Friday, November 14, 2014

C onversation de Bruxelles


Une saloperie ? Bon, si c'est réellement un agent étranger, traître à la patrie, qu'on lui coupe la tête ! 
Au fait, sais-tu comment on se débarrasse d'un vers solitaire ? 
Le premier jour, tu mets devant ton cul une tasse de lait et un œuf dur. 
Il va sortir très rapidement, se restaurer, tu le laisses faire.
Le deuxième jour, pareil. Et ainsi de suite pendant une semaine.
Au bout d'une semaine, tu ne mets devant ton cul que la tasse de lait. 
Il va sortir, boire son lait, puis, se croyant dans son droit, il va s'aventurer un peu trop loin pour réclamer: « Et mon oeuf ?! » Et c'est là que tu l'assommes. 
Pascale Fautrier, non. Je vais la demander comme amie, alors ? 
L'insurrection... c'est un travail. Tout comme, toi, tu travailles sur la divinité de l'homme, ou son animalité, ou les écosystèmes (ce que dit I. Barbéris est très beau et très juste). C'est du peu à peu, tu touches sans toucher, c'est là et pas là. Ça vient, et ne vient pas, ça ne cesse pas d'arriver. L'insurrection qui vient. Mais j'avais cru remarquer que depuis qq temps, tu t'étais comme politisé, et radicalisé, non ? ça te titille, on dirait ? 
Pour que la conscience dite « politique » s'éveille, il n'y a qu'une seule solution.
Il faut comprendre, accepter, sentir, intégrer que ce dont on parle :
La mort de Rémi, les écoles bombardées de Gaza, la prise de Kobané
Est réel.
Réellement réel.
Arrivant aux hommes et aux femmes et aux enfants réels à qui cela arrive en ce moment même.
Qu'il ne s'agit pas de fictions sur lesquelles il s'agirait d'avoir des points de vue.
Mais cette simple évidence (que cela soit réellement réel) est la chose la plus difficile à intégrer. 
J'ai compris cela récemment en lisant les réponses à un texte que j'avais écrit sur la Palestine. En lisant les centaines de messages d'insultes ou d'approbations (c'est égal), pris d'un malaise, j'ai soudain pris conscience que tous ces gens ne faisaient qu'exprimer un point de vue pour ménager leur narcissisme. Que ce qui les intéressait, c'était leur position par rapport à l'évènement, la haine qu'ils pouvaient ou non justifier ou le pacifisme très déplacé qu'ils voulaient défendre. Mais pas un seul qui ait vraiment compris, senti, su, intégré, que ce dont nous parlions concernait des gens réels, de vrais enfants, réellement sous les bombes au moment où nous en parlions. Pas un seul de ces hommes n'aurait pu souffrir la vue réelle de ce qui se passait réellement. Ils auraient immédiatement hurlé : Stop ! Pitié ! Stop ! Arrêtez le massacre ! Avant même de savoir qui est qui, avant même de commencer à réfléchir. Mais non. Nous parlons de faits que nous ne réalisons pas vraiment. Nous vivons dans une sorte de réalité seconde, tissée par les réseaux sociaux. Et il faut qu'une balle ou qu'un coup nous soit porté, (comme Joachim Gatti qui a perdu un œil à la suite d'un tir de Flash Ball) physiquement, pour que la conscience s'éveille au réel. 
C'est dur à avaler. Mais ce qui arrive à la Terre, aux animaux, aux hommes, est bien réel. 
« It's Real, fucking real », disait Sarah Kane. 
C'est réel, réel. Je ne sais pas, peut-être faut-il le répéter longtemps, pour que ça s'allume...
Prends bien soin de toi, et à bientôt en Bourgogne, j'espère
G



Ah, c'est bien, ce que tu me dis ! 
Toute la question est, en effet, celle du réel. En effet. En effet. Et c'est si difficile, si difficile. En effet, c'est si difficile. Ça me rappelle une chose qu'on avait racontée : un survivant, au moment du tsunami, a compris ce qu'il se passait, quand il a vu la mer se retirer (il savait) et, en courant, il s'est arrêté pour dire à une Allemande, elle aussi sur la plage, de se sauver, qu'il fallait courir le plus vite et le plus loin possible, et elle lui a répondu : « Non, je veux voir la vague. » Je ne sais pas si cette histoire est vraie, parmi toutes les histoires. Je l'imagine dans un transat, cette femme qui voulait « voir » le réel. 
Qu'est-ce qui est réel dans tout ce merdier ? Mickey, c'est réel ? On ne peut pas dire que Mickey, ça n'existe pas. Et les autres mondes, les croyances ? Dieu, c'est réel ?
C'est très compliqué, mais pourtant on peut s'appuyer sur cette notion, malgré tout — peut-être — la plus rassurante. Charles Baudelaire : « Car je cherche le vide, et le noir, et le nu ! »
Thomas Lévy-Lasne a dit l'autre jour à propos d'un colloque qu'il organisait et dont la préparation l'angoissait : « Une manière de me rassurer, de me calmer, ça a été de penser que, raté ou pas raté, ce colloque allait être réel. »
Alors, effectivement, l'insurrection, j'y suis de plus en plus sensible. Je prends des cours avec Pascale Fautrier qui, elle, est sans états d'âme (il y avait même Jean-Luc Mélenchon, l'autre dimanche à son anniversaire, moi et Mélenchon ! rien pu lui dire, je ne l'avais jamais vu qu'aux « Guignols » et au « Petit journal »... je portais un T-shirt de Théo Mercier qui disait : « Du futur faisons table rase », il l'a lu à haute voix, j'avais honte).
Oui, on passe son temps à remplacer le réel par son double et c'est une passion, ce qui fait que l'homme ne s'en sort pas (et que l'extrême droite revient au pouvoir). Il n'y a que le cri de qqs poètes, de qqs astrophysiciens, de qqs (sur)vivants, de qqs « sunset prophets » ou qqs failles dans le système des fictions... On attend de voir, on est fasciné par la vague, la chute, l'argent comme une chute, la désertification, la mort, la peur...
Les avantages de la maladie, en cela, sont immenses, comme il est dit par Blaise Pascal à sa sœur qui l'objurgue de se soigner : « C'est que je connais les dangers de la santé et les avantages de la maladie. » Ma cousine me disait, qqs mois avant de mourir d'un cancer : « J'ai l'impression d'avoir acquis une maturité incroyable, j'ai l'impression d'avoir 100 ans en maturité. » Avantages... je notais dans la rue au moment hier où je me traînais pour ramener sur la hauteur (de Bruxelles) qqs baluchons de courses bio pour le soir et le lendemain avec la pensée juste d'arriver jusqu'à la porte de mon logement sans trop souffrir : « le surplein du monde disparaît »
Et, ce matin, encore une nuit dans un appartement protégé et, par la fenêtre sans rideau : « lavé dans un ciel plus neuf, une mer... »
Je t'embrasse, 
Yvno



J'aurais donné cher pour être à cet anniversaire... 
Mais ça se défend, « Du futur faisons table rase ». En fait, je crois que le passé et le futur sont exactement la même chose, dans le sens où l'un comme l'autre est le déploiement de la même chronologie. La logique de chronos. Je crois que le passé n'est pas moins instable, surprenant, incertain et potentiel que l'est le futur. Le problème, c'est la chronologie, qui met un signe = entre passé et futur. Non que les évènements soient « les mêmes » mais qu'ils découlent de la même logique, et donc que rien ne bouge, vraiment. Tout ne fait que se répéter. Comment changer la chronologie ? C'est un peu comme un musicien qui serait enfermé dans un thème musical. Il a improvisé, et il va encore improviser, mais « sur le même thème ».  Ce sera donc plus ou moins la même chose: le passé et le futur s'équivalent. Comment changer de thème, au milieu d'un thème, voilà notre question. 
Le réel, c'est peut-être tout simplement ce qui arrive, ce qui vient, la vague, l'insurrection, la maladie de ta cousine, la catastrophe.
Comment ne pas rester fasciné par le réel qui vient ? (fasciner a donné fascisme). Comment ne pas rester comme un lapin dans les phares ? Devant les scandales à la mode, devant le porno, les snuffs movies, les décapitations publiques ? N'était-ce pas pour fasciner le peuple que l'ancien régime rendait publiques les exécutions ? Fasciner, hypnotiser, non pas endormir, mais désensibiliser.
Cette vague, qui vient vers nous, armée de sabres, armée de nos propres espoirs, comment se hisser à sa hauteur ?
Deleuze dit qu'être malade, c'est avoir vu qqch de trop grand. 
Mais n'est-ce pas nous qui sommes trop petits ? 
Et si, dans cette vieille Europe, repue du cadavre de ses héros, nous décidions de nous faire une nouvelle santé ? 
Et si nous étions grands, nous aussi ? Et plus seulement les archivistes de la Geste de nos ancêtres ? 
Et si nous faisions la chasse à ce qui nous dispense d'être des héros ? 
Je me souviens d'une phrase terrible de Semprun : « En revenant des camps, dans cette vie redevenue normale, que nous avions tant et tant désirée, plus rien ne nous paraissait plus réel. La seule chose qui était réelle, c'est le camp. Plus rien d'autre ne le sera jamais. »
On comprend bien cela, non ? Comme Pascal, comme ta cousine qui a soudain 1000 ans. 
Mais comment accueillir autant de réel, et rester vivant ?
Bises
G



Je ne sais pas. Peut-être que le réel est plus proche de ce qui n'arrive pas (que de ce qui arrive)... Thomas Lévy-Lasne, encore lui (mais parce qu'il vient de parler dans un colloque) dit que la peinture lui paraît être un bon media pour rendre compte de ces moments où il ne se passe rien...
Rester vivant, c'est en tout cas le titre (et donc la question) du spectacle que je prépare sur les poèmes de Charles Baudelaire. C'est le titre d'un texte de Michel Houellebecq. (Au départ, le Rond-Point m'avait demandé un spectacle à partir de Michel Houellebecq, mais ils n'ont — acte manqué — même pas été foutu de demander les droits, l'éditrice a appelé (au sortir de la plaquette de saison) pour faire retirer le spectacle de la vente.) C'est aussi le titre de la tournée 2015-2016 de Johnny. 
J'aime beaucoup tes phrases ambitieuses concernant l'héroïsme. C'est vrai, après tout. J'ai vu Interstellar, hier soir, sur un immense écran de la place de Brouckère, c'est vrai, l'héroïsme, pourquoi s'empêcher d'y croire — puisqu'on y croit ? Dans mon état, voyager dans la maladie, voyager dans la nuit, je me suis dit que je pouvais aller dormir au cinéma...
Bises, 
Yvno



Oui, tu as raison, ce qui arrive, ce qui vient, ce n'est pas tout à fait du présent, malgré le temps employé, mais une sorte de futur imminent. 
Rester vivant, de M.Houellebecq, est un des livres qui ont changé ma vie. Il faut dire que je l'ai lu à sa sortie, à une époque où M.H n'était pas encore M.H. Et même si je l'ai récemment relu avec un peu de dégoût, je dois rendre hommage à ce, oui, Baudelaire, du 21ème. C'est presque une réincarnation de Ch. Baudelaire, pour moi, le même projet, le même malaise, les mêmes fleurs, le même défi. Très troublant. 
C'est dommage que tu ne puisses pas utiliser ces textes. C'est un livre qui m'a, je crois, empêché de me suicider, ou, pire, de me normaliser dans le cynisme ordinaire (et j'aurais été très doué, je crois, pour ça). Au milieu du néant, du grand néant des années 90, où on ne parlait même plus de résister à quoi que ce soit, où on ne parlait plus de rien, M.H. tout seul, seul contre tous, a offert, héroïquement, on y revient, et j'insiste : sa solitude, sans Dieu et sans idéologie (sans opium) était héroïque à l'époque. Il a réussi a ouvrir, envers et contre tout, un espace pour la poésie, et donc, pour les poètes de chair et de sang. Et il a crée, j'ose le dire, une nouvelle mystique sous les néons. Après, ça se gâte, je trouve, mais c'est pas grave. 
Je trouve qu'il y a beaucoup de héros, aujourd'hui, on apprend chaque jour l'existence d'actes complètement, indiscutablement héroïques. Si je lis de telles histoires le matin, par exemple, je ne peux pas retenir mes larmes. Le héros n'a plus de vie à lui. Il peut aussi bien s'immoler pour protester, ou se jeter dans la bataille, ou bien passer 70 ans à ne faire que servir les autres, ça revient au même. Il n'a plus de vie à lui. Il en est débarrassé. Je me demande ce que ça fait. Je crois l'avoir senti, parfois, dans des moments où la souffrance, l'amour, ou la conscience de ma nullité ont fait que ma vie propre n'avait plus aucun intérêt. On croit qu'on va mourir et puis, non, on flotte. Et l'on se dit que si Dieu n'existe pas, cela ne nous dispense pas de faire son travail.
Je t'embrasse, j'espère que tu vas bien quand même, tu m'inquiètes, on dirait que ton corps te fait des misères...
Prends soin de toi,
G



Oui, mon corps... mais, je dois dire, s'il y a une chose que je ne connais pas, c'est bien la peur de mourir. Je m'en fiche complètement. (C'est en cela que j'ai finalement toujours regardé Claude Régy comme un étranger.) J'avais la peur de souffrir, mais, même ça, maintenant que je l'expérimente un peu (certes, un tout petit peu) ne me fait plus trop peur. Je ne peux pas m'empêcher de penser que je suis dans une situation privilégiée. Je regarde les gens en bonne santé — la comédie du commerce — avec beaucoup de commisération, finalement. Hier, ici à Bruxelles, il y avait un philosophe et un cinéaste qui parlait de shampoing ! Tu te rends compte : de shampoing ! Faut-il qu'on n'ait rien à se dire... Je crois qu'en réalité les gens ne sont pas en bonne santé. Mais dégoulinent de misère. Je suis dans Baudelaire, sorry... Il y a une chose qui me fait un peu peur, c'est la médecine, d'être pris au piège de l'administration médicale. Ça, c'est l'horreur, que la société vous rechope à ce moment-là, dans cet état de faiblesse, mais, peut-être que, même ça, ce n'est pas si effrayant, quand on y est... Mais j'ai quand même pris r-v chez un médecin ou 2, à mon retour de Bruxelles, pas tellement pour moi, mais pour ce spectacle de décembre, il faut quand même que je (me) montre ma bonne volonté de tueur (Antonin Artaud : « Guérir une maladie est un crime ».)
Bises de Bruxelles où il fait beaucoup moins gris qu'on pense, 
YN



« Guérir une maladie est un crime » comme ça parle bien de notre barbarie. Nous ne pensons la maladie que comme une part à retrancher à l'être. Nous ne comprenons pas qu'il y a des maladies fondamentales. Et qu'il n'y a pas de part indemne dans l'être. La vie elle-même est une maladie, dans le sens où Bichat l'a redéfinie (la maladie) : « l'ensemble des forces qui résistent à la mort ».
Jusqu'à l'âge de 26 ans, j'ai été terriblement hypocondriaque. Cela a disparu d'un coup un soir où je devais jouer Anticlimax, de W. Schwabb, à la Parcheminerie. Un mois que je dormais assis, car en position couchée, je ne pouvais plus respirer, tant j'étais angoissé. C'était la première, et juste avant de monter sur scène (c'est moi qui commençait par un monologue assez saignant), complètement à bout de force, je me suis dit : la mort peut bien venir aussi vite qu'elle veut, tout le temps qui reste m'appartient totalement. Une sorte de défi. Je suis rentré sur le plateau comme un homme qui se rend à son exécution publique. J'ai regardé les gens. Jamais je n'avais ressenti autant de calme. J'étais devenu totalement maître du temps... et j'ai ressenti de la joie. Je n'ai plus jamais joué pareil. 
C'est là que j'ai compris que j'avais vécu jusque-là avec l'idée d'une mort, et donc d'une maladie, complètement étrangère. Mais la part mortelle de l'homme est notre plus belle part, la plus généreuse. Je comprends ce que tu dis sur Claude, et il m'arrive aussi souvent d'avoir beaucoup de pitié pour les gens qui ont peur de la mort. Ils me font l'impression d'être constamment aux abois. Comme s'ils vivaient dans le temps animal. 
Oui, la médecine... J'ai pas mal côtoyé des médecins, pendant 2 ans, à un séminaire d'éthique clinique. Des gens délicieux, cultivés. Mais avec une morbidité, un attrait pour le mal, l'urgence, le sauvetage, le progrès, la technique, l'amélioration... Insensé. Mais ils sont comme les militaires, qui vivent de la guerre (je me souviens aussi de 2 militaires qui parlaient de la chance qu'un de leur camarade avait eu d'aller « au feu ». Il faut bien comprendre : tout le monde aime son métier, même quand il s'agit de tuer des inconnus en terre étrangère. Comme nous, peut-être, avons besoin des tragédies du monde pour chanter et danser. Les médecins ont besoin de la maladie. C'est pour ça qu'ils en créent, à l'occasion. Ce n'est pas seulement économique, ils aiment ça. 

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