Friday, January 19, 2018

E n situation de handicap


Bien sûr que je suis ok pour que paraissent des photos de moi ou de mon travail, chère Emilie. Voici mon adresse : 8, rue Jacques Kablé 75018 Paris, mais, le mieux, c’est que tu l’envoies (ou le déposes) chez ma mère, 5, rue des Charmes à Bourg parce que ma boîte aux lettres à Paris n’a qu’une fente pour les lettres… J’écris quelques lignes. Tu pourrais me rappeler les choses ? Dans mon souvenir, je suis intervenu à deux occasions, une des occasions a débouché sur un spectacle dans un lieu dont j’ai oublié le nom et où les handicapés étaient mélangés à, il me semble, Marlène Saldana et mon père (et peut-être d’autres acteurs non handicapés ?) et une autre (avant ?) où il ne s’agissait que d’un stage (de deux jours ? un week-end ?), dans mon souvenir à la MJC de la Reyssouse (si elle s’appelle comme ça) et quelqu’un s’était perdu à la fin du stage… Bref, j’ai le souvenir de deux (je crois) expériences extraordinaires, inoubliables, la première mélangeant des handicapés mentaux et moteurs (dis-moi la bonne formulation) et des non handicapés (idem), mais ma mémoire manque de précision. Si tu en as…
Bises et bonne année, 
Yves-Noël 

Bonjour Yves-Noël
Bonne idée pour ta mère, comme ça je la verrai !
À Bourg, pays de misère artistique (je suis en colère en ce moment, la situation se gâte)
La première fois, les 18 et 19 septembre 2009, tu as donné un stage dans un gymnase et un spectacle au théâtre Arphonème que tu appelais « grange », tu m'as fait amener des poules, aurais aimé un bébé que je n'ai pas trouvé (ma soeur a refusé de nous prêter sa fille), ton père et ma mère se sont retrouvés sur le plateau avec Marlène Saldana. La pièce était magnifique comme toujours.
Je te joins deux photos du stage et un lien de photos qui ont été prises par Pascal Lesimple d’Artphonème le samedi soir :
Je me souviens avoir été impressionnée en allant te chercher à la gare.
Nicolas a détesté se retrouver dans la situation du mariage avec Patricia la princesse dans un train, tous les autres ont adoré ton travail qui nous emmène au creux de nos imaginaires.
La seconde fois, tu as donné un stage intitulé « L’Automne à Pékin » (photo d’Yvette Louis ci-jointe qui sera publiée) à la MJC de Bourg, samedi 24 et dimanche 25 novembre 2012 dans le cadre du festival l'Irrégulier. Nous avons emprunté des costumes blancs au théâtre Artphonème.
Un autre Nicolas s'est perdu à la fin en allant à la boulangerie en face, nous l'avons cherché longtemps pour finalement apprendre qu'il avait été ramené à Treffort, son foyer de vie, par la police, il me semble... 
Là encore, tu as déstabilisé certains participants dits valides pendant que d'autres m'ont surpris par leur intensité, engagement et créativité.
Je t'embrasse fort et ai hâte de lire la suite... j'aime bien la forme dialogue
Ps : Si tu passes par Bourg, fais signe (06 61 94 04 44) à l'occasion j'aimerais te parler d'un projet qui me tient à cœur et que je ne peux pas réaliser seule... Stéphane mon compagnon m'a fait pensé à toi, et ça m'a paru évident !

Tu en parles très bien, de mon travail — que c’est beau, la mémoire ! Ma mère, semble-t-il (les médecins le disent), l’a maintenant très dégradée, mais la mienne l’est sans doute aussi ! Je me souviens que de travailler à ces deux occasions avec des personnes en situation de handicap m’a mis au cœur du théâtre dans des raccourcis extraordinaires. Ça n’a été, chaque fois, que quelques heures (ce sont sans doute les stages les plus courts que j’ai donnés), mais : aucune déperdition. Tout d’un coup, tout de suite, dans tout le théâtre, toute la matière savante et naïve, au moins depuis les Grecs. Une vitesse extraordinaire. Pas du tout ce qu’il se passe normalement dans les stages ou dans les cours, « tourner autour de la piscine », comme on dit, cette impression d’avoir du temps. Non, il n’y a pas de temps, on y est ou pas. C’est une idée fausse qui vient presque automatiquement avec l’idée d’atelier, de cours : l’idée d’apprentissage. Cette idée est trop lente. J’y échappe complètement dans les répétitions de mes spectacles à cause principalement de leur brièveté (pour raison financière) : il n’y a pas le temps de chercher, le spectacle est presque fabriqué en temps réel, le premier geste sur le plateau est celui que l’on garde, on n’a pas le temps d’en chercher un deuxième. Eh bien, cette vitesse — qui est la vitesse de la vie, si on ôte ce qui l’entrave —, je l’ai trouvée pure, intacte, absolue, avec des personnes justement très entravées, plus ou moins entravées, parfois très entravées qui constituaient les groupes que tu m’as proposés. On n’est pas ailleurs qu’immédiatement dans le théâtre. L’imagination est très intense. C’est un grand éblouissement pour celui qui se sent lui-même, dans sa propre vie, sauvé par le théâtre de s’apercevoir que le théâtre est si réel qu’il en soigne d’autres. En fait, les personnes en situation de handicap avec qui j’ai travaillé grâce à ton invitation ont révélé des qualités de grands « professionnels », pas du tout d’ « amateurs ». Ça se relie à l’art brut. Quand tu m’as proposé de donner un spectacle dans ce que j’appelais donc cette « grange », j’ai pensé à demander à deux de mes acteurs les plus « libres » et les plus « professionnels » avec qui je travaillais à ce moment-là de m’accompagner : Marlène Saldana et mon père. Ces acteurs-là (mon père : complètement amateur) étaient capables d’être de plain-pied avec des acteurs en situation de handicap. Cela n’a rien à voir avec la perfection, mais avec l’excellence. L’excellence, c’est la liberté, c’est le plain-pied avec le monde, c’est ce que j’essaye de montrer avec mes spectacles. Je donne un cours à Paris que j’ai intitulé « Jouer comme Gérard » à cause de Gérard Depardieu qui dit : « Je ne joue pas, je vis ». C’est ce que j’ai rencontré, cette intensité de vie avec tes acteurs. Ils ne « jouaient pas », c’était autre chose. Vraie, nécessaire, comme respirer. Imagination fabuleuse, à couper au couteau, tout autour d’eux flottant comme un brouillard. Un brouillard brillant. Par exemple, « la forêt » est inoubliable — imaginons « la forêt » —, c’est le plus beau poème de toute ma vie et il a été écrit instantanément comme sur l’eau, sur l’air…
Tu sais, il faut que tu m’expliques ton projet ; je t’appelle si je passe à Bourg, mais je ne passerai pas tout de suite, ma mère est sortie de l’hôpital, ça a l’air d’aller… Tu peux peut-être m’en parler au téléphone (06 84 60 94 58). Bien entendu, c’est oui, tout de suite !



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