Saturday, March 21, 2020

L a Beauté était chaleureuse


Je pense qu’il faut, si tu travailles, que tu travailles (ou rêve à) tout le livre — et à Bulle aussi. Ensuite, moi, je suis plutôt partisan de ne pas faire de montage, ça tue l’écriture (même si, ici, c’est censé être une écriture orale, mais quand même). Pour L’Amant, par exemple, il n’y avait que trois extraits — longs — et quelques paragraphes (très peu) pour faire lien. 
Bulle Ogier est quelqu’un de très « flou ». C’est sa qualité. Je l’ai revue dans le film Vénus Beauté qui passe sur Arte. Même là où elle compose un personnage (et c’est assez pénible), le seul intérêt, c’est qu’elle croit qu’elle y arrive (ça, c’est pénible), mais qu’elle n’y arrive pas du tout (c’est sa grâce qui ressurgit). On ne croit à rien. En tout cas, moi. Elle flotte. Ce qui est un défaut majeur chez tout le monde est chez elle touchant. Je me demandais si tu étais capable de faire du flou, toi que je vois, pour ma plus grande joie, pleine de santé et les pieds sur terre ! Ce serait l’enjeu, en tout cas. J’imaginais même une lumière (mais comment ?) qui te mettrait dans le flou, une lumière qui t’éclairerait flou. Philippe Gladieux serait faire cela. J’imaginais aussi plusieurs actrices très différentes pour augmenter cette indiscernabilité, je ne sais pas, deux autres avec toi, peut-être. Je me souviens d’un trio de filles très différentes qui marchait très bien (de par cette différence) : Jeanne Balibar, Kate Moran et Marlène Saldana. Ces trois femmes représentaient la même femme, tu me suis ? C’est quelque chose qui donne du flou, ça aussi. Il y avait, dans un autre spectacle, un autre trio magnifique (représentant toujours, pour moi, une seule personne), Marlène Saldana, Dominique Uber et Valérie Dréville. (Je l’ai retenté avec le Tchekhov au TNB, les rôles, en particulier de l’héroïne Anna Akhimovna, sont pris en charge par trois filles — mais aussi par des garçons-filles et des garçons-garçons très différents ; les rôles d’hommes aussi sont brouillés dans leur genre…)
C’est quelque chose de très léger, Bulle, c’est ce qui fait sa grâce (son nom l’indique). Il faudrait vraiment un travail plastique sur ce flou…
Il y a aussi le problème des droits. Tant qu’on ne fait pas payer, c’est sans problème, mais dès qu’on voudrait présenter le spectacle dans un festival, il faudrait que Bulle Ogier et Anne Diatkine donnent leur accord. Le donneraient-elles ? Je ne sais pas.
Il y a une page très belle dans Mon année dans la baie de personne, de Peter Handke (livre très dense et je lis si lentement, même par temps de confinement, temps finalement très ressemblant à ma vie ordinaire, mais avec encore plus d’angoisse, plus d’empêchement, comme dans l’air, solide comme des particules), une page donc qui parle un peu (sans doute) de ce que je veux dire par « flou ». Ce sera plus clair et plus beau : 
« À cette époque, une fois, une seule, quelqu'un d'inconnu m’a imprégné totalement tout en restant inconnu, sans se dissoudre en un double de quelqu'un de la société. C'était dans le tramway, pas un tramway ordinaire, celui qui allait à la campagne, la « Ligne locale » à destination de Baden. Là, un jour, pendant près d'une heure, de l'Opéra jusqu'à un arrêt près d'un grand marché, était assise presque en face de moi une inconnue. J'ai très rarement trouvé les gens beaux, et de toute façon la personne ne l'était jamais tout de suite, mais le devenait avec le temps ou tout d'un coup. Tandis que la beauté dans le tramway fut tout de suite là et se maintint jusqu'à la descente, qui ne put rien lui enlever. Quand je dis : « La beauté était chaleureuse », cela me fait le même effet que « L'herbe était verte » ou « La neige était blanche », et c'est pourtant la seule chose que je puisse en dire (bien que j'aie aussi retenu d’elle ceci ou cela). Elle m'a fait découvrir de quoi il était question, dans ma vie, dans mon livre. 
C'était l'été, il y avait beaucoup de places libres dans le tram, beaucoup de lumière, surtout à l'extérieur, au-delà des limites de la ville, entre les prairies. Un enfant, pas petit, était assis près de la beauté, puis sur ses genoux. Je ne parvenais pas, pour mon bonheur, à voir en cette femme une mère, la femme d'un homme, d'un médecin, d'un architecte, d'une star du football. Elle s'opposait à toute classification. Ce ne pouvait pas être une coiffeuse, ni une dirigeante d'entreprise, ni une présentatrice de télévision, ni une spéléologue, ni une poétesse, ni un mannequin, ni une motocycliste, ni une deuxième Marilyn Monroe ou une nouvelle Cléopâtre, ni une reine, ni une chanteuse. »
Dit comme ça, on a tout de suite envie de se précipiter, non ? une actrice ? elle a envie de se précipiter à « s’opposer à toute classification » ? C’est si naturel — et si difficile, incroyablement difficile — de n’être rien. Peut-être plus encore pour une femme, qui sait ? Le neutre. Bulle, il me semble, a réussi à n’être rien. On parlait d’elle comme d’une « antistar » (elle répondait : « Oui, mais antistar, c’est quand même un peu une star, non ? »)  
Prends tout cela comme un encouragement, très chère,
Yves-Noël 

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