M ettre son désir en pratique
Je ne veux plus être une artiste, d’ailleurs je ne l’ai jamais été. J’ai « fabriqué » des spectacles, c’était de l’artisanat, pas de l’art, c’était faire passer le furet, passé par ici, il repassera par là. Je m’asseyais dans les gradins et je disais aux interprètes (ceux qui étaient là, ceux qui étaient libres) : « C’est magnifique ». J’ai donné mes adieux à la scène il y a 2 ans, à l’automne 2022, le spectacle s’appelait Titanic, hélas. Voilà ! Enfin débarrassée de tous ces falbalas, enfin la vraie vie, l'eau froide, enfin le miroitement de ce monde dévasté. Enfin les maisons de retraite ! (l’endroit où j’ai été la plus heureuse durant ses 2 ans dans la relation avec ma mère, mais pas seulement, aussi avec les autres vieilles). C’est ce dont j’aimerais m'occuper maintenant, la vieillesse, ou les animaux, ou l’histoire de l’art, ou l’astronomie... enfin, il y a tant et tant à faire et l’on est heureux partout. Pas de sot métier. Aujourd’hui j’ai entendu une jolie phrase : « aussi vrai que je suis née pour mourir ». C’était dans un spectacle où j’étais placée comme aux premières loges — presque sur scène…
*
Avant-hier soir juste avant que j’entre en scène, sur le pas de la porte, le metteur en scène a susurré un : « J’adore ce que tu fais » presque rêvé, quasi inaudible — l’assistant arrivait, je lui ai dit : « Tu tombes bien, le patron est en train de me dire une cochonnerie ! » Je me suis même demandé s’il ne s’était pas bourré la gueule pour me la dire ou bien si ma partenaire ne lui avait pas souffler d’être plus gentil avec moi, de me flatter, qu’il obtiendrait de moi de meilleurs résultats. Je dois faire ici mon mea culpa. J’ai menti, démenti ma présence dans ce projet jusqu’à mes plus proches amis, je n’y croyais pas, je m’attendais à être virée d’une heure à l’autre, ma concentration, mon obstination était de tenir encore la journée, encore une journée et une autre sans autre perspective que d’essayer de ne pas du tout y voir clair car ça semblait avancer dans la terre, pas du tout dans l’air ou dans l’eau (un coté taupe) et j’aurais eu honte d’annoncer une promesse de toute évidence intenable. Et puis un spectacle est apparu, je ne sais par quel mystère, en tout cas une « première » a eu lieu, le metteur en scène a été content, les premières critiques ont été bonnes (sauf celle du « Dauphiné ») et donc le metteur en scène (à la deuxième) m’a dit la phrase
*
J’ai fermé les portes, j’ai réduit l’appartement à une chambre, je me suis sentie bien. La nuit épaisse, imaginaire m’enveloppait. J’étais sortie quand même, j’avais traversé la fournaise de la ville, il était déjà 6h du soir, mais la chaleur paraissait pleine et entière, j’avais traversé la ville fêtarde anonyme, jusqu’à son faubourg où la voiture était. Ma cantinière m’avait mis des saucisses de taureau et de la ratatouille. J’étais partie au Pont. C’était, là, toujours, que je me baignais malgré la cherté du parking. Un lieu du monde. Et puis l’eau, elle était comme un miracle, elle était comme un miracle, l’eau. Je m’épuisais, je ne savais quoi faire. Je pensais : bien profiter de sa traversée du désert, ne pas se la faire voler et vouloir, désirer son éternité : que tu n’entendes toi-même plus parler de toi (seule position tenable). En chemin, déjà dans la banlieue, j’avais trouvé exposée dans la vitrine d’une marchande de journaux le numéro de « 1 » sur l’anniversaire de la mort de Franz Kafka, le 3 juin 1924. La marchande, aimable, ouverte, chantonnait Mélissa, la chanson de Julien Clerc. « Radio Nostalgie », m'avait-elle précisé. Je n’avais pas de livre, j’avais acheté. Kafka avait écrit dans sa première nouvelle : « La vie est une perpétuelle distraction qui ne vous laisse même pas prendre conscience de ce dont elle distrait ». En rentrant, dans la nuit, j'avais trouvé une station-service automatisée où j'avais lavé la voiture recouverte depuis les dernières pluies de sable ocre du Sahara
*
Je suis comme malade et peut-être le suis-je — et, peut-être suis-je vivante. Encore une fois, comme je l’aime, les rideaux sont tirés, la lumière ne rentre pas dans la maison — de ma tante où l’on m’a couchée, les autres s’amusent et, moi, l’on me maintient à l’écart — et, finalement — car c’est un souvenir d’enfance —, je suis heureuse comme ça, je m’émerveille de cette tristesse, de cette langueur, de cette possibilité ne pas en être, de gâcher la journée, de sentir la vie que j’imagine très bien, la journée se dérouler pleine de joie, pleine de jeux — mais aussi pleine de cette névrose à laquelle, étant malade, par ce pas de côté, j’échappe un peu
Ne rien lire, parfois, conduit à lire profondément. Dans cette cellule de privation, j’ai encore le papier et le crayon, j’écris — et ce serait ça, alors ? — parce que je n’ai pas de livre devant moi. J’écris un livre que j’aimerais lire. C’est peut-être ça. C’est, en tout cas, ce que j’avais l’impression de faire quand j’en faisais : fabriquer les spectacles que j’avais envie de voir. C’est certainement ce que fait Gwenaël Morin
*
En fait, ce que j’inventais, c’était mon bonheur, c’était seulement ça. Il fallait bien que quelqu’un s’y mette — et c’était moi. Le bonheur, c’est surtout un rapport de force avec le temps. Il faut le temps que les choses te parviennent. Il faut une pénombre. Assez pour dormir facilement, assez sombre pour que ce va-et-vient facile puisse ainsi se reproduire plusieurs fois par jour-nuit, veille, éveil, veille, éveil… ce léger battement cardiaque de la vie. Les moustiques étaient devenus mes amis, je me battais avec eux à mains nues : c’était plus franc, plus palpitant que les poisons diffusés. Un soir, Jean-Michel Ribes m’avait longuement attendue à la sortie, tout le monde était parti : « Je te trouve inspirante, tu me donnes envie d’écrire »
*
Il faut s’opposer à tout dans la vie. La vie est si brève. Si brève. Et elle nous empêche de voir et pourtant c’est notre seule ouverture. Liriez-vous des livres ? Liriez-vous des livres si on vous y obligeait ? Toutes les histoires se taisent, mais apparaissent aussi : nous sommes dans un asile, un hôpital, une prison, certains travaillent encore en plein air
Un jour je repartirai à vélo…
Les moustiques viennent mourir dans mes mains qui claquent, d'un commun accord, semble-t-il, d'un commun amour
Je n'ai plus personne à qui écrire. C'est idiot de le dire. Mon père lisait ce blog. C'était bien sûr à lui que je m'adressais (au moins à partir du moment où j'ai su qu'il le lisait). Les critiques de théâtre, ils les collectionnaient, mes parents, je ne les ai plus. Je n'en ai plus besoin, des critiques...
Ces dernières années, j'ai eu une femme qui s'était mise elle-aussi à les collectionner. Ça m'avait semblé bizarre. C'était le moment où je m'éloignais de la scène, où les critiques disparaissaient suivant mon mouvement d'effacement...
*
J’en ai eu marre, j’ai craqué. Je suis passé dans la librairie, celle dans la rue où je passe plusieurs fois par jour, mais que j’ignorais jusque là et je suis entrée. Marre de la politique, marre de ne les lire que les journaux, ce n’est pas que je n’y aie pas lu d’ailleurs de remarquables analyses, mais, moi, experte en politique ? Nenni, c’est un rôle où je ne brillerai jamais — et j’en remercie le bon Dieu ! Il est temps de se détacher de l’épouvantable abrutissement politique. Alors je suis entrée dans la librairie, j’ai feuilleté beaucoup. Tout est extraordinaire dans une (bonne) librairie. C’est la caverne d’Ali Baba. Et je suis ressortie en me restreignant beaucoup (je suis si faible en lecture), mais avec quand même Anna Karénine, Rûmî, Cette lumière est mon désir et, Ronsard, Les Amours. Et qu’on me fiche la paix ! J’ai aussi repris — pour la nostalgie — le livre de Raymund Hoghe, Pina Bausch, Histoires de théâtre dansé que j’avais lu bien sûr dans ma jeunesse, mais comme tous les livres que j’aimerais relire, je ne retrouve pas, ne retrouverai pas, n’ayant aucun lieu pour garder les livres, même les plus extraordinaires — comme, par exemple, le journal sublime d’Helen Hessel...
*
En tant que trans, je suis la victime parfaite. Idéale. J’ai tout subi sauf l'inceste. Je ne voulais pas en parler. Parce que j’ai toujours souffert de me reconnaître comme victime. Toute ma vie, je me suis fait insultée, moquée, humiliée, violée, agressée, menacée de mort, toujours et encore, et encore tout récemment. Il se peut, c’est même sûr, que j’aie moi-même commis le mal. Quand on est mal à l’aise, mal dans sa peau (comme le sont mes agresseurs, je ne peux pas l’imaginer autrement), on fait n’importe quoi. Je suis allée à la messe jusqu’à mes vingt ans, donc l’idée de « péché » est sacrément inscrite dans ma chair. Je connais. Je m’accuse tous les jours, toutes les heures, toutes les minutes. De quoi ? De tout. Et de choses précises. Quand on est mal dans sa peau, on est forcément fautive. Quand on est insultée, moquée, humiliée, violée, agressée, menacée de mort, toujours et encore, et encore tout récemment, on est forcément minable, fautive. Mais il y a l’amour — sa force s’oppose à tout. Avant d’être une femme trans — avant que la loi et mon chemin personnel ne me le permettent —, j’étais prisonnière d’un personnage de travesti. Un travesti, en tout cas dans ces années d’exhibition, c’est quelqu’un qui provoquait, parfois d’une manière agressive. Mais il ne faut pas se tromper, le travesti risque sa vie qui est un pis-aller
*
De ma bauge, de ma tanière, je m’étais échappée en pleine nuit, en vérité le matin, mais j’étais si décalée, j’avais mis le réveil, c’était un spectacle à 10h, un solo de danse, un ami m’avait dit : « Tu vas aimer ». Aimer, en étais-je capable encore, oui, comme un rêve était passé le spectacle, sa durée, sa durée comme un rêve, vivant comme un rêve, riche comme un rêve, ainsi le spectacle était de la durée
*
Je suis dans une ville du Sud, je ne dors pas, je ne me couche pas, c’est une nouvelle vie, l’insomnie, je prends des trucs achetés en pharmacie, mais ça ne marche pas. Je suis seule, je n’ai connue personne dans ma vie, personne ne me connaît. J’écoute des podcasts avec Vladimir Jankélévitch, Clément Rosset, sur Baltazar Gracián aussi. De temps en temps, j’ouvre un poème de Pierre de Ronsard : « Au plus profond de ma poitrine morte ». C’est une ville de palais qui m’enserrent, palais + nuit, qui me choie, qui me serre, qui me mange, je suis mangée par la nuit de cette ville du Sud, cette ville de ruines, je suis comme en exil. On me dit : Tu devrais sortir, boire, peut-être… (je comprends très bien comment le théâtre mène à ça — mais je ne me le permets pas — et le théâtre et ça). Au lieu de l’amusement, de la joie, de « ça », je me traîne jusqu’à mon trou, il est déjà si tard — et je ne dors pas… J’enfouie ma jeunesse dans des draps tièdes
Enfin, je vous dis ça… comme pour écrire, comme pour parler… Je voudrais le faire d’une tour d’ivoire, d’une enceinte fortifiée, d’un songe, j’y suis presque, presque entièrement morte et obscure et oubliée (et ça me plaît)
La pauvreté des rapports humains me ravit
« Faut-il que veuf, seul entre mille ennuis,
Mon lit désert je couve tant de nuits ? »
*
Je me suis faite à la solitude, c’est très curieux. Je vis mieux — certes avec beaucoup de souffrance — en voyant moins les gens. Je traverse la ville, la foule moyenâgeuse, toujours le même chemin, jamais un pas de côté, en repérant seulement les bêtes, les chiens, les merles, les serpents... parfois un bébé encore intact, mais le monde des représentations m’indiffère. Je traverse la ville dans un sens et dans l’autre ensuite, je ne rencontre personne, je ne suis pas joyeuse, je suis seule et cette solitude si réelle m’est une joie. Edgar Allan Poe a écrit dans L’Homme des foules (traduit pas Charles Baudelaire) : « Respirer seulement, c’était une jouissance et je tirais un plaisir positif même de plusieurs sources très plausibles de peine. » Je voudrais que ma vie vive à l’infini pour lire comme dire ce que je ne connais pas et relire ce que je connais — la seule communauté — ou la musique...
*
La ville allait disparaître, elle n’était plus que du carton-pâte, une attraction foraine, on l’aimait dans sa fragilité de fleur, on voyait qu’elle ne tenait qu’en s’adossant à elle-même (comme des livres ou comme une forêt sacrée). Dans la rue qui était toujours la même l’atmosphère avait changé, tout le monde semblait avoir fait sa valise, profiter de la dernière sortie avant la guerre ou tout au moins l’emportement. On m’avait démarchée encore pour un spectacle, mais en me parlant très près de la bouche, comme un secret, un sous-le-manteau. C’était presque faux, presque rêvé, presque inutile. Et j’avais regardé le chien qui buvait à la fontaine
C’est avant de jouer. J’entends plusieurs fois prononcer mon nom. Je suis sur le lit de camp, dehors, dans le « carré V.I.P. ». Tout communique, dedans-dehors, c’est l’été. Je n'entends pas de quoi on parle, mais j’entends : « Marie-Noëlle », « Marie-Noëlle », « Marie-Noëlle ». Qu’il est beau mon prénom quand il est prononcé par d’autres ! moi presque absente. C’est le prénom de la bienveillance, de la bien-vaillance. Il y a les cigales, la chaleur tropicale adorée, le temps qui passe lent
Plus tard, je suis dans la nuit. C’est la première nuit, la première douceur de vivre (après l’effroyable tunnel). Je ne pars pas, je reste dans la chaleur géniale de la nuit, je regarde les techniciens ranger tout peu à peu, démonter, les forains, le mat télescopique est encore dressé, je voudrais partir ensuite avec eux dans le camion. Lune magnifique
***
Je n’avais pas lu Annie Le Brun, j’avais peur qu’elle me pousse dans ma radicalité (pas la radicalité en général, la mienne, celle qui m’inquiète, dont je voudrais me détourner). Au hasard des podcasts, elle disait haut des choses susurrées. Et puis, voilà, maintenant qu'elle est morte. Comme nous toutes. Plus temps de fuir. Ma radicalité, c’est, en gros, contre la société. Plus personne n’est contre. La société (et son contraire). Alors, c’est s’éloigner du monde… du plaisir… de la facticité… du masque… « Dans la rue on ne verra bientôt plus que des artistes et l’on aura toutes les peines du monde à y découvrir un homme », a écrit, en 1912, Arthur Cravan (cité par Annie Le Brun). Artiste, j’en ai fini, j’ai trop donné et il y en a trop. On les abat comme des faisans trop nourris car tout le monde est art. Toujours Arthur Cravan (cité par Philippe Sollers) :
« On a beau dire et faire agir et puis penser
On est le prisonnier de ce monde insensé ».
*
Parfois je sombre dans un désespoir sans fond. La disparition soudaine d’une personne avec qui je m’entendais bien peut produire ce phénomène. Alors, une seule solution, mais elle est souvent longue à venir, écrire une phrase, n’importe laquelle, comme celle-ci — je sens immédiatement qu'elle me sauve — parce que, lire, même, j’en suis incapable — je voudrais me jeter — et qu’y a-t-il de pire que d’être incapable de lire ? Parfois, je suis en compagnie et, à peine cela m’arrive, on me rattrape : Oh, mais qu’est-ce que c’est que cet air triste ? Une pensée retournée sur elle-même, je n’en avais pas conscience. Je voudrais bien connaître cet air triste — une très grande laideur, sans doute — si insupportable aux autres qu’on m’y repêche à la seconde, avant même que je m’en sorte par moi-même — car je m’en sors moi-même, n’est-ce pas ? Est-ce qu’on peut vraiment tomber dans un trou ?
0 Comments:
Post a Comment
<< Home