Wednesday, January 04, 2012

« Mouvement », Gérard Mayen

Théâtres en déplacements
Les dernières pièces d’Yves-Noël Genod et Alain Béhar renouvellent l’espace de jeu




A expérimenter. Yves-Noël Genod tire brillamment le tapis sous l'ordonnancement de la représentation. Et Alain Béhar étire ses lignes vers une sphère de virtualité en présences.

Dans les sombres hivers des grandes villes, il y a une teinte d'accablement à se rendre au théâtre un dimanche après-midi en solitaire. Or – je peux / – oui, les deux dernières pièces d'Yves-Noël Genod articulées en diptyque, n'étaient présentées qu'en matinée. A 14h30. « En lumière du jour », précisait le programme. Il fallait d'abord s'enfouir dans la Galerie du théâtre de la Cité internationale. Un genre de descente aux catacombes. Gradins rétractés. Spectateurs tout en pourtour. Un bon nombre d'entre eux au ras du sol, sur des coussins.
Insolite, une rangée de fauteuils de théâtre coupait par son milieu la vaste aire de représentation – d'évolutions, vaudrait-il mieux dire – ainsi dégagée. Cette rangée de fauteuils, les acteurs doivent souvent l'enjamber, en plein cœur de leurs actions. De surcroît elle obstrue une part de visibilité, quand les spectateurs assis au sol suivent une action de l'autre côté.

On s'attarde sur cette configuration, qu'on pourrait aussi bien considérer mineure. C'est qu'elle touche aux conditions de production d'un espace imaginaire, affectant le jeu, affectant le regard ; et qu'il est possible d'adresser à cette pièce double, ivre d'une durée de trois heures trente au total, plutôt ce prisme de l'espace. Dès lors s'intéresser à une action du tout début de la performance : on démonte patiemment les volets qui, aux fenêtres de l'étage de la Galerie, tout là-haut, permettaient de transformer la salle en boîte noire.
La voici désormais « en lumière du jour ». Soit, ce dimanche à 14h45, un lait fermenté de luminosité crépusculaire, trouble à ne jamais se résoudre en tombée de la nuit effective, car trop tôt dans l'après-midi. C'était une expérience de temps arrêté, de texture atmosphérique du quotidien altérée, suspendue dans un volume métamorphosé ; néanmoins sous-tendue par l'étirement d'un très long spectacle. Condensation/Expansion.
Se dire que le théâtre ne se joue vraiment, peut-être, qu'à exciter notre capacité de saisie de pareils paramètres.

Ce 4 décembre 2011, par l'une des embrasures, on ne cessa d'entrapercevoir les grands gestes furtifs, d'une découpe parcellaire de silhouette masculine, sur le perron à l'extérieur en bord de salle, semblant occupée à quelques figures inlassables de hip-hop. Présence très proche. Or totalement à l'écart. Partie intégrante du spectacle ? Ou pas ? On ne le saura pas. Mais on a choisi que oui. En lutte contre le blues dominical.
A l'intérieur, sur le plateau, cette lutte est menée sans ambages par la vaste distribution réunie par Genod. Cela en une immense dérive d'éclats théâtraux, moments de bravoures, citations de culture scénique, numéros d'acteurs, et autres stéréotypes revendiqués. Que restituer d'une telle profusion ? Arbitrairement un seul instant : le grotesque de Marlène Saldana, en train de s'exciter l'entrejambes sur une tranche de dossier. Gloussant. Bon. Mais alors, intrigante sur ces entrefaites, l'arrivée du très jeune acteur fétiche de Genod, s'approchant de cette scène, parcourant tout cet espace, dans l'improbable sidéral de son propre travestissement en gentille soubrette XIXe hollywoodienne.
Par là, toujours un décalage d'ironie troublante, ensorceleuse ; un brouillé de la référence par interférence des niveaux, génératrice d'improbable. Où tout est possible. Une suspension. Une flottaison. Générales. De toute la sphère de représentation. Et de sa réception. C'est extraordinairement brillant. D'un talent fou. Quoique, gagné par un doute dans la longueur, on s'inquiète aussi d'un possible maniérisme, d'un théâtre dynamitant le théâtre avec les moyens du théâtre à propos du théâtre. Si novateur. Mais un peu vain. Précieux. Quand tout cogne par ailleurs.

On hésitait donc à remettre ça huit jours plus tard. On songea à plutôt aller manifester contre les intégristes, contre l'ordre moral, en appui à la pièce de Rodrigo Garcia, ce 11 décembre 2011. Mais finalement on opta pour – oui, deuxième volet du diptyque de Genod. Oui, quand même. Retour à la Cité. Même configuration des lieux. Et là, d'emblée, d'une fulgurance dans les rangs, disparu aussitôt que passé, frissonner en frôlant un acteur mimant un vieux prêtre traditionaliste. Dans ce signe furtif, pressentir qu'on ne s'est pas trompé, en s'engageant à nouveau pour ce théâtre-là. Un après-midi de plus.
La représentation est plus brève. Annoncée comme fournissant la théorie de la première. Pour bonne part, elle délivre les éléments scénographiques (somptueux fumigènes, etc.) et sonores (vertigineux récit des derniers jours de Marcel Proust, etc.) prélevés dans – je peux, du dimanche précédent. Eléments donnés cette fois en suspension, en pure action découpée d'éléments découplés des jeux d'acteurs, métamorphose en tourbillon de signes libres, affranchis de leur souche dramaturgique. Théâtre en déplacement.
Par là, un tapis est tiré sous l'ordonnancement de la représentation. Et apparaît comment, s'étant faite envahissante huit jours plus tôt, la pâte comédienne du théâtre y avait été surjouée, sur les limites, délibérément – cela bien au-delà des seules caricatures de vieux théâtre produites par Jean-Paul Muel. Dans cet évidement de la structure, toute présence humaine – le spectateur voisin compris – trouve la texture d'une révélation, apparition et transmutation suspendues hors cadre, entraînant l'observateur dans une mobilisation sans peur, en totale disponibilité.
Il y eut là du geste éperdu. Audacieux. Amoureux ? Libre en son dominical combat.



(L'article de Gérard Mayen continue parlant de la pièce d'Alain Béhar, cliquer sur le titre.)

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