P our une lettre à l’Afdas
« Rien ne devrait avoir
un nom de peur que ce nom même le transforme. » (Virginia Woolf.)
(Mercredi 29 janvier 2014)
Je ne suis pas un
théoricien, je suis un artiste, c’est-à-dire que je travaille empiriquement
plus que théoriquement. Mais j’ai quand même une théorie (que j’ai ressassée
chaque fois qu’on me la demandée) : « Je fais mes robes d’après les
mannequins ». C’est une phrase de Coco Chanel à qui les journalistes
demandaient au printemps comment serait sa collection prévue pour l’automne
(quand elle est revenue à la couture dans les années 50) : « Comment
voulez-vous que je le sache, je fais mes robes sur les mannequins. » Moi
aussi, mes spectacles et mon enseignement sont exclusivement haute couture, du sur-mesure, bien plus que du sur-mesure, la
création même, comme le dit très bien Coco Chanel, se fait à partir de la
personne. C’est ce que je recherche
éperdument : à ne pas plaquer, à ne pas prévoir d’avance, à ne pas
appliquer des recettes, à ne pas me trouver pris par un quelconque formatage et
à en protéger de toutes mes forces les acteurs et les stagiaires. Je dis aux
interprètes que mes spectacles doivent être des « leçons de liberté »
pour les spectateurs — et j’avais d’ailleurs intitulé l’un de mes stages — à
l’Ecole de la Manufacture de Lausanne — Leçon de liberté. Chacun de mes stages doit se réinventer. On ne
refait jamais deux fois la même chose. Si chaque personne est unique, chaque
groupe l’est aussi et chaque moment de la vie l’est davantage encore. « On
ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » Et cette phrase si
célèbre, il n’y a pas d’art qui ne la réécrive, written on water… J’écoute la radio et j’entends ceci qui me
donne l’impression de me répéter car je l’ai déjà beaucoup dit — que ma
recherche est un travail sur l’incarnation dans le sens où Nicolas Le Riche (danseur étoile) le dit à Laure
Adler (journaliste) : « Comment se fait ce rapport à l’espace qui
introduit cette dimension qui est presque spirituelle ? — J’ai toujours
pensé que le plus important pour un danseur était probablement l’incarnation. —
C’est pas la technique ? — Elle est importante, c’est l’écriture, c’est le
mot, c’est la forme, c’est ce qui est donné. En revanche, l’incarnation —
l’impulsion — est probablement ce qu’il y a de plus mystérieux, de plus
fragile, de plus sensible et ce champ ouvre énormément de possibles. Et il est
relié aussi à l’une des forces de cet art que j’aime beaucoup : il est
relié au vivant, à la personnalité qui le porte. Je pense sincèrement que c’est
l’une des forces de la danse aujourd’hui, la danse est portée par des êtres
vivants qui se la donnent, qui se
la communiquent de génération en génération, qui se la transmettent. C’est un
cadeau et un trésor extraordinaires puisque, à chaque fois, tout ça est enrichi
de la personne qui vous l’a transmis. » Eh bien, c’est exactement ça !
Dieu sait si j’aime la technique et, la virtuosité, je la célèbre, mais mon
enseignement n’est pas du tout technique, pas du tout. Je ne me le permettrais
pas et je m’empêche de le faire croire. Il est sur tout le reste, le vrai, que Nicolas Le Riche indique de si important, de
plus important, en fait. L’incarnation. La présence. L’être
ensemble. L’humanité et le vivant. Pour la technique — ou même pour le training — il y
a ce qu’il faut — et, moi-même, en temps que comédien, je prends des cours (de
danse classique, de chant, etc.), mais mon enseignement est l’opposé de ça. Il
est un enseignement de raccourcis.
Il s’agit justement de ne pas perdre de temps à autre chose qu’à l’essentiel —
d’où le titre : Jouer Dieu.
Il y a ces phrases de Franz Kafka qui le dit lui aussi excellemment : «
Casser une noix n’a vraiment rien d’un art, aussi personne n’osera rameuter un
public pour casser des noix sous ses yeux afin de le distraire. Mais si
quelqu’un le fait néanmoins, et qu’il parvienne à ses fins, alors c’est qu’il
ne s’agit pas simplement de casser des noix. Ou bien il s’agit en effet de
cela, mais nous nous apercevons que nous n’avions pas su voir qu’il s’agissait
d’un art, à force de le posséder trop bien, et qu’il fallait que ce nouveau
casseur de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature — l’effet
produit étant peut-être même alors plus grand si l’artiste casse un peu moins
bien les noix que la majorité d’entre nous. » Ce que je vous demande, Mesdames et Messieurs, c’est de me renouveler votre confiance tout simplement en tant
qu’artiste — cette confiance que vous m’avez accordée déjà trois années
consécutives. Nous avons sauté une année, mais nous voulons revenir en 2014
avec ce même projet de stage, Jouer Dieu, dont la célébrité n’est plus à démontrer. Il ne s’agit pas du même
stage, mais il s’agit de la même disposition d’esprit : ne rien écraser,
ne pas détruire, ne pas diriger, ne pas plaquer, laisser être, laisser vivre,
encourager, rassurer, démontrer l’immensité des possibilités de chacun pendant
ce bref passage sur terre, ou, pour un artiste, sur scène. Vous me demandez
comment je fais : je ne le sais pas. J’exige des interprètes de ne jamais
faire autre chose que de vivre. Croyez-moi, nous pouvons y passer
trois semaines — et à nous l'enseigner, oui !
Yves-Noël Genod
Yves-Noël Genod, comédien
principalement chez Claude Régy, François Tanguy (Théâtre du Radeau), Julie
Brochen et avec le chorégraphe Loïc Touzé a, depuis dix ans — et à l’invitation de
ce chorégraphe —, proposé ses propres spectacles. A ce jour, près d’une
cinquantaine, certains joués sur des scènes prestigieuses, Théâtre National de
Chaillot, Festival d’Avignon, Théâtre du Rond-Point (Paris), Théâtre des
Bouffes du Nord (Paris). Des spectacles ouverts comme la vie, qui n’ont — en
général — pas de thème imposé : le vivant.
Formation :
Théâtre : Ecole
d’Antoine Vitez, Actors Studio (Blanche Salant)…
Danse : Didier Silhol,
Mark Tompkins, Julyen Hamilton, Lisa Nelson, Steve Paxton, Simone Forti, Wayne
Byars, Luigia Riva…
Chant : Linda Wise…
Labels: stage
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