L 'Anecdote (manifeste)
Il ne faudra pas m’en
vouloir si je ne trouve pas comment faire entrer dans ce spectacle ceux que je
n’y ai pas déjà fait entrer. C’est très difficile, on manque de costumes (je
rappelle cette phrase : « Idéalement, des costumes avec personne
dedans »). Il manque des chapeaux claques, des bijoux, des fleurs, des
guêtres, des nœud pap, des cuirasses, de la fringue, de la mode, des robes, des
robes de bures des moines et des moniales, tout mélangé, le mélange de la rue,
il le manque, ce qu’on voit incroyablement dans la rue quand on voit, il le manque. Mon amie Isabelle Luccioni m’a
beaucoup fait rire tout à l’heure. Elle m’a raconté qu’elle n’était allée
qu’une fois aux Bouffes du Nord, que c’était il y a longtemps pour une sorte de
séminaire avec 10, 15 personnes organisé par Peter Brook sur 4 jours qui portait sur la
question : « Comment faire pour que les comédiens soient meilleurs ? »
ou : « Comment faire quand un comédien n’est pas bon sur le plateau ? » — enfin, qqch comme ça, la justesse, toujours la même question, comment aider
qq’un qui est en difficulté, etc. Vous voyez ? tournez-le dans tous les
sens (elle ne se souvenait pas de la formulation exacte), c’est ça. Tout le
monde assis au sol sur des coussins à boire du thé, Peter Brook en short et en
godasses de moine intervenant le matin et, l’après-midi : « table ronde ». Il y
avait Stéphane Braunschweig qu’elle trouvait insupportable, bon. Et puis le quatrième
jour, il y a un Africain qui a pris la parole (peut-être du Cameroun, elle ne
sait plus, un type connu) et il a dit en substance (qq’un me ferait un accent s’il vous plaît ?) : « Moi, la seule solution que j’ai trouvée,
c'est de les faire courir dans la savane, je les fais courir comme des malades, je les
fais porter des tables et des chaises et, là, quand ils sont vraiment au bout du rouleau, quand ils sont vraiment fatigués, ils sont excellents. Il faut leur
faire porter les tables et les chaises, tout le matériel que vous avez (même si
vous êtes très pauvre, il y a toujours des tables et des chaises), faites-leur
croire qu’il y a un déménagement », etc. Après cette intervention
sidérante, Peter Brook a repris la parole pour conclure de son merveilleux accent
anglais (please, qq'un me le fait ?) : « C’est la seule pensée
valable que j’ai entendue depuis ces 4 jours ». Isabelle Luccioni ne se
souvient de rien d’intéressant de ce séminaire à part, oui, cette anecdote.
Donc je répète ce que j’ai déjà dit : je ne ferai pas travailler : je
ne crois pas du tout au travail (ou alors comme cet Africain :
fatiguez-vous avant de venir). Je n'y crois pas parce que je pense comme Woody Allen, je le constate, que le travail, à part la grâce inestimable de la fatigue, fait justement perdre l'excellence, qu’il faut être génial (c’est-à-dire entier) tout
de suite — et que la seule difficulté — au théâtre —, c’est qu’il faut pouvoir
refaire ce que l’on a fait une fois. Il faut pouvoir réitérer cette excellence de l'« état de l'apparition » (problème évidemment moindre au cinéma). Je m’intéresse à l’« état de
l’apparition », celui de la pleine santé des choses et, ensuite, comme l’a relevé Patrick Sourd (l'un des critiques aux « Inrocks »), l'associant à une méthode de soin, je ne sais plus laquelle, à un certain rapport médecin-malade où le malade devient responsable
de sa propre guérison : vous êtes
responsable de retrouver ce qui vous a « échappé » une fois excellemment, l’« état de l’apparition », vous êtes responsable de cette
poésie, l’excellence et le scandale de l’excellence.
Labels: bouffes, correspondance
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