R écit de la « Rrom »
(par Diane Regneault)
Yves-Noël me propose de venir dans la rue de la Ménagerie de verre, avant le début du spectacle Un petit peu de Zelda avec le personnage de la Rrom trouvée au cours d’une improvisation une semaine plus tôt ; du public, elle essaiera d’obtenir de l’argent, un repas ou du tabac. A ceux qui le voudront bien, elle lira dans les lignes de la main.
J’ai toujours eu envie de jouer dans une autre langue que la mienne. Particulièrement cette langue-ci, apprise dans une ville de banlieue, dans des hangars désaffectés, sur des terrains au bord de l’autoroute, loin des centres où on ne la tolère pas.
J’ai toujours rêvé secrètement une transformation telle qu’on ne me reconnaisse pas.
Je pensais à Maria, à Ankutsa, à Raïssa, à Eleonora, à Nutsa surtout. Je me plaisais à penser que l’idée leur aurait plu ; à vrai dire je n’en étais pas sûre. Mais j’acceptai.
Immédiatement. Comme on accepte la chance, ou le jeu.
Je parlerai roumain, et la rue m’aidera à me dissimuler.
Dimanche soir, veille de la générale, je m’impose une règle : que chaque soir, au moins une personne, me confonde avec celle que je représente, que chaque soir, pour quelques secondes, je sois une Rrom.
Mon teint clair et mes yeux bleus, dans le miroir, me convainquent assez facilement que je ne relèverai malheureusement pas le défi ; et le visage blanc du gitan albinos que j’ai rencontré en Roumanie à Hunedoara dans le quartier des palais rroms ne suffit pas vraiment à me persuader du contraire.
Lundi 19h40, les yeux noirs et le teint assombri, un foulard rouge fleuri dans les cheveux, larges anneaux bleus aux oreilles, pulls empilés sur un ventre suffisamment rembourré pour qu’il ait l’air d’abriter un enfant en germe depuis cinq ou six mois, pantalon Adidas et vieilles baskets noires, je fais de la place à une autre femme.
Elle s’appelle Nutsa, elle a mon âge, ma taille et un peu plus que mon poids.
Les premiers pas hors des coulisses sont plutôt mal assurés ; dans le hall, je m’attends à ce qu’on rit à mon accoutrement comme à une bonne plaisanterie, mais les danseurs qui sont là ont plutôt l’air de m’éviter. Serait-il possible que…
Je m’approche de l’un d’eux, j’ouvre la bouche. Je me demande comment va sortir ma voix. En face, le refus catégorique. J’insiste. Inutilement. Je continue.
Une personne, puis deux et trois, je demande de l’argent, de la nourriture, des cigarettes. Ceux qui me les refusent n’ont pas l’air de me les refuser comme on décline une invitation au jeu ; non, pas du tout, la gêne, l’agacement surtout sont bien trop flagrants.
Serait-il possible que ça marche ?
Nutsa prend de l’assurance, et un peu d’arrogance.
Ça marche.
Toute l’heure qui précède le spectacle, il n’y a pas de doute possible, on me prend bel et bien pour une autre. Ce n’est pas comme lorsque je suis sur scène où les spectateurs acceptent la convention de me prendre pour une autre ; non, ce soir je n’existe pas sous le masque de Nutsa, il n’y a qu’elle, femme sans nom. C’est une Rrom. Point.
Une gitane. Une manouche. Une tsigane. Et il faut s’en méfier.
Je n’en reviens pas.
Durant quelques temps, je me laisse aller, il faut bien l’avouer à la fierté imbécile de n’avoir pas été déjouée, par personne, ou presque ; même les gens du théâtre qui n’ont sans doute pas été prévenus de l’arrivée d’une nouvelle actrice ne devinent pas l’imposture.
Un régisseur, L. fumait une cigarette dehors, il n’a rien à me donner, toutes ses affaires sont à l’intérieur ; Nutsa lui fait comprendre très facilement de rentrer, et de revenir avec quelque chose. Puis elle va vers les nouveaux arrivants.
J’oublie L. Cinq minutes passent. De l’argent, à manger, une cigarette. Je sens une pression sur mon bras, et avant que j’ai le temps de comprendre, on me glisse une pièce dans la main : le régisseur ; Nutsa voudrait le remercier mais il s’est déjà retourné, il rentre dans le théâtre. Donateur discret, anonyme.
(Un peu plus tard pourtant, parce que Nutsa a osé pénétrer jusque dans le théâtre pour importuner les spectateurs à la sortie de la salle, il tentera de la mettre à la porte.
La directrice des lieux n’est pas loin. Et parenthèse dans la parenthèse, le contact physique, même agressif ne fait pas peur à cette femme, à plusieurs reprises, elle me pousse loin d’elle pour bien me faire comprendre son mécontentement.).
Je ne dis rien, je n’avoue pas, je laisse Nutsa faire.
Mais la plus idiote dans tout ça, c’est bien moi.
Je suis bêtement flattée, régalée de complaisance stupide : Je viens de réaliser une performance d’actrice. De bonne actrice.
Malheureusement, je me mets à réfléchir à ce qui vient de se passer, à cet inattendu trop facile. J’essaie de me souvenir des visages que j’ai croisés.
Je constate que je m’en souviens plutôt bien ; et pourtant, ils me paraissent lointains, flous, comme s’il leur manquait quelque chose. Mais quoi ?
L’ovale ou le carré, la forme de la tête, la couleur et la coupe des cheveux, l’âge, le sexe de la personne, tout est là ; tout, sauf le contenu des yeux.
J’ai croisé des dizaines d’hommes et de femmes et pratiquement pas un seul regard.
Dès qu’on apercevait Nutsa, on se détournait de son chemin pour ne pas la rencontrer, et si malgré tout elle venait vers vous, ou si on l’apercevait trop tard pour l’éviter, il restait toujours la possibilité de dévier le regard.
Nutsa, c’était un foulard et un ventre trop rond, et l’un et l’autre paraissaient aux yeux des autres comme un accoutrement immédiatement identifiable.
Nutsa, c’était un costume, sans une femme dedans ; un simple vêtement rempli par un archétype, pire encore par une sorte de clone de toutes ces filles que l’on voit traîner aux alentours des gares, et pour lesquelles on a toujours une pensée mauvaise ; vagabondes qui restent là, des jours et des semaines entières sur le même parvis, tandis qu’on monte dans un train pour ailleurs. Nous les voyageurs domiciliés, elles, les nomades sédentaires.
Nutsa n’avait pas réellement faim, ni vraiment besoin d’argent, et d’ailleurs certainement aucun enfant dans le ventre, on sait bien tout ça : la famille des menteurs, des voleurs, des profiteurs ; on est parfaitement informé. Dieu merci.
Je compris alors que pour tous ces passants pressés de vivre leur odyssée, Nutsa était une comédienne.
Une comédienne et peut-être une sorcière. Et il valait mieux éviter de trop la regarder cette méduse contemporaine, au cas où elle vous jetterait un sort après que vous ayez refusé de vous prêter à son petit numéro.
C’était l’automne, il était vingt heures, le soleil était couché, j’avais le noir pour allié, la superstition et tous les préjugés.
Qui soupçonnerait une comédienne de se cacher derrière une dissimulatrice ?
Puisque je n’étais pas découverte, il m’était très facile d’observer ceux que j’abordais.
Au départ, je distinguai ceux qui s’arrêtaient de ceux qui continuaient leur chemin, ceux qui me donnaient quelque chose de ceux qui ne me donnaient rien (à ce propos, je souligne qu’il est beaucoup plus facile d’obtenir une cigarette, même lorsqu’on est enceinte, plutôt que de la monnaie.), ceux qui me tutoyaient de ceux qui me vouvoyaient, ceux qui me regardaient (et comme je l’ai déjà dit, ils étaient si peu nombreux que je me souviens précisément d’eux) de ceux qui fuyaient mon contact.
Le deuxième soir, j’ai commencé à comprendre que cette distinction était trop grossière.
Tous ceux qui pratiquaient l’esquive ne se ressemblaient pas. Il y avait deux types de personnes : celles qui cherchaient à éviter autre chose que moi quand elles se détournaient ; oui, il était manifeste que ce qu’elles essayaient de nier c’était le malaise provoqué par ma présence ; celles-là, je les connaissais bien, j’en avais été aussi.
Et puis, il y avait les autres, et celles-là, je me suis rendue compte que je ne soupçonnais pas leur existence, pas de cette façon. Pourtant, elles existaient, je venais d’en faire l’expérience.
Je ne sais pas bien encore comment les décrire. Parce qu’elles se défendront si je ne trouve pas les mots implacables, parce que d’autres peut-être les soutiendront ; parce qu’elles ne se reconnaîtront pas, tout simplement.
Dans la façon qu’elles avaient de baisser la tête, en accélérant le pas, il y avait de l’arrogance. Et cette arrogance disait : « Moi, je n’ai rien à craindre de la misère, parce que j’appartiens à cette catégorie des êtres humains que l’on appelle les « imperdables » ; et nous, contrairement à toi et tes semblables, nous avons su sortir victorieux des épreuves de la vie, alors oui, certes, je pourrais t’aider, j’en ai les moyens, mais en t’aidant, je sais que je commets un geste inutile, car tu ne fais pas partie et tu ne feras jamais partie de ceux qui sont capables de s’en sortir. Et de dominer. Tu es un faible, je suis un fort. Les générations me l’ont appris. »
Ce discours n’avait rien à voir avec les propos racistes habituels. D’ailleurs ceux qui le tenaient, ou plutôt qui l’affichaient sur leurs visages qu’ils ne savaient pas être analysés, ceux-là se seraient défendu becs et ongles de tout racisme. Blanc, jaune, noir et rouge, c’était la même chose, cette affirmation, c’était leur fierté d’hommes modernes et libres. Et effectivement, ce n’était pas la couleur qui les aidait à distinguer les hommes entre eux, mais l’aptitude à la réussite. Le talent de la richesse. La distinction de l’argent :
En avoir ou pas, ce n’était pas le problème, — évidemment, il était nettement préférable d’en avoir, de posséder —, mais le plus important c’était de sentir la volonté des grandeurs dans l’attitude de l’autre, la pile d’or brillant au fond de son regard, l’envie du propriétaire et la puissance du consommateur.
Pour être admis comme un homme digne de ce nom, il fallait le mériter. Et le mériter, ça voulait dire travailler, comme ils avaient travaillé eux, les « imperdables », comme avaient travaillé leurs ancêtres à gagner ce mérite.
Je découvris ce soir-là comment certains scindaient en deux l’humanité, heureusement ils n’étaient pas les plus nombreux. (La question que je me pose naïvement c’est : Qu’est-ce qu’ils venaient faire au théâtre ?)
Moi qui déteste tant les généralités, je me suis mise à faire comme eux, en répartissant en deux catégories ceux qui déconsidéraient Nutsa.
Mais pouvais-je faire autrement ?
Ce qui s’est passé le lendemain dans mon appartement n’est certainement pas avouable.
J’ai passé la matinée à apprendre des injures en roumain, il fallait bien que je donne à Nutsa un bouclier, le chevalier à l’intérieur avait le sien lui aussi.
Insulter en français, ça ne l’aurait pas intéressée, mais dire tout bas, comme une malédiction secrète : « truie du diable », ou « que Dieu casse sa bite en toi », ça lui plaisait, et même ça l’amusait, certes les mots choisis étaient violents, mais finalement, ça restait une vengeance enfantine la façon qu’elle avait de les prononcer ; peut-être même que dans le fond, ils lui servaient plus à se donner du courage qu’à mépriser l’autre.
Du mépris, bien sûr qu’elle en avait, il répondait à celui qu’elle recevait, et à l’arrogance de certains rejets, elle répondait avec plus d’arrogance encore.
Il y a une jubilation à s’inventer magicienne pour qui vous regarde comme une dangereuse ; à se consolider par la peur de l’autre.
Pouvoir dire « scroafa dracului » à quelqu’un qui vous a humilié et que cette personne soit incapable de vous répondre quoique ce soit, parce que si elle a bien compris qu’elle était insultée, elle est incapable de traduire précisément ce qui vient de lui être dit, c’est également une façon de rendre l’humiliation.
Je croyais être capable de contourner la loi du talion. Je me suis trompée. Et ce n’est pas seulement le gouffre de la langue qui m’a poussée à ce retranchement primaire, c’est l’écart des pensées que ne comblera jamais aucun mot.
Il y a différentes façons de percevoir le monde que rien ne rapprochera. Et il importe de ne pas fermer les yeux sur cette distinction, si nous voulons la combattre.
Considérer un être humain d’après des critères de mérite ou le regarder comme son semblable, ça n’est pas la même chose, ça ne doit pas l’être, en aucun cas.
Labels: zelda ménagerie
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