompidou, je suis allée voir tout en haut la superbe expo rétrospective de Constantin Brancusi. Je ne me suis pas attardée, j’ai traversé, je ne suis pas revenue en arrière : tout se voit au premier coup d’œil chez Brancusi, c’est sa force. J'ai recopié du mur : « Ne cherchez pas de formules obscures ni de mystère. C'est de la joie pure que je vous donne », pris quelques photos ; une très belle sculpture de Paul Gauguin (j'ignorais qu'il en avait fait) m'a rappelé mon amie. Il va nous manquer, ce Centre, il va fermer pendant des années, Roseline Bachelot l’a décidé quand elle était ministre. J’ai honte de la pop culture. A quel point elle nous a tous façonnés, cette culture qui nous est apparue de plain-pied, sympa et facile. Trop facile d’accès, elle l’était ; sympa, ça reste à démontrer. Incroyablement surévaluée à longueur de médias. La culture de tout le monde. Bien sûr. L'horrible culture de tout le monde. Mais ce n’est pas de l’art. L'art, ça doit nous décoller de ça, justement. La pop culture nous aura déformés jusqu’à la bêtise crasse. Elle nous a fait aimer désirer notre propre et monstrueux désastre
Le soir, j’allai voir l’expo Brancusi à une heure de peu d’affluence, ses « sculptures pour aveugles » et aussi les ciels de Paris, entre chien et loup, il pleuvait, c’était juste magnifique, — aussi magnifique qu’un film de James Benning. Ou, disons-le : les films de Benning, comme ses cours, « Looking And Listening », nous apprennent à regarder et à écouter pour nous relâcher dans la nature. Ils sont les antidotes à la pop culture, à l'accélération de la misère, à la déperdition. C'est invraisemblable, la place accordée au cinéma dominant par rapport à la toute petite place accordée à son antidote : une seule semaine par an, ce festival (Cinéma du réel). Brancusi disait, c’était affiché : « L’art — mais il n’y a pas encore eu de l’art — l’art ne fait que commencer ». Benning me donnait aussi cette sensation, il revenait — comme Brancusi, d’ailleurs — au très ancien, au début du cinéma, avant l’introduction de la narration par D. W. Griffith, quand le cinéma n'en était encore qu'à enregistrer, émerveillé, la réalité observée — ainsi, il me donnait à moi la sensation d'une intelligence nouvelle pleine de désir d'avenir, de reconnaissance. Cette sensation, pour les vieilles dames dans mon genre, devient de plus en plus rare avec le poids des années, voyez-vous, jeunesse (chère jeunesse...) De plus en plus rare l'adolescence, l'enfance à retrouver à travers l'invraisemblable lourdeur du fatras publicitaire du spectacle permanent (tout est chouette ! en fait, non : tout est affreux comme dans The Matrix). Le soir, la nuit, je pense à celle que j’aime, que peut-être je suis en train de perdre, mais je suis heureuse car je pense à elle encore, peut-être que je ne la reverrai plus. Si je prends en charge le féminin, maintenant, elle ressent que je perds le masculin pour elle. Mon amante ne le supporte pas, elle ne sait plus comment m'aimer si je ne suis plus un garçon, mais quel / le dommage / douce tristesse...
Je voudrais ne pas la perdre, il me semble qu’on aurait encore beaucoup à se dire ensemble de tout ce que nous nous sommes dit jusque là en secret...
(Maintenant, ici, nos secrets n'ont plus lieu d'être)
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