G érard Depardieu passe une audition (septième note d'intention)
« Il est six heures au clocher de l’église… Dans le square les fleurs poétisent… » Je vais vous raconter une soirée comme il peut en exister à Paris au mois d’août et seulement là. Paris est insupportable, mais miraculeux, magique au mois d’août car vidé de moitié, au moins, probablement des deux-tiers de sa population. Il faut que je dise en préambule que la moitié au moins de ce qui s’est dit l’autre soir, peut-être les deux-tiers, ne peut pas du tout être reportée ici sur ce blog parce que, comme l’a dit Dominique, « Ça pourrait être mal interprété ». C’est vrai, au moins la moitié ou peut-être même les deux-tiers. Cet article est donc comme Paris au mois d’août. Comme vous le savez si vous me suivez : depuis quelques temps, je suis ami avec Dominique (depuis quelques années, depuis Chic by Accident) et, ce soir-là (de douceur estivale, de farniente), Dominique m’appelle avec FaceTime, alors que je suis en train de regarder les Germaine Richier (ce détail a son importance) sur la terrasse du musée d’Art moderne. Il me semble que je lui montre les Germaine Richier. Je lui montre peut-être aussi les Malévitch, peut-être les Giacometti ou le triptyque de Francis Bacon, dans l'allée, les Balthus (il y en a un nouveau avant l'entrée, superbe), les Pierre Klossowski. Je lui parle peut-être des vidéos de Jean-Paul Goude (la pub « Egoïste ») que j'ai regardées aussi (ça, elle connaît bien.) Dominique est fatiguée (manque de sodium), indécise. Alors elle veut me rejoindre pour voir l'expo du cinquième. Elle me propose que nous dînions ensuite au Georges. Mais l’horaire exact de la fermeture du Centre est soudain rectifié par haut-parleurs. J'avais dans l'esprit que c’était 22h (comme dans mon adolescence), c’est 21h. Je la rappelle et elle me dit qu’elle a aussi envie de dîner dans un autre endroit charmant — ici, le nom du restaurant que je ne vais pas nommer —, elle hésite, elle dit qu’elle ne sait « jamais » prendre de décision. C’est évidemment bien tout le contraire ! mais, enfin, je comprends que, ce qu'elle me demande, c'est de me réveiller un peu, d’arrêter de dire — c'est vrai, ça doit être énervant — : « C’est comme tu veux, Dominique, tout comme tu veux... » Je choisis le resto dans lequel je ne suis jamais allé (au Georges, c’est beau, mais c’est tralala). On parle avec Dominique. Au moment de la mousse au chocolat divine, la meilleure qui soit, elle s’évapore, elle est servie dans un saladier (Dominique n’a pas le droit d'en manger, moi non plus à cause du sucre et des œufs, enfin, bref, ne parlons pas de régime, ce soir ! non ! d’ailleurs, Paris est beaucoup moins polluée au mois d’août), arrive Jean-Paul, dont ce restaurant est l’un des QG — Dominique lui avait envoyer un sms pour lui dire que nous étions à sa table, il ne pouvait pas nous rejoindre et, finalement, il vient — et on parle d’opéra. Je lui pose des questions sur Carmen, sur Don José. Il ne voit aucun Don José possible. Il me parle de Marianne Crébassa, de Stéphanie d’Oustrac… Il me parle d’une autre chanteuse dont il dit : « Elle pense trop qu’elle chante ». Et puis arrive Gérard qui, lui aussi, a ses habitudes dans ce resto : il habite tout près, et je suis tout de suite immédiatement ému de le voir, comme si je revoyais un ami proche, comme si je le reconnaissais. Mais pas parce que je l’ai vu à la télé. Je le reconnais. Je sympathise. Bien sûr, il me charrie. Il me chambre. Il a bu. Mais je ne me laisse pas démonter. Une chose qui m’étonne : il parle comme François Tanguy, c’est la seule chose qui va me gêner (un peu) tout au long de la soirée. Gérard me dit : « C’est pas facile d’être un génie ». Ensuite, on parle des riches, je dis que ce n’est pas facile d’être riche sans doute non plus, il me répond : « Si, c’est plus facile d’être riche. C’est facile. Mais c’est pas facile d’être un génie ». Il parle parfois très vite, parfois en prenant des temps, en réfléchissant. Mais je ne vais pas vous raconter tout ce dont je me souviens. D’ailleurs, je vous ai déjà dit que, l’important, je ne vous le dirai pas. Il remarque que je suis venu en pyjama — et c’est vrai que le Prada que je ressors en ce moment ne vaut pas mieux qu’un pyjama (François Tanguy aurait fait la même remarque). Bref, on s’entend comme larrons. Je pourrais vous raconter. Mais pas ici. Ça pourrait être mal interprété. Il dit (et mime) plein de grossièretés, j’adore. Ah, si ! sur la politique, c’est quelque chose... De toute façon, on n’a pas envie d’en parler, je dis très vite qu’on est tous d’accord, de toute façon, autour de la table, pour ne plus jamais voter, qu’on s’est vraiment fait entuber par la gauche, ah ça ! Du coup, Gérard a l'air d'un modéré. Il dit : « De tout bord, d’ailleurs ». (Ce n’est sans doute pas l’avis de Jean-Paul qui, lui, fréquente — de près — l’opposition.) Gérard fait le tour de la planète. L’Europe, ça ne va pas (on est tout d’accord). Il sauve la Russie, on le croit sur parole… Il dit que les Américains, c'est « un cul dans un champ de bites ». Ça me plaît, ça, de parler comme ça. A un moment, il me demande comment je m'appelle, je le lui dis du bout des lèvres et, là, cherchant à se souvenir : « J’ai entendu parler de vous… » « Ça m’étonnerait ! » que je lui rétorque car la formule me semble indigne de la hauteur de notre échange. « Si, si… aujourd’hui… Aujourd’hui, par la comédienne avec qui j’ai tourné, Audrey… » « Audrey Bonnet ? » Audrey, pour moi, c’est elle. Là maintenant, je ne vais pas pouvoir dire ce qu’Audrey a dit de moi, l'après-midi de cette dernière journée de tournage, à Gérard, mais pas pour les raisons de tout à l’heure, disons que par une coïncidence invraisemblable, elle lui a parlé de moi — en bien — justement dans l’après-midi. Et voilà que Gérard Depardieu me considère de la manière qu’Audrey lui a parlé de moi, c’est-à-dire qu’il est complètement content de me connaître, vous vous rendez compte ? Puisqu’Audrey lui a dit que. alors il me raconte le film qu’ils ont tourné ensemble (en sept jours) dans la forêt de Fontainebleau. Il va me le raconter en entier, presque en temps réel. Ça va lui prendre une demi-heure, peut-être trois quarts d’heure. Dominique et Jean-Paul vont un peu s’impatienter, on va frôler l'incident diplomatique. Dominique a dû demander à Jean-Paul de lui masser le coccyx, ce qui l'agite sur la banquette (mouvement très sexy) et Gérard, au bout d'un moment, sentant qu'ils ne suivent pas : « Tu arrêtes de la masser ! » et Jean-Paul : « Alors, quoi ! c'est la dictature ? J'ai pas le droit de la masser ? » Mais il va me le raconter pour moi, en effet. Un film de Guillaume Nicloux. Il adore Audrey et, moi, je suis si fier que Gérard adore Audrey comme je l’adore — mais qui ne l’adore ? Il parle très bien d’Audrey. En fait, il rejoue le film, il passe une audition. Il me joue chaque scène, chaque paysage, chaque détail comme si j’étais son partenaire, à la fois son jury, son partenaire, son public et, je vous assure, c’est très impressionnant — et naturel, aussi — d’être regardé dans les yeux par Gérard Depardieu qui me tient parfois le bras, dans les silences où il fabrique l’atmosphère, les climats, les ambiances, comme sans vouloir rien oublier au passage, aucun détail (Depardieu est dans les détails) et, en même temps, avec un sens du rythme, captiver son auditoire (c’est moi), qui raconte tout un film qu’il vient de tourner, son rôle et les rôles des autres, celui d’Audrey, etc. Exactement ce que je demande aux acteurs à Lyon, en fait, et je ne suis pas sûr qu’ils le comprennent bien, mais, lui, Gérard Depardieu, joue ce que je demande à tous, je suis très surpris. Alors, je pense (je me le dis vraiment) : Comme ce serait facile de travailler avec lui... A un moment, je le vois dans Tchekhov, je lui dis : « Pourquoi pas Tchekhov, Tolstoï ? puisque vous aimez la Russie… » Lui, il peut raconter, jouer, tout un film, toute une pièce, un livre, un opéra, toute une journée comme j’ai demandé aux acteurs de Lyon de se préparer à le faire et, vraiment, rien n’est plus facile. C’est ce que je demande aux acteurs de Lyon : être des génies ou rien. Et, bien sûr, il n’est pas facile d’être un génie, mais la difficulté n’est pas là où on l'imagine. Elle est dans la vie, la difficulté, pas dans l’art, dans la vie-même existentielle. Avant, éventuellement, de rencontrer d'autres génies, on se retrouve seul...
Il y a une petite suite. Ça ne s’arrête jamais, une soirée pareille. Ensuite, nous sommes allés dans sa maison, son double château (où habite aussi Jean-Paul), à Gérard, dans la rue du Cherche-Midi parce que — Dominique avait grimpé dans un carrosse, belle et fatiguée, mais Gérard, sur le trottoir, m’a retenu : « Toi, tu viens ! — Mais non, je… — Non, tu viens ! » parce qu’il n’avait pas fini l’audition, en fait, et parce qu’il avait croisé Christophe (un génie aussi) en sortant du restaurant et qu’il l’avait, comme ça, convaincu de venir chanter une chanson ou deux sur son Steinway blanc à la maison. Christophe était tout frais, d’ailleurs, vu qu’il ne vit que la nuit. Lui, il en était à son premier repas. Alors, il a dit oui. « Ça me fait plaisir de te faire plaisir », il a dit. On aurait dit Astérix et d’Obélix sur le chemin. La maison de Gérard ? vous voulez que je la décrive ? elle est dans tous les magazines... D’abord un premier immeuble dans lequel habite, depuis peu, Jean-Paul, et on traverse un jardin et puis il y a un deuxième immeuble, c’est Gérard, une seule pièce immense où il y a tout (des sculptures, un alignement de plusieurs fours, un piano, beaucoup de livres posés partout). Il paraît qu’il y a des Giacometti, mais je ne les vois pas. Je caresse un bronze de Germaine Richier, très beau, grand, et un bronze plus petit de Camille Claudel, encore plus beau (La Valse). Je suis ému de pouvoir les toucher. C’est ça, tout d’un coup, pour moi, la richesse : on peut toucher, c’est privé. Et, toucher une sculpture, c’est comme le mois d’août à Paris. Et Christophe a chanté Les Mots bleus — oui, Christophe a chanté Les Mots bleus — et, ensuite, Gérard a voulu que Christophe improvise tandis que lui dirait un poème de Baudelaire choisi au hasard, il ne le connaissait pas, il est tombé sur L’Horloge (très bon choix, mais je ne l’ai pas ramenée...) et Christophe l’a accompagné au piano et c’était très beau, c’est vrai, mais Christophe a dit que c’était beau parce qu’ils s’écoutaient, « Ecouter l’autre, c’est ce qu’il y a de plus beau… Sinon ça n’a pas de sens… », a dit Christophe et, ça aussi, je le rapporte pour mes acteurs lyonnais. Plus tôt dans la soirée, j'avais dit à Dominique que c’était terrible parce que, la beauté, surtout en cette période à Paris, on la voyait partout, partout, partout, elle était immédiate, elle s’offrait partout sans effort et que, quand j’étais face à un interprète, j’avais l’impression qu’il fallait tout recommencer de zéro comme si l’interprète voulait faire le tour de toutes les autres solutions avant de consentir à celle, la plus évidente, de la beauté. Dominique me disait « Je vois ce que tu veux dire… » et elle me disait que, selon elle, les interprètes n’ont pas le sens de leur beauté, qu’il la dédaigne, qu’il préfère la remplacer par le mot « travail », par exemple. Et je disais : « C’est bien d’avoir la beauté et le travail ; les deux, non ? tu ne crois pas ? comme La Callas, par exemple... » Mais j’ajoutais, nous contredisant : « D’ailleurs, La Callas a travaillé à devenir belle… » Enfin, voyez, une belle soirée pleine de tendresse à Paris. La tendresse, c’est Audrey, à laquelle je trouvais que Dominique ressemblait : j’avais envie de les assembler et Gérard disait aussi qu’il fallait que je les fasse se rencontrer. Dominique regardait une photo d’Audrey. Après, on parlait de Fanny Ardant et, là aussi, tout le monde était bien d’accord pour l’adorer et Gérard, tout d’un coup, disait d’instinct la chose la plus belle sur Fanny : « Elle est sans concession ». Il y avait aussi Adjani qui passait par là, elle avait appelé au début du repas... Mes acteurs lyonnais, soyez des stars ! soyez sans concession et ne dédaignez pas votre joie, votre beauté, votre beauté naturelle, ne la dédaignez pas, la musique, votre « vivant poème » (vous-même), travaillez-le comme du Baudelaire ou comme les fruits de John Keats qui pensait tout à fait à l’opposé de Charles Baudelaire, d'ailleurs, que la poésie devait naître sans effort, sans travail, aussi naturelle qu’un pommier produit ses pommes
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