Friday, July 11, 2014

B arrio Chino


X était allée me chercher de la « potion du chanteur » à la Pharmacie Principale, rue de la République (une référence en France) — parce que, quand même, avec ce mauvais temps — et depuis la saucée que je me suis prise au spectacle des Congolais —, j’ai attrapé froid, la gorge, etc. Et je ne suis pas équipé pour tracter devant les palais et les places venteuses… « Con-ge-lée », disait l’Arlésienne. Et c’est vrai que, dans le Sud, quand il fait froid, c’est un phénomène… Je lui dis, à X : « Il faut que je te rembourse, je te dois combien ? » « Tu ne me dois rien. » « Pourquoi ? tu l’as volée ? Oh ! dis-moi que tu l’as volée, dis-moi que tu l’as volée… » Elle ne l’avait pas volée, mais, pour me faire plaisir, elle me raconte qu’elle vole, en effet, assez souvent, dans les magasins. « Tiens, pas plus tard que ce matin, un T-shirt, assez cher… »  « Oh ! » Je suis é-mer-veil-lé. Je la regarde. Je la regarde comme une criminelle. Son visage comme une bonne pomme, une pomme Reinette, on ne doit pas s’en douter, le bon Dieu sans confession… Elle aurait pu jouer dans le film sur les sorcières de Carl Theodor Dreyer, Jour de colère… A moins que ce soit : Pages arrachées au livre de Satan ou Aimez-vous les uns les autres ou Deux êtres… Bref, je vois sa duplicité ! La voleuse ! A un moment, dans ma vie, j’avais réalisé que tout le monde volait autour de moi, les riches et les pauvres (surtout les riches), alors je m’étais dit : « C’est vrai, après tout, pourquoi se plaindre toujours du manque d’argent ? pourquoi pas voler ? » Mais je m’étais fait prendre (à la FNAC) au deuxième essai. Ma carrière s’était définitivement enrayée. Mais j’admire les gens qui volent, qui déploient des stratégies, tout un savoir. Les voleurs sont, parmi mes amis, ceux qui ont une place à part, une place privilégiée dans mon cœur, des héros dont j’ai l’impression de partager la culpabilité (ou l’absence de culpabilité justement).

« Ce livre, Journal du Voleur, poursuit l'Impossible Nullité. [...] J'y ajoutais la singularité de mes misères. Abandonné par ma famille il me semblait déjà naturel d'aggraver cela par l'amour des garçons cet amour par le vol, et le vol par le crime ou la complaisance au crime. Ainsi refusai-je décidément un monde qui m'avait refusé. »

« Je nomme violence une audace au repos amoureuse des périls. On la distingue dans un regard, une démarche, un sourire, et c'est en vous qu'elle produit des remous. Elle vous démonte. Cette violence est un calme qui vous agite. On dit quelquefois : « Un gars qui a de la gueule. » Les traits délicats de Pilorge étaient d'une violence extrême. Leur délicatesse était violence. »

Tout m’est Baudelaire. Aussi cette lettre atroce de Margerite Duras (que quelqu’un ressort car Yann Andréa est mort) est baudelairienne, c’est-à-dire : folle et dénuée de bienséance, par « amour de la vérité », c’est-à-dire de l’invention de la vérité. « Echapper à cette indécence d’exister » (dit-elle).

« Je suis né à Paris le 19 décembre 1910. Pupille de l'Assistance Publique, il me fut impossible de connaître autre chose de mon état civil. Quand j'eus vingt et un ans, j'obtins un acte de naissance. Ma mère s'appelait Gabrielle Genet. Mon père reste inconnu. J'étais venu au monde au 22 de la rue d'Assas. — Je saurai donc quelques renseignements sur mon origine, me dis-je, et je me rendis rue d'Assas. Le 22 était occupé par la Maternité. On refusa de me renseigner. Je fus élevé dans le Morvan par les paysans. Quand je rencontre dans la lande, et singulièrement au crépuscule, au retour de ma visite des ruines de Tiffauges où vécut Gilles de Rais, des fleurs de genêt, j'éprouve à leur égard une sympathie profonde. Je les considère gravement, avec tendresse. Mon trouble semble commandé par toute la nature. Je suis seul au monde, et je ne suis pas sûr de n'être pas le roi, peut-être la fée de ces fleurs. Elles me rendent au passage un hommage, s'inclinent sans s'incliner, mais me reconnaissent. Elles savent que je suis leur représentant vivant, mobile, agile, vainqueur du vent. Elles sont mon emblème naturel, mais j'ai des racines, par elles, dans ce sol de France nourri des os en poudre des enfants, des adolescents enfilés, massacrés, brûlés par Gilles de Rais. Par cette plante épineuse des Cévennes, c'est aux aventures criminelles de Vacher que je participe. Enfin par elles dont je porte le nom le monde végétal m'est familier. Je peux sans pitié considérer toutes les fleurs, elles sont de ma famille. Si par elles je rejoins aux domaines inférieurs — mais c'est aux fougères arborescentes et à leurs marécages, aux algues, que je voudrais descendre — je m'éloigne encore des hommes. De la planète Uranus, paraît-il, l'atmosphère serait si lourde que les fougères sont rampantes ; les bêtes se traînent écrasées par le poids des gaz. À ces humiliés toujours sur le ventre, je me veux mêlé. Si la métempsycose m'accorde une nouvelle demeure, je choisis cette planète maudite, je l'habite avec les bagnards de ma race. Parmi d'effroyables reptiles, je poursuis une mort éternelle, misérable, dans les ténèbres où les feuilles seront noires, l'eau des marécages épaisse et froide. Le sommeil me sera refusé. Au contraire, toujours plus lucide, je reconnais l'immonde fraternité des alligators souriants. »

« 23 décembre 1980
Yann, C’est donc fini. Je t’aime encore. Je vais tout faire pour t’oublier. J’espère y parvenir. Je t’ai aimé follement. J’ai cru que tu m’aimais. Je l’ai cru. Le seul facteur positif, j’espère, me fera me détacher tout à fait de toi c’est celui-là, ce fait que j’ai construit l’histoire d’amour toute seule. Je crois que tu m’aimes toi aussi mais pas d’amour, je crois que tu ne peux pas contenir l’amour, il sort de toi, il s’écoule de toi comme d’un contenant percé. Ceux qui n’ont pas vécu avec toi ne peuvent pas le savoir. J’ai aperçu quelque chose de ça lors de la première scène à Deauville. — Je me suis dit : mais avec qui je suis ? Et puis tu as pleuré et ça a été colmaté. Mais je n’ai pas oublié cet effroi. Je voudrais que tu saches ceci ; ce n’est pas parce que tu dragues et que tu en passes par le cérémonial pitoyable des pédés que je te quitte.
Tout serait possible, tout si tu étais capable d’aimer. Je dis bien : capable d’aimer comme on dirait capable de marcher. Le fait que tu ne parles jamais, ce qui m’a tellement frappée, vient de ça aussi, de ce manque à dire, d’avoir à dire. Peut-être est-ce un retard seulement, je l’espère. Tu n’es même pas méchant. Je suis beaucoup plus méchante que toi. Mais j’ai en moi, dans le même temps, l’amour, cette disposition particulière irremplaçable de l’amour. Tu ne l’as pas. Tu es déserté de ça. Je vais essayer de te trouver un travail à Paris ou ailleurs, un travail qui te convient. Je veux bien te louer une chambre à Caen où tu as tes vrais amis, […] ceux qui te connaissent depuis toujours, qui ne peuvent plus vivre ce leurre de l’été 80 à Trouville vécu par moi. Je ne te laisserai pas tomber. Je t’aiderai. Mais je veux me tenir à l’abri de cette aridité qui sort de toi et qui est carcérale, intolérable, épouvantable. Je ne sais pas de quoi elle procède, je ne peux pas la décrire, sauf en ceci : qu’elle est un creux, un manque, un vide à côté de quoi ma méchanceté par exemple, est une prairie, un printemps. Vivre avec toi, à coté de toi, non, c’est impossible.
Tu m’as écrit pendant des années justement parce que j’échappais à cette indécence d’exister. Je t’aime Yann. C’est terrible. Mais je préfère encore être à t’aimer qu’à ne pas t’aimer. Je voudrais que tu saches ce que c’est. Quel été, quelle illusion, que c’était merveilleux, ça ne pouvait pas continuer, ce n’était pas possible, seules les erreurs peuvent prendre cette plénitude. Je ne sais pas quoi faire de la vie qui me reste à vivre, très peu d’années. Le crime c’était ça : de me faire croire qu’on pouvait encore m’aimer. En retour de ce crime il n’y a rien. S’il arrive que j’aie le courage de me tuer je te le ferai savoir. Le seul empêchement est encore mon enfant. Je t’aime
Marguerite. »

Ceci dit, cette lettre me fait rire, pleurer de rire, malgré le drame et la mort de Yann. Je ne sais pas, je l'ai connue, cette femme, et je me suis connu avec elle. Et je nous revoie dans la vie et de penser que, juste avant que nous nous voyions ou juste après, elle avait peut-être écrit une lettre comme ça... Pas celle-ci, nous nous voyions plutôt à la fin des années 80, mais l'histoire avec Yann — comme le laisse entendre d'ailleurs cette lettre — a perduré... Je l'entends l'engueuler, Yann, et lui, lui dire : « Mais c'est très méchant, ce que vous me dites... », assommé par la révélation comme au premier jour. Par ex, au restaurant, Yann qui rit (c'est vrai, avec un rire de folle) : « Oh ! ce rire que vous avez... » Et Yann, soudain blême : « Mais c'est très méchant de reprendre les gens sur leur rire... » Oui, mais c'est vrai qu'il avait un rire de folle. Ça semblait pas vraiment « son » rire. Et c'est vrai qu'il dansait mal. Dans une fête il avait voulu danser avec moi. Jamais danser avec qq'un qui dansait aussi mal, je me demandais comment il faisait. Et, Marguerite, assise sur son fauteuil crapaud : « Qu'est-ce que vous danser mal, Yann ! » Il me disait qu'ils allaient dans des fêtes, avec ses copains de Caen, et qu'ils se mettaient à danser entre garçons (ça les excitait) ; il me disait qu'il allait dans un bar de vieux homosexuels, « Oh, non, là, tu ne peux pas venir avec moi, c'est que des vieux... » (comme si j'en avais eu l'intention...) Je me suis toujours étonné qu'à la mort des gens, on en profite pour dire du bien d'eux, plein de bien soudain. Ça devrait être le contraire. L'occasion de sortir tout ce qu'il a été pénible de supporter et de ne garder que ça comme le dit Baudelaire : « la forme et l'essence divine / de mes amours décomposés » — après la dilapidation.

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