Saturday, August 11, 2012

Pierre qui dort profondément, comme toujours


« Le problème quand on publie, c’est qu’on est amené à rencontrer des écrivains, des critiques, des éditeurs, des blogueurs, des gens de lettres, le pire et le meilleur. C’est la comédie humaine qui est une belle tragédie et un mauvais drame.

Je crois qu’un écrivain est d’abord un fauve et un prédateur en puissance. Mettre des dizaines d’écrivains sous un même toit, même si l’idée est sympathique, pratique, généreuse, me semble une chose contre-nature. Un écrivain c’est un guépard, ça chasse seul, mine de rien, entre chiens et loups, ça guette la proie, ça se cache dans les herbes hautes et ça craint la foule. Certes, il y a aussi les écrivains charognards, comme les hyènes, ils chassent en bande, n’ont pas peur du monde, ils ricanent ensemble et rognent les carcasses délaissées. Je reviens d’un salon du livre. Sentiments mêlés. C’est plus fort que moi je n’arrive pas à croire en la gentillesse de certaines personnes. Je parle de la gentillesse outrée, démontrée, revendiquée, offerte à tous les vents. Je me méfie, elle me donne la nausée, elle finit par me déprimer, me rend agressif et je me sens coupable de cette agressivité. Comme la musique c’est d’abord une question d’oreille, pour moi ça sonne faux cette gentillesse universelle, cet amour pour les « lecteurs », le public, le partage, la fraternité qui fait consensus. Too much to be true. Un jour, il y a longtemps, j’ai passé un après-midi avec Théodore Monod. Je me plaignais, je lui disais que j’étais loin d’être un saint. Il m’avait répondu un truc génial : « Vous savez jeune homme, le Christ n’était pas gentil, son problème était ailleurs. En revanche, le serpent de la Genèse, lui, je crois qu’il était très gentil ». Monod venait de mettre de la lumière sur ce que je pensais sans savoir le formuler. La gentillesse, donc. Quel problème ! Il y a aussi des raisons esthétiques. Certaines politesses et autres simagrées mielleuses salissent le monde, le rendent trop moche, trop faux, la puanteur humaine. Certains américains sont forts à ce jeu-là : Hey ! How are you ? Very Nice to meet you ! Wao ! I’m so happy ! You look great ! Le lendemain, ils vous ont oublié. Je n’aime pas la guerre, lol. – Comment dire « je n’aime pas la guerre » sans ajouter lol ? – Bien sûr que je préfère la paix et l’harmonie mais entre la paix et la guerre larvée, la guerre souriante, celle qui vous embrasse et vous tape dans le dos, qui vous complimente pour mieux vous torpiller, si j’avais le choix, je préfèrerais le conflit armé, clair et net. Sinon, à part ça, « I would prefer not to ». Question d’esthétique encore. Comme Bartelby, le héros de Melville, la guerre, la paix, I would prefer not to. Lire et relire Bataille, La littérature et le mal, il a tout dit. Récemment je discutais avec Yves-Noël Genod, nous mangions une pizza et parlions de Madonna à cause de mes derniers papiers pour le Huffington. Yves-Noël ne comprenait pas bien pourquoi je m’étais tant intéressé à la Madonne. Je ne savais pas comment répondre. Madonna a été pendant une semaine ma tête de turc, mon hochet, mon jeu de l’oie, un prétexte. C’est tout. Yves-Noël m’a dit : « Je ne me suis jamais intéressé à Madonna, depuis le début j’ai vu qu’elle ne cherchait qu’une seule chose : dominer le monde, et ça me fatigue ». J’ai trouvé ça pertinent. Yves-Noël n’a pas inventé la poudre en disant cela mais c’était dit avec tant de douceur et d’évidence que c’est vraiment entré dans ma tête. Oui, Madonna, finalement ce n’est que ça, une volonté de pouvoir et non de puissance. Pourquoi alors en faire tout un plat puisque ce n’est qu’une ambition névrotiquement démesurée, un cas particulier, une pathologie parmi tant d’autres ?
Hier soir j’étais dans le lit avec Pierre, nous grignotions du chocolat noir au piment. Comme j’avais reçu le lien de l’Espace Culturel Louis Vuitton sur la lecture de Kafka par Christine Angot, je l’ai ouvert pour regarder, écouter. Au bout de quelques minutes j’ai senti la moutarde me monter au nez. Quelque chose me dérangeait. Je connais La lettre au père de Kafka mais je ne la reconnaissais plus, je veux dire que je la reconnaissais d’une façon désagréable. D’un coup j’ai repensé à Yves-Noël et Madonna. Voilà, Angot cherche à dominer le monde, à dominer Kafka, à dominer son auditoire, son père, sa mère, ses frères et ses soeurs, oh, oh, ce serait son bonheur… En temps normal ceci glisserait sur mes plumes imperméables mais hier soir non, hier soir ma tolérance était nulle, zéro imperméabilité, de mauvais poil, en colère sourde contre l’humanité, une certaine humanité. Colère d’autant plus grande que je m’incluais dedans. Ce n’est pas parce que j’écris que je me sens « outside », au dessus de la mêlée, au contraire. Comme un réflexe et pour me laver d’Angot, j’ai allumé la télévision, que des merdes. Je me suis dit que c’était triste pour ceux qui ne partaient pas en vacances et qui n’avaient, comme le reste de l’année, que le petit écran. Puis je tombe sur un débat à propos de Curiosity, le petit robot qui venait de se poser sur Mars. Je coupe Angot, je ferme l’ordi et je me plonge dans Mars, quel bonheur. Le titre de l’émission était : Mars, comment suivre l’aventure sans quitter son fauteuil ? Mars me faisait rêver, me faisait du bien, comme le boson de Higgs il y a quelques semaines. On vit une époque formidable où la science fait mieux et plus fort que la fiction, je trouve. Sur la terre rouge de Mars, pas âme qui vive, pas d’angoisse, pas d’ambition, aucun narcissisme, pas de désir ni de surpopulation, à peine quelques traces de bactéries fossiles, et encore… Sur Mars, point de salon du livre, point de Christine Angot, point de Madonna. J’ai rêvé de Mars comme d’un paradis terrestre, irrespirable certes mais paradisiaque quand même. Vers la fin de l’émission quelqu’un a demandé à qui appartenait Mars et les planètes du système solaire. Un spécialiste répondit sans la moindre hésitation : au niveau du droit c’est comme l’Antarctique, Mars appartient à l’humanité. Tout le monde semblait satisfait, en accord avec la réponse qui fut énoncée comme une bonne nouvelle. Je finissais mon chocolat pimenté, j’avalais un Lexomil, j’éteignais la télé. Le monde me semblait bien noir, j’aurais préféré que Mars appartienne aux martiens, Kafka à Kafka, Madonna au passé, Christine Angot à France Loisir. Le Lexomil ne suffisant pas, idem le Tercian, je me couchais en pensant à la dure douceur de Camille Laurens, aux désirables cernes d’Arnaud Cathrine, à la pudeur de Philippe Besson qui cache sa mélancolie par des pirouettes et autres cabrioles, au cheveu sur la langue du bel Arthur Loustalot, à l’oeil de lynx de Pascal Louvrier, il y a quand même beaucoup d’écrivains aimables… Milieu de la nuit, j’écoute le podcast d’un entretien avec Pierre Bergougnioux, serré contre Pierre qui dort profondément, comme toujours. Soudain une phrase anodine fait toute ma joie, me réconcilie avec l’humanité, la littérature et moi-même, Bergougnioux décrit les paysages de Corrèze : « des mamelons verts piqués de vaches rouges ». Je m’endors. Autour de moi des vaches rouges paissent en paix. C’est aussi bien que Mars. »

(Olivier Steiner.) 

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