Friday, March 16, 2012

The Actor’s Land




Mari-Mai Corbel

Yves-Noël Genod / Chic By Accident / Ménagerie de verre



Ménagerie de Verre. 12 mars 2012. Chic By Accident. Drôle de titre. C’est dans la bible du spectacle défini ainsi : « une marque déposée désignant des antiquités du XXe s. mexicain, design, architecture ». Autre indication, la distribution est divisée en « Mesdemoiselles » et « Messieurs », comme on disait autrefois pour les comédiens. C’est une histoire d’acteurs donc – ou de théâtre.

La veille, j’étais à l’Odéon à un colloque organisé par Christian Biet, « Le théâtre public entre l’Etat et le marché » et, dans la seconde partie, se trouvaient, entre autres, Stanislas Nordey et Eric Lacascade ainsi que Jean-Maric Hordé. Les deux premiers parlèrent de la « disparition de l’acteur », le troisième n’était pas d’accord, l’acteur ne disparaîtrait pas. En fait, ils me semblèrent d’accord. Ils s’inquiétaient de la perte d’aura de l’acteur. De la déformation de l’acteur en tant qu’animal de scène, ou artiste, en professionnel soumis à un marché ô combien cruel, sous la pression générale de notre sale époque et par exemple des RGPP faisant des théâtres des entreprises à évaluer comme d’autres… L’acteur en tant que forme de vie singulière tend à être écrasé. Voir le lendemain Chic By Accident (« chic par hasard »), me fit voir dans le geste d’Yves-Noël Genod une volonté à portée politique de rappeler ce qu’est profondément un acteur – un artiste au sens le plus bohème, oserais-je dire. Et cela me fit voir dans ce qu’il avait fait de la scène un actor’s land, un no man’s land qui serait le pays natal des acteurs, un pays qui leur appartiendrait en propre et qui aurait comme dans l’ancien régime le statut des communs qui étaient ces terres où chacun pouvait venir glaner, cueillir, ramasser… Ainsi, je vis une actrice marcher la tête couronnée de feuillage… Une amazone (guerrière donc)… Un fantôme d’Ophélie… Un acteur tenant un maquereau… Un feu… Un serpent (vivant)… Des spectres d’Hamlet dans chaque garçon… Un gouffre infesté de monstres dans un bidon où l’actrice plonge sa tête et finit par hurler… Sur ce terrain peuplé de créatures fantastiques et de vieilles terreurs, leurs déambulations semblaient bien suivre comme des sentiers dans des taillis hantés de demi-dieux païens tous clignant de l’œil vers Eros. Chacun d’eux, sous le signe du désir, plongé dans son monde intérieur, suivant son étoile, en ayant la délicatesse de ne pas déranger l’errance des autres. Une forme de partage, là, comme dans ces terres communes ancestrales aujourd’hui complètement anéanties, jusqu’à l’idée même qui en reste dans cette vieillerie désormais qu’est le « service public », ou « l’espace public ». Sauf qu’au lieu d’être de paisibles glaneurs, les acteurs semblent les génies mêmes du lieu, entre le demi-dieu abâtardi et le fauve. Autant dire qu’à une époque où tout se vend, leur titre de propriété sur le théâtre n’est pas plus reconnu que celui d’Indiens d’Amazonie sur leurs forêts… ou de tigres du Bengale sur leur jungle.

Les acteurs ne sont donc ici des acteurs qu’au sens fort : ce sont des êtres appelés à la scène. Il y a un circassien (Lucien Reynes), un danseur (Wagner Schwartz – qui était des Témoins ordinaires, de Rachid Ouramdane), une danseuse (Dominique Uber qui a beaucoup dansé pour Maguy Marin), deux monstres sacrés (Jeanne Balibar et Valérie Dréville), une performeuse (Marlène Saldana, habituée des pièces de Yves-Noël Genod et créant ses propres pièces), une actrice (Sophie O’Byrne), un acteur (Charles Zevaco qui vient du TNS) et un artiste à la fois vidéaste, acteur, performer… (Romain Flizot qui s’avoue homme à tout faire). Ce qui les réunit, c’est un rapport particulier au monde, d’où ils tirent une présence particulière. Présence délicate, présence irradiante, présence parfois qui ne se révèle que par son passage, présence du regard, c’est une voix, un souffle, un mouvement qui la marquent… Une histoire de temps intérieur. Ils sont en improvisation toute relative, ils sont chacun dans leur propre tempo. Et bien sûr, ce qui les réunit, c’est aussi le regard qu’Yves-Noël Genod porte sur eux, le regard qui les imagine et révèle à eux-mêmes en leur donnant ce temps-là.

Yves-Noël Genod, si l’on repense à l’ensemble de ses pièces, a une vision scénographique où le décor c’est le théâtre lui-même en tant qu’espace qui attend. Un espace vide qui va se transformer en théâtre pour le public, c’est-à-dire aussi en théâtre mondain, ou chic avec ses cocktails qui virent aussi à la fête sous l’influence des acteurs justement – les acteurs étant des puissances érotiques, des puissances de dérèglement. Ses scénographies, ce sont des accessoires, des costumes et des lumières (ici Philippe Gladieux). Il restitue aux acteurs leur pays, leur théâtre, leur scène avant la représentation, leur liberté intérieure, leur chuchotement quand ils se redisent le texte pour eux-mêmes, quand ils inventent, préparent, jouent entre eux, sans personne pour les regarder – leur atmosphère. Avec des musiques qu’ils aiment. Des airs de fêtes qui passent ou d’amour. Et l’atmosphère de la Ménagerie de verre – un garage repeint à blanc – est par excellence celle du laboratoire artistique. La Ménagerie a les caractères d’un lieu de répétition comme souvent les théâtres en ont en-dehors de leurs scènes proprement dites, et c’est pourquoi, depuis son ouverture, elle attire les artistes qui veulent oser des formes décadrées. C’est pourquoi son atmosphère est si particulière, comme hantée par la présence de tous ceux qui y ont travaillé, protégés d’une lumière trop crue (1) en toute liberté.

Mais, se demandera-t-on, qu’est-ce que cet « actor’s land » a de spécial ? Pourquoi ne pourrait-il s’adapter aux lois qui nivellent le monde actuellement step by step ? Autant se demander ce qu’est un acteur. Et aussitôt, la scène de Chic By Accident répond qu’il n’y a pas de réponse, que l’acteur est indéfinissable. (Ce n’est certainement pas d’obtenir un diplôme d’une école labellisée par les communautés européennes qu’il l’est.)

Et eux et elles sont là, ils se déposent devant nous, secrets, aucune exhibition (ce n’est pas l’ouverture d’une répétition). Que déposent-il ? Un pan de leur nudité ? En partie nus souvent, c’est qu’ils ne supportent pas les vêtements sauf si ce sont des costumes qui se souviennent d’un personnage… Un reste d’histoire d’amour ?... On voit des femmes errant dans leur rêve déchu… Dominique Uber dans sa robe de mariée déchirée rappelle Kirsten Dunst dans Mélancholia, de Lars Van Trier… Le théâtre dans notre monde à l’agonie, qu’est-ce ? Un rêve de théâtre ? Ou un souvenir de théâtre ? Ou la nostalgie du théâtre tout entier ? Valérie Dréville ou Jeanne Balibar, hantées par tant de scènes qu’elles ont jouées dans ce théâtre public « chic », ou pour le dire sans ironie, « grand », se laissent traverser par leurs grands rôles… Valérie Dréville disant en russe une scène que je ne peux identifier. (Je l’ai vue dans Lermontov, Tchékhov, et qui ne sait son rapport à Anatoli Vassiliev et à la culture russe ? Mais, en revanche, combien entendent que la littérature russe s’est nourrie du rêve de littérature européenne comme l’Argentine, d’ailleurs, pour éclairer l’allusion étrange du titre ?) Jeanne Balibar, passant en robe de velours rouge mal ajustée, une perruque de cheveux longs qui évoque lointainement sa première grande apparition, c’était dans Don Juan, de Jacques Lasalle créé au festival d’Avignon en 1993, elle était Elvire et n’avait pas encore couper les siens, elle était plongée dans les rêves de Molière avec Andrew Severyn… Qu’importe les références… Cela se sent qu’il y a du crépuscule dans l’air. Cela sent surtout que ces scènes sont éternisées pour elles qui les ont moins jouées que vécues… Jeanne Balibar embrassant un jeune homme (Wagner Schwartz), dans son rêve, est dans un réel frissonnant… Le jeune homme incarnerait alors un fantôme mais il reçoit en temps réel son baiser comme chargé de toute cette mémoire, et pour lui-même… Tu seras Don Juan, semble dire l’actrice… La vibration qu’il reçoit se répercute, pendant que Jeanne Balibar continue de marcher dans son utopie amoureuse, et qu’en face, quelques instants après, Lucien Reynes entreprend de faire de la soudure… Gerbes d’étincelles blanches dans l’espace obscurci faisant cristalliser le contact… Et Wagner Schwartz devient oiseau, agitant ses bras tels des ailes, tel Birdy (dans mon imaginaire)…

Yves-Noël Genod met là en scène le temps du sensible, le trajet de l’émotion. L’acteur comme être de mémoire. Donc de transmission, transmission de toutes ces images qui ont nourri des rôles, des apparitions, de toutes ces histoires de théâtre qui l’ont relié à la communauté théâtrale… Valérie Dréville qui fut Phèdre (ms Luc Bondy, 1998), soufflant à Marlène Saldana la langue de Racine… Quel monologue ? Peu importe, j’ai la mémoire faible, mais importe le désir de rouvrir le livre, et, surtout, le lien entre les deux femmes, et le fait que Marlène Saldana, sous son immense perruque afro (ce qui n’est pas déplacé pour Phèdre la magicienne), au trois-quart nue, fumant, avec un accent de star américaine, chuchotant presque, fait entendre la plainte amoureuse comme jamais, parce que le sublime n’est jamais si bien souligné que par le grotesque. Déplacement du pathétique. Regard de biais. Intrigue de l’actrice. Obscure malédiction. Toutes des courtisanes, susurre l’une, voire toutes des putains. Souffrance de femmes hors normes. Le théâtre est leur pays d’exil. Et les diablotins, les mauvais garçons, les gens-de-la-lune, les sombres poètes, ce sont tour à tour autour d’elles, leurs doubles, qui, comme elles, ne conçoivent pas de vivre dans ce bas-monde, sans penser, imaginer, se souvenir, aimer, ou danser. Des Ophélie et des Hamlet tourmentés après avoir été égarés par le jeu du social, du politique, d’ici-bas…

Des êtres aussi sauvages que délicats qui savent leur différence, et qui aux saluts, comme depuis tout temps, en se courbant devant les spectateurs, les remercient d’avoir bien voulu regarder leurs rêveries folles, leurs utopies amoureuses flambantes et cruelles, si minoritaires en nos jours si rationnels et contrôlés par la justice (Don Juan ne ferait pas long feu de nos jours, avec la législation sur le harcèlement sexuel ou l’agression sexuelle...!) C’est le geste que met en scène Yves-Noël Genod. Les acteurs rentrent, en se tenant par la main, comme enchaînés les uns aux autres, se courbent devant le mur du fond, se retournent, avancent, se courbent à nouveau, mais devant nous… Déposant leur honte… En silence, lentement… Peut-être aussi, de ce monde, leurs personnes réelles reviennent tel d’un rêve… d’une transgression violente…

Mondes intérieurs que cet écrit bien trop long tente de transmettre… Comme ces images qui l’illustrent qui sont aussi des « souvenirs ». Nos mémoires défaillent… Elles ne sauvent que des lambeaux du néant où tout finit par sombrer, néant qui, de nos jours, comme je l’ai, de façon sibylline, déjà suggéré, ne cesse de s’étendre, avec l’oubli même de l’oubli. Cet « actor’s land », tel qu’Yves-Noël Genod le fait apparaître selon moi, est plus que jamais en danger, et, pourtant, comme ramassant ses forces sur lui-même, dans cette pièce, il produit de l’inaltérable. Cela ne peut s’écrire, seulement se témoigner. Yves-Noël Genod le sait, lui qui a coutume de présenter chacune de ses représentations, et qui, en virtuose de la mode, sait choisir ses tenues, cette fois apparu en dandy proustien, alchimiste de madeleines invisibles, le regard chaussé de petites lunettes cerclées de métal.

(1) c’est un lieu que j’ai découvert avant d’entrer à la revue « Mouvement », par une annonce dans l’agenda de « Mouvement » justement.

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