Sunday, March 03, 2013

L ’autre tigre


Bonsoir Yves-Noël, 
Je voulais vous écrire pour vous parler du magnifique spectacle de Jeanne Candel, mais entre temps j'ai lu votre blog et ce n'est plus la peine...
Alors je vous envoie un poème de Borges, L'autre tigre, auquel j'ai pensé quand j'ai vu les images des félins chez l'éleveur. J'aurais aimé y être !
Ça me ferait plaisir qu'on se revoie, j'ai du temps vendredi après-midi et je pensais à une exposition, peut-être Chagall ou Dali. Si vous en avez le temps et l'envie je serai ravie que vous m'accompagniez.
Il y a aussi à partir du 5 mars au musée d'Orsay, une exposition sur le romantisme « noir » que j'aimerais beaucoup voir, faites-moi signe si cela vous intéresse.
En attendant, je vous souhaite une très belle soirée.
A très bientôt j'espère.
Bien à vous,
Diane.






L’autre  tigre

J’imagine un tigre. La pénombre exalte
La vaste Bibliothèque travailleuse
Et paraît éloigner les rayonnages.
Puissant, innocent, sanglant et neuf,
Il ira par sa forêt et son matin.
Il imprimera son empreinte dans la boueuse
Rive d’un fleuve dont il ignore le nom.
(Dans son univers, il n’y a ni noms ni passé,
Ni avenir, rien que l’indubitable instant.)
Il franchira les distances barbares
Et humera dans le labyrinthe tressé
Des odeurs, l’odeur de l’aube 
Et l’odeur délectable des proies.
Parmi les raies des bambous, je déchiffre
Ses raies. Je pressens l’ossature
Sous la peau splendide qui frissonne.
En vain s’interposent les mers
Convexes et les déserts de la planète ;
Depuis cette demeure d’un port lointain
De l’Amérique du Sud, je te suis et te rêve,
Oh, tigre des rives du Gange.

Le soir s’étend sur mon âme et je réfléchis
Que le tigre vocatif de mon poème 
Est un tigre de symboles et d’ombres,
Une série de tropes littéraires
Et de souvenirs d’encyclopédie,
Et non le tigre fatal, le funeste joyau
Qui sous le soleil ou la lune changeante
S’acquitte à Sumatra ou au Bengale
De sa routine d’amour, de paresse et de mort.
Au tigre symbolique, je viens d’opposer
Le véritable, au sang brûlant,
Celui qui décime les troupeaux de buffles
Et qui, aujourd’hui, 3 août 1959,
Projette sur la prairie une ombre
Lente. Mais, déjà, de seulement le nommer
Et de conjecturer son existence
Le fait fiction de l’art et non créature
Vivante, de celles qui vont par la terre.

Nous chercherons un troisième tigre. Celui-ci
Sera comme les précédents une forme
De mon rêve, une suite de mots
Humains et non le tigre vertébré
Qui, au-delà des mythologies,
Foule le sol. Je le sais. Mais quelque chose
Me contraint à cette aventure infinie,
Insensée et ancienne, et je continue 
A chercher tout le temps que dure le soir
L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le poème.

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