A paraître, Revue « Agôn », par Isabelle Barbéris
Yves-Noël
Genod, un théâtre de l’invitation
Yves-Noël Genod ne se présente lui-même que comme un «
distributeur » de spectacle, de poésie et de lumière, il n’invente rien qui
n’existe déjà, il fait passer le furet, ‘passé par ici, il repassera par là’...
Feuille
de salle de Rester vivant,
Festival d’Automne, 2014.
Yves-Noël
Genod ne se présente ni comme un « concepteur de performances », ni
comme un « metteur en scène » mais comme un « distributeur de
spectacles ». L’expression résonne avec certaines acceptions très
triviales du terme, allant de la « grande distribution » au
« distributeur automatique » (de préservatifs, de friandises...), de
l’affichage populiste de la « distribution générale » à l’interlope
expertise du « distributeur agréé »... Le « distributeur de
spectacle » amène l’industrie de la distribution et de la grande
« répartition des richesses » à un point de frottement avec une
pratique artistique délibérément mineure, miroitante et fuyante. Adopter la
posture du « distributeur de spectacles », c’est redoubler l’horizon
d’attente de la démocratisation culturelle et introduire un effet de larsen
troublant avec ses propres éléments de langage : nous sommes à l’époque où
l’artiste est aidé sur des critères d’efficacité (voire d’efficience) en
matière de diffusion et de rencontre du public...
Une
des particularités du travail d’Yves-Noël consiste dans son intense
productivité et dans la rapidité du geste de distribution, aussi bien des rôles
que des spectacles. Il est capable d’inventer une forme scénique totale et
viable en un temps record, en se jouant de la temporalité traditionnelle de la
création scénique. Une intense productivité et, si le mot existait,
distributivité (potentiel de distribution)... mais à petite échelle. C’est là
où le geste devient complexe, paradoxal, ambivalent : les spectacles (très
nombreux, près d’une cinquantaine en une quinzaine d’années) tournent pour la
plupart assez peu, et disparaissent parfois de la mémoire même de leur auteur,
qui se surnomme d’ailleurs lui-même Le Dispariteur (voir son blog).
Derrière
cette formulation en partie provocatrice, on découvre la revendication d’une
pratique nomade, qui procède par occupations itératives et mises en volume de
lieux souvent atypiques. Distribuer des spectacles revient en effet d’abord à
se distribuer dans des lieux et à les investir : point de départ de l’artiste
qui se distribue, dans un geste d’auto-dissémination de sa propre présence,
coulant un temps son univers fait de latences et de jeux de superpositions dans
des espaces qui sont saisis comme des occasions, et qui transforment les
spectacles en occurrences : chez Yves-Noël, il n’y a plus de modèle, mais
uniquement des exempli, des variations, des choses redistribuées ici et là, sur
un théâtre urbi et orbi : rôles, costumes, espaces, éclats de présence et
étincelles de poésie...
Plus
empiriquement, disons que la distribution n’a chez lui plus grand chose à voir
avec le traditionnel travail de répartition des rôles. Elle s’apparente à une
sorte de « tirage au sort » dont l’objet se trouve déplacé : ce n’est
pas tant le rôle, ou l’emploi, que Genod distribue mais, bien avant de penser
au personnage, le costume. Le processus de création ne commence qu’une fois que
le costume est porté, et c’est du costume, attribué à un acteur grâce au kairos
de la coulisse et de la répétition, que naîtra une dramaturgie scénique qui,
idéalement, voudrait substituer au « personnage en costume » ce que Genod appelle
des « costumes sans personnages ». La modernité du geste a, là
encore, beaucoup à voir avec sa rapidité : les costumes se répartissent vite,
les jeux de formes et de forces s’esquissent en quelques grands traits de
répétition, permettant la création de mini-oeuvres d’art totale en quelques
jours, parfois quelques heures.
Genod
retourne la notion de « distribution » dans ce qu’elle laisse
entendre de coercitif et d’assigné. Son théâtre ne fonctionne pas sur
l’assignation mais, comme je l’ai évoqué, sur la latence et la potentialisation
: pour l’interprète et concepteur de spectacle passé chez Régy, chaque instant
de la représentation se doit de tout contenir afin de ménager toutes les « solutions », en embrassant le plus de « volume » possible. Une dramaturgie qui
potentialise autant le jeu de chaque interprète ne peut se réclamer d’une
conception assignatrice de la distribution. Bien au contraire, le théâtre
commence lorsque l’assignation au rôle, à l’emploi, qui prévaut la plupart du
temps dans le champ productif de la vie quotidienne, éclate pour laisser place
à ce déploiement global des virtualités, qui caractérise chez lui la présence
scénique accomplie de l’interprète. Genod inverse la notion de distribution qui
recouvre alors celle, glosée par la philosophie de l’émancipation de Rancière,
de « partage ». La distribution est un geste de restitution : il
s’agit de rendre à l’interprète, au lieu et au public, le théâtre spollié par
le morcellement institutionnel... de lui restituer sa capacité d’expression
globale et maximale. Pour employer un terme à la mode, la distribution recoupe
ici l’empowerment de l’interprète, à qui se trouve remis un éventail de
possibles, de préférence au carcan du rôle.
En
se présentant comme « distributeur de spectacles », Yves-Noël Genod
recourt également à un registre de
« discours méta-institutionnel », certes déjà exploré par des
artistes tels qu’Antoine Defoort (Un Faible degré d’originalité), Patrick
Bernier et Olivier Martin (Projet pour une jurisprudence), Thibaud Croisy (Le
Gymnase nihiliste) ou encore par les Gens d’Uterpan dans l’ensemble de leur
recherche : ces artistes développent un travail qui entend rejouer, sur un plan
artistique, la règle du jeu bureaucratique et en redistribuer la donne, soit en
s’y substituant, soit en l’infiltrant et en la parasitant. Cela dit, chez
Genod, l’approche se fait sur un monde moins renvendicatif mais plus, comme à
son habitude, sur le ton de
l’aparté et du lazzi : Arlequin n’était-il pas déjà le grand « redistributeur » de l’humaine comédie, et celui qui, à l’insu des autres, redistribue de tout
temps aux personnages les rôles qu’eux-mêmes ignorent jouer? L’art de Genod nous ramène aux confins
du batelage et du théâtre de foire, dans leur fonction primordiale d’exhibtion
et de redistribution des forces en présence. Car le théâtre de Genod, bien que
souvent qualifié de « sublime », n’est pas essentialiste :
méta-institutionnel grâce à son art de l’aparté, il exhibe l’arbitraire du
lieu, du costume, et, comme l’écrivait Kleist, de la « grâce ».
Contrairement à Régy qui essentialise le vide et y cherche une vérité,
l’absence de signifié (derrière le costume, derrière la coulisse) oeuvre à la
remise en question de l’autorité de l’arbitre — du distributeur!
Marginal,
alternatif, parce qu’exhibant l’arbitraire du signe, c’est-à-dire de la
distribution du signifiant, l’artificialisme d’YNG dynamite toute organisation
bureaucratique, toute logique institutionnelle de sélection et d’assignation.
Subversif, Genod substitue la costumocratie à la bureaucratie : un art de
paraître qui, poussé en ses retranchements métaphysiques, s’apparente à une
vanité.
Distribuer
des apparences et des oripeaux, c’est ce que montre le théâtre de Genod afin de
mener le faux et le simulacre, autrement dit l’hypocrise, à leur point de
disparition. Souvent présent dans propres spectacles, Le Dispariteur (se)
distribue jusqu’à disparaître, rappelant par là la fonction éminemment duplique
du geste de distribution: souvent considéré comme le symbole et l’application
de l’autorité du metteur en scène qui « caste » son équipe, Genod en
fait un principe de démultiplication de soi et de mise en crise de sa propre
autorité. Il réanime volontairement la suspicion qui ombre le statut de
l’artiste de tréteaux et de rue: celui qui, de tout temps, distribue son corps,
sa voix, ses gestes, qui se distribue lui-même, contre rétribution.
Nous
l’avons interrogé sur un des spécificités de ses créations, à savoir la
présence très fréquente d’invités, distribués dans ses spectacles...
Pour
Le Parc intérieur qui s’est
joué à la Condition des soies, il y avait des « guests » qui
changeaient chaque jour. Qui étaient-ils ?
—
Je cherche des interprètes qui ont envie de
travailler avec moi juste par liberté, pour le plaisir, à un moment de leur vie
(ou bien ça peut durer des années, comme avec Jonathan Capdevielle, Thomas
Scimeca, Marlène Saldana...) Ce sont des gens qui n'ont ni à perdre ni à
gagner, qui ont — c'est très mystérieux — cette disponibilité-là à un moment de
leur vie (qui peuvent très bien ne plus l'avoir à d'autres moments de leur
vie). Surtout pas pour la carrière, alors, ça ! Ça, je la laisse aux autres...
C'est important, pour certains acteurs, sans doute, d'en passer par la
carrière. Mais ces interprètes savent (mystérieusement, je le redis) qu'avec
moi, on en sera très, très loin, de la carrière, tout à l'inverse même. Il y a
un titre de poème de Wallace Stevens que j'aime beaucoup : Vacances dans la
réalité. C'est un peu ce que je leur
propose. Et ce qu'ils comprennent, en tout cas. C'est pour ça qu'on s'amuse. Ce
sont des vacances. Dans les stages, pareil. Dans la réalité. Autant que faire se peut. (Par intuition poétique.)
—
Quelle était leur fonction dans le spectacle?
—
Ils ouvraient le spectacle en servant du champagne au public qui entrait dans
la salle et en assurant une courte première partie d’exactement cinq minutes
(tout est millimétré dans le Off). J’entrais moi aussi dans la salle au bout de
cinq minutes (sans avoir vu la première partie) et je prenais la suite avec le
spectacle proprement dit. J’entrais ainsi dans des atmosphères très différentes
d’un jour sur l’autre ; certaines fois, le public était très fermé, dans
l’expectative, d’autres fois très ouvert, dans la joie. J’ai envie de dire qui
a rendu l’atmosphère la plus ouverte : Foofwa d’Immobilité. C’était une période
de sa vie très heureuse, amoureuse. Quand je suis entré, il finissait de se
rhabiller. Il avait dit au public qu’il voulait danser l’amour parce que
c’était ce qu’il ressentait et que pour danser l’amour il fallait se mettre nu.
Il avait éparpillé ses vêtements partout dans la salle, en hauteur aussi et, à
la fin, il demandait au public de lui rapporter ses vêtements. Je lui propose
toujours de travailler avec moi, mais il n’est jamais libre, malheureusement.
—
Mon impression est que changer d’invité tous les jours attire ton travail vers
quelque chose qui relève de la « chronique » et de l’art de saisir le
passage...
—
C’est sûr.
—Peux-tu
revenir sur certaines « invitations » (dans ce spectacle ou
d’autres), qui ont été particulièrement fécondes et heureuses ?
—
Eh bien, pour le spectacle intitulé Je m’occupe de vous personnellement, au
Théâtre du Rond-Point en juin 2012 (je crois), il y avait aussi des invités qui
changeaient tous les jours et qui, eux, étaient inclus au spectacle. Le but
était de donner un spectacle différent chaque jour. On renommait ainsi le spectacle
tous les jours, les textes lus ou appris par Valérie Dréville changeaient tous
les jours (mais toujours d’Hélène Bessette), etc. Les gens qui revenaient
voyaient à la fois le même spectacle (il y a une force de l’inertie) et
pourtant un spectacle complètement mouvant. C’était ça, l’experiment. Et c’est
avec ce spectacle que j’ai rencontré, par exemple, certains des interprètes de 1er
Avril, les chanteurs Jeanne
Monteilhet et Bertrand Dazin qui m’avaient été conseillés par Olivier
Martin-Salvan, le trompettiste Louis Laurain, conseillé par Bastien Mignot…
—
Et des échecs voire des désastres ?
—
Non. Certains des invités sont bien meilleurs que d’autres évidemment. On est
déçu, quand même, par certains, mais on est la plupart du temps émerveillé.
—
Toi-même dans tous tes spectacles tu accueilles systématiquement les
spectateurs à l’entrée de la salle. Les spectateurs sont-ils aussi des
« guests » ? Font-ils partie du spectacle, du théâtre et de ces
espaces que tu crées ?
—
Evidemment. Que ferais-je sans eux ?
—
Tu es toi-même souvent un « invité » : à investir des lieux
insolites, de cartes blanches, à « animer » un festival (comme dans
le cas de La Poésie la nuit,
d’Eric Vautrin). Cela correspond-il à une réalité ?
—
Je suis souvent, même, l’invité surprise, le bouche-trou, pour combler un vide
de programmation. Je m’en fiche et même tant mieux parce que c’est comme ça que
j’ai joué au Théâtre National de Chaillot, aux Bouffes du Nord, etc. J’ai aussi
remplacé Jérôme Bel à la Ménagerie de Verre… Je n’ai pas de blessure avec ça.
Claude Régy m’a raconté que pour le premier spectacle que j’ai vu de lui — et
qui reste mon préféré — Grand et petit, au TNP de Villeurbanne, Michel Bataillon l’avait appelé et lui avait
dit tout de go : « Tu n’aurais pas quelque chose ? parce qu’on a
demandé à tout le monde, partout en Europe, Matthias Langhoff, etc. et personne
n’est libre… » Ensuite, pour ce même spectacle créé à Villeurbanne, il a
obtenu le Théâtre de l’Odéon, à Paris, parce que le directeur de l’époque était
persuadé que Claude Régy était franc-maçon et qu’en le programmant il
s’attirerait les bonnes grâces de François Mitterrand qui venait juste
d’arriver au pouvoir. (etc.)
—
Dans Littré, on trouve cette étymologie possible du verbe « inviter »
: du radical sanskrit « vi », aimer, désirer... Ça te parle ?
—
Tout est amour.
— Est-ce que tu
procèdes à une sélection des acteurs, avec ce que ce mot (qui se cache derrière
« distribution ») peut avoir de dur. Par exemple, la question du
physique des acteurs, comment l’approches-tu ?
— J'esquive peut-être la question sur le physique parce que je
ne la comprends pas. Je ne vois pas ce qu'il y a de dur dans la question du
physique. Qu'il y ait des gens beaux et des gens moches, oui, c'est très
injuste. Michel Houellebecq en parle beaucoup. Les gens beaux baisent tout le
temps et les gens moches jamais. (C'est d'ailleurs à se demander pourquoi, au
final, il n'y a pas plus que des gens beaux, depuis le temps que c'est comme
ça). C'était ça, la question du physique ? Je ne pense pas… Bien sûr qu'on dit
qu'un acteur peut tout jouer. Gérard Depardieu s'était énervé une fois parce
qu'un journaliste lui avait dit : « Mais un jockey, vous ne pouvez quand
même pas jouer un jockey... » Il avait répondu : « Si, je peux !
C'est très facile à faire, un jockey, ça a un petit pois dans la tête... »
Je cite de mémoire, mais c'était à peu près de cet acabit-là. C'est pas gentil
pour les jockeys ! Mais très peu de gens savent jouer (parmi les acteurs).
Jouer, chez moi, ce n'est pas le problème. Bien sûr : que ceux qui savent jouer
jouent ! (Valérie Dréville, Jeanne Balibar, Kate Moran, Audrey Bonnet, Nicolas
Maury, Jean-Paul Muel...), mais que les autres ne fassent pas semblant de
jouer, s'ils n'y arrivent pas, je dirais, naturellement. Je demande aux
interprètes de ne jamais tenter autre chose que ce qu'ils savent déjà faire
très bien. Que ceux qui savent jouer jouent ! Que ceux qui ne le savent pas ne
jouent pas ! Tu connais la phrase d'Ernesto dans le récit de Duras :
« Je ne retournerai plus à l'école [...] parce qu'à l'école on m'apprend
des choses que je ne sais pas. » J'adore travailler avec des gens qui
savent faire des choses, cela dit, comme des chanteurs, des circassiens, des
danseurs virtuoses... J'adore la virtuosité... qui concerne mon père. Au moment
de 1er Avril, il y en avait deux à qui je ne faisais jamais de notes,
c'était Ana Pi (qui s'en plaignait d'ailleurs) et mon père. L'excellence.
J'étais soufflé tous les soirs de les voir jouer comme pour la première fois.
Chaque soir, je les voyais pour la première fois... Oh, mon père, il va bientôt
mourir, c'est dommage, un tel savoir qui va se perdre... (Mon père, je l'ai
déjà dit, est totalement amateur.)
— Il
n’y a pas de personnages dans ton théâtre, donc a priori pas de distribution.
Comment tu trouves tes acteurs ?
—
A priori pas, mais il y a quand même une idée. Ou une envie. Souvent l’idée de
partir bien sûr du lieu, mais aussi d’un interprète. Et de choisir ensuite ceux
qui feront « distribution » à partir de lui. Dans beaucoup de mes
spectacles il y a ainsi un interprète ou deux qui donnent le la, la règle à
laquelle les autres devront se soumettre. Par exemple pour Chic by Accident, l’aisance dorée de Charles Zevaco et de Wagner
Schwartz à la fluidité et au déshabillé comme poisson dans l’eau a contaminé
toute la distribution : il est devenu obligatoire — si on voulait
participer au spectacle — de rejoindre cette aisance, cette animalité ou, en
tout cas, de s’en approcher.
Oui,
il y a une sélection des interprètes, évidemment. Pour certains spectacles dans
des lieux prestigieux, la lourdeur de la sélection est en fait de décourager
ceux qui veulent participer à tout prix. Ainsi pour les Bouffes du Nord. Je
comprends très bien l'envie d'en être à tout prix, mais je ne sais pas dire
non. Alors, j’ai dit : D’accord, mais ce ne sera pas payé. Pas un euro.
Mais, même sur ce critère, j’ai eu beaucoup de gens disponibles, mais aussi
quelques petits problèmes de névrose ou de folie... Je cherche des interprètes
qui aient envie de travailler avec moi parce qu’ils n’ont rien à y perdre ni à
y gagner, juste l’envie à tel moment de leur vie, juste pour le plaisir, comme
des vacances (pas pour la carrière) et, bien sûr, ça, ce n’est pas facile à
trouver car c'est évidemment de l'ordre de la « rencontre ». La
rencontre, dans la vie, c'est rare (comme disent les psychiatres), mais sur un
plateau de théâtre, et à tel moment précis (le kairos), c'est moins rare. C'est
toute la magie de mes spectacles (qui me bouleverse). Des rencontres.)
—
Ton travail avec Hervé Le Roux est un compagnonnage très particulier. Comment
l’idée t’est-elle venue de mettre sur scène un présentateur de rayonnages
croisé dans un supermarché ?
—
Sa poésie et son humour m’ont frappé alors qu’il faisait la retape au moment
des soldes dans un BHV à peu près désert près de chez moi, avenue de Flandres
(et qui a dû fermer depuis). Je n’ai d’abord entendu que sa voix et cet esprit
d’une poésie absolument sans violence, sans ambition et je me suis mis à le
courser parmi les rayonnages, je me souviens que ça m’a pris un moment car
cette voix venait de partout. S’il parlait des nappes anti-moustiques, c’est
qu’il devait être au rayon du linge de maison, ou du camping, mais voilà qu’il
parlait soudain de rivières de diamant (« au prix du ruisseau »)…
(etc.)
—
Tu dis pour certains de tes spectacles (Pour en finir avc Claude Régy, Monsieur Villovitch) que c’est de l’hypperréalisme. Mettre des
« vrais gens » sur scène, c’est hyperréaliste. Mais en quoi, par
exemple, cela diffère de ce spectacle, qui met en scène dans un
« ballet » une vraie femme de ménage avec un vrai « balai » ?
—
J’adorerais être capable de faire des spectacles comme celui avec cette femme
de ménage, amener des vrais « corps de métier » sur scène, ce
décalage. Je n’y arrive pas, mais j’en souffre. J’en passe toujours par les
interprètes professionnels sauf exception comme mon père, par exemple, ou
certains amis assez ouverts pour avoir envie de tenter l’expérience. En fait,
pour moi, c’est tellement nécessaire que les gens qui participent à ce genre de
chose en aient l’envie profonde que ça me paraîtrait une montagne que d’avoir à
« pousser » cette envie… D’autres artistes le font que j’admire beaucoup
comme Antonija Livingstone qui avait engagé une fois à Belfort un jeune boucher
de dix-huit ans qui montrait (c’est un exercice d’école) comment on désosse un
lapin… Anjelica Liddel y arrive aussi tellement bien. J’aimerais cette
puissance de la rencontre de la vraie vie. Les interprètes, leur mental, me
fatiguent un peu en ce moment, ils s’ennuient vite. Je pense que tout le monde
s’ennuie vite (je parle de moi, sans doute) à notre époque, mais j’aimerais
élargir la fourchette des choix. La rencontre, c’est si rare (dans la vraie
vie)… J’ai essayé parfois de proposer à des gens croisés dans la rue de monter
sur scène, souvent sans résultat, ils ne viennent pas ou viennent une fois pour
voir… Même des gens qui font la manche dans le métro (en chantant, etc.) ne
viennent pas. Ils disent que bien sûr ça les intéresse, mais ils ne viennent
pas…
—
Est-ce que tu serais d’accord avec cette proposition : chez toi, le travail de
répétition consiste à définir la distribution, à la laisser venir, à distribuer
et répartir les « pôlarités » dans la création d’un spectacle. On ne
répète pas une pièce, on répète une distribution, et puis une fois que
« ça se distribue bien », le spectacle est prêt ?
—
Absolument. C’est exactement ça. Il n’y a rien à « répéter », mais il
faut que les interprètes jouent ensemble. C’est le plus difficile — et de loin.
Une fois qu’ils jouent ensemble, ce sur quoi ils travaillent m’importe peu, ils
font ce qu’ils veulent. Ce que j’exige (et voilà pourquoi ma tâche est
désespérée), c’est qu’ils jouent ensemble. Je me dis que si je leur donnais des
tâches (ou des « partitions »), nous y arriverions sans doute mieux.
Mais je suis incorrigible : je leur demande tout, tout de suite : la
liberté sinon rien. Et la liberté dont on a besoin, quelqu’un l’a dit, ce n’est
peut-être d’être enchaîné que par ce qu’on aime…
—
Toi-même, tu t’es créé un sorte de « personnage public » qui fait
qu’on te « distribue » à certaine place. Il y a derrière l’idée de
distribution quelque chose de brutal : une place assignée (le jeune premier,
l’amoureuse, l’amuseur de galerie, etc.). D’une certaine manière, les metteurs
en scène sont « distribués » dans le champ des politiques
culturelles. Remplacer la distribution par l’invitation (à l’acteur, au
spectateur), cela me semble poser la question de la confiance.
—
Eh bien, oui.
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