Tuesday, June 23, 2020

Q UI A DECIDE QUE VOUS ETIEZ POETE ? Texte de la performance du jeudi 18 juin dans la bar du théâtre de l'Arsenic à Paris


J’ai eu envie de t’écrire une lettre. Elle est venue comme ça toute seule, l’envie de t’écrire une lettre, après que nous avons parlé de ton prochain spectacle dans le noir. Comme tu écris tant, et si bien, on sait qu’on peut t’écrire, que ça a un sens, que ça sera lu. En te donnant toi-même la peine d’écrire autre chose que des messages à caractère informatif, et par ton blog, tu (re)crées cet espace de dialogue écrit, muri, non-immédiat — contrairement à la plupart des échanges de nos jours — tu es l’un de ceux qui le font vivre, cet espace, qui le sauvent, et il faut, cher ami, t’en être très reconnaissant. Je crois que depuis mon adolescence je rêvais d’avoir un correspondant épistolaire. J’ai tenté quelques fois d’écrire à des gens, des amis, mais l’on ne me répondait pas. Pas vraiment. Et à quoi bon être lu par quelqu’un qui ne vous répondra pas, non par choix d’un silence significatif, ce qui serait déjà une réponse, mais simplement par embarras, ou par paresse.

C’est sans doute ce qui définit le genre épistolaire, le geste épistolaire pourrait-on dire : même lorsqu’elle annonce une rupture, une lettre attend toujours une réponse. Objet lui-même physique, il espère produire un effet dans le réel. Ne serait-ce qu’un frémissement chez son destinataire, comme la surface de la mare troublée par le jet d’une pierre. Voilà peut-être pourquoi l’on se donne moins de peine pour écrire des e-mails, inconsistants, virtuels… ?

Il y a quelques années, j’avais écrit un essai sur la matérialité du texte (comprendre : les métaphores qui assimilent le texte à un objet à la consistance matérielle) dans les poèmes épistolaires de Joseph BrOdsky, qui sont particulièrement beaux. Expulsé d’URSS en 1972, bel et bien contre son gré et ce alors qu’il y était persécuté, BrOdsky a durant toute sa vie ensuite écrit régulièrement des lettres en forme de poèmes ou des poèmes en forme de lettres, les lettres d’un exilé. Plusieurs sont adressées à une femme dont on devine qu’il l’a aimée, devenue entretemps imaginaire, prétexte, et symbole de celles et ceux qu’il avait été contraint de laisser là-bas (« on pourrait faire une ville de tous ceux qui m’ont oublié »), et dont il oubliait lui-même le visage petit à petit. Le ton y est celui des lettres qu’on trouverait dans des bouteilles à la mer : l’auteur sait que ce serait un miracle qu’elles soient lues, et on se doute que l’improbable et aléatoire destinataire ne pourra de toute façon pas y répondre, pour des raisons évidentes : on ne connaît pas l’adresse de l’expéditeur, qui entretemps sera de toute façon probablement mort. Pourtant le poète espère encore, alors il écrit.

En guise d’illustration, je te mets ci-dessous la traduction (rapide et littérale, par mes soins), d’un des magnifiques poèmes épistolaires de Brodsky. (Markowicz prépare un recueil de traductions, c’est bienvenu, il n’a pas jusqu’ici été traduit de façon satisfaisante en français.)

De nulle part avec tout mon amour, le zième mar-tobre,
Mon cher, Mon respecté, Ma belle, n’importe
qui d’ailleurs, car les traits du visage, à dire
vrai, on ne s’en souvient plus, ni les vôtres, ni
ceux de personne, ami fidèle, vous salue de l’un
des cinq continents, celui qui tient grâce aux cow-boys ;
je t’ai aimée plus que les anges, et que Lui-même,
et c’est pourquoi, plus éloigné à présent de toi que d’eux,
tard le soir, dans une vallée endormie, tout au fond,
dans une petite ville couverte de neige jusqu’à la poignée des portes,
me tordant la nuit sur mes draps,
comme il ne sera du moins pas dit ci-après,
je frappe mon oreiller d’un mugissant « toi ! »,
au-delà de contrées sans frontières et sans fin,
dans l’obscurité, de tout mon corps
comme un miroir fou, reflétant les contours du tien.



Et la « traduction » anglaise de Brodsky lui-même, qui est plus une réécriture à vrai dire :

From nowhere with love, on the -eenth of March-ember,
dear respectful my darling, doesn’t matter
even who, for the face, speaking frankly,
is impossible to remember, not yours, and
no-one’s best friend, sends his regards being on one
of the five continents, related to cow-boys;
I loved you more than angels and even Himself
and am further from you now than from them both;
late at night, in the sleeping valley, in its very pit,
twisting at night on the blank bed-sheet —
as not mentioned below at least, — with a throb
I whip up the pillow by moaning “you”
from beyond the seas, its shores connecting
in the dark, with my body your body through
all it’s features, as a crazy mirror, reflecting.



***



Brodsky raconte que lors de son premier séjour, premier internement en hôpital psy, où il avai t été bien secoué et où on lui avai t injecté d’étrange z et désagréables substances (l’un des premiers stades de la réprimande réservée aux dissidents en URSS), il venait d’apprendre que MarIna BasmAnova, la femme dont il étai t amoureux (et qui est certainement celle à qui il adresse plusieurs de ses poèmes épistolaires, dont celui ci-dessus) le quittait pour son meilleur ami, et que cette douloureuse nouvelle lui a rendu bien plus supportables les torture z auxquelle z on le soumettait. « Deux douleurs valent mieux qu’une. », écrivait bien Nietzsche.

[Parenthèse bouddhiste] Il me semble qu’il en est ainsi car la multiplication des causes de souffrance, non que je la souhaite à personne, facilite la dissociation entre la cause (de la souffrance que l’esprit humain a la tendance erronée — d’attribuer à des circonstances extérieures) et la souffrance elle-même [Vous me suivez ?] — ouvrant ainsi la porte vers la libération de la souffrance et de la cause — de la souffrance [n’est-ce pas ?]. Entrevoyant cette porte de sortie, notre esprit se réjouit, et la souffrance devient déjà moins intense, elle est relativisée.) (Et je crois que c’est l’expérience que fait BrOdsky.) [Si vous voulez,] On lâche l’illusion de maîtrise des causes… [Par exemple, mon amie a une amie, Martine Pineau, elle m’a raconté, ses parents sont morts le même jour. Le père Bobby Pineau qui était en pleine forme a eut un truc à l’oreille, il est mort et la mère Jeannine Pineau, qui était en maison de retraite est morte le même jour sans qu’on lui ait même dit qu’il était mort. Donc ils se sont d’abord occupé du père et quand ils ont voulu informer la mère, on leur a dit : elle est morte… Ils ont fait évidemment un double enterrement…]



***



Vraie question, naïve : est-ce justement l’habileté de l’auteur à dissimuler l’attente d’être lu qui distingue la « grande » littérature ? La capacité à écrire soub spekie a eterni tatis, du point de vue de l’éternité, comme disent les philosophes ?

C’est ce qui fait peut-être que je n’ai jusqu’ici achevé que des textes pour la scène... J’ai la faiblesse d’avoir besoin d’un effet rapidement observable dans le réel… Avant d’écrire moi-même, je me disais que seul un écrivain qui ne publierait qu’à titre posthume pourrai t être complètement honnête…

Il y a une expression en russe pour un écrivain qui ne publie pas : (pisAt’ v stol). Écrire dans la table. Pour la table. (Un immense écrivain qui semble-t-il le fait maintenant depuis quelques années : SAsha SakalOv.)



***



PisAt’, en russe, ça veut dire « écrire » (si l’on met l’accent sur la seconde syllabe), et « pisser » si on met l’accent sur la première syllabe. PIsat’. Dans un de ses poèmes, BrOdsky joue d’ailleurs avec ce double-sens en mettant l’expression « pisAt’ na vetrOu », qui peut se lire à la fois comme « écrire sur du vent » ou « pIsat’ na vetrOU », « pisser contre le vent ». Le sens (et la bienséance) voudrait qu’on lise « écrire », mais la prosodie suggère « pisser ».

Voici l’extrait en question, il s’agit du début d’un long poème dont le titre est Nature morte (traduction rapide et littérale) :

« 
1.                  

Les choses et les gens nous
encerclent. Et les unes,
et les autres font mal aux yeux.
Mieux vaut vivre dans l’obscurité.

Je suis assis sur un banc,
dans un parc, regardant
passer une famille.
La lumière me rebute.

C’est janvier. L’hiver,
à en croire le calendrier.
Quand l’ombre aussi me rebutera,
je parlerai.


2.

Il est temps. Je suis prêt à commencer.
Qu’importe comment. Ouvrir
la bouche. Je peux me taire.
Mais mieux vaut que je parle.

De quoi ? Des jours, des nuits.
Ou alors, de rien.
Ou alors, des choses.
Des choses, mais non pas des

[Les regarder.]

Gens. Ils vont mourir.
Tous. Moi aussi je vais mourir.
C’est un vaine effort.
Comme d’écrire sur du vent (/de pisser contre le vent). »



***



Ça m’a fait rire que tu n’aimes pas l’idée de mettre le bruit de quelqu’un qui urine bruyamment dans ton spectacle, cette réaction de vierge effarouchée es t étonnante quand on lit les obscénités que tu mets parfois dans tes lettres et sur ton blog. Il y aurait donc pour toi l’espace sacré de l’art et celui (obscène — au sens hors de la scène) de la vie ordinaire, avec une séparation si nette qu’on y adopte des comportements et des langages radicalement différents ? (Vraie question.)

Contre Sainte-Beuve, certes…

Ou alors c’est juste que le sexe c’est OK, mais pas les excréments… ?

Ce qui entre, et ce qui sort, du noir.

[Oui, ben, oui, moi, je suis pas très caca, bon, on va pas en faire un…]



***



A propos — ou pas — du sacré et du profane (comme toute cette lettre), sais-tu que pour leur enterrement, certains notables de certaines provinces chinoises — ou bien leurs descendants — font appel à des effeuilleuses pour danser sur leur cercueil, car la croyance est vivace que plu z il y aura de monde à leur enterrement, plu z ils auront de chance dans l’autre monde ? 

La coutume veut qu’on soit « heureux pendant les funérailles et triste pour les mariages ». Or comme tout le monde le sait, les strip-teaseuses sont l’un des meilleurs moyens d’être heureux !

[Bon, j’avais demandé des filles à poil pour cette performance, au moins deux, on m’a dit gentiment que ce n’était plus le genre de la maison… C’est vrai ce n’est plus le genre de la maison… Moi, je suis pour le mélange des genres, hein… De toute façon, faire des spectacles c’est toujours aller contre, c’est ça la limite de l’exercice. Par exemple, là, j’ai besoin de silence, mais si le silence était la norme, si ce bar était une salle de monastère, par exemple, ben, j’aurais envie de bruit, par opposition — et de femmes nues, j’aurais envie… Enfin, c'est vrai, ça ça change pas…]



***



Entre le début de cette lettre et ces mots, il y a eu notre nouvel échange de lundi. Je voulais t’exprimer ici toute ma reconnaissance d’avoir lu mon début de texte L’Avantage de la Nuit — et pour les retours que tu m’as faits. Il y a — à vrai dire — eu en moi un soulagement que tu démasques immédiatement ce qu’il avait d’artificieux et me le dises. C’est une belle leçon de pureté, et un encouragement à l’exigence. N’hésite jamais s’il-te-plaît à me dire ce que tu penses de ce que j’écris. Je ne suis pas susceptible, je sais entendre et prendre ce qui m’est utile. Leçon de pureté, peut-être le titre d’un texte à venir, tiens…

C’est une autre chose qu’il y a chez toi et que j’apprécie infiniment. Sous couvert de ce personnage qui peut cultiver l’image d’un obsédé BIsexuel exhiBItionniste, souvent grossier (ce qui me déplaît, comme, toi, le bruit de la miction), il y a en toi, et dans tes spectacles, une infinie délicatesse, une recherche exigeante de pureté. Cela me touche beaucoup, car c’est ce que je ressens depuis que je suis enfant, je veux dire l’étonnement du contraste entre l’évidence que la recherche de pureté est notre raison d’être sur terre, et la vulgarité de nos comportements à tous. La vérité, c’est que, dans notre monde, on passe pour un fou lorsqu’on parle de ces choses-là — ou qu’on écrit des lettres sérieuses.

« C’est dur, l’esprit et la beauté. », écris-tu à tes élèves du TNB (j’ai écouté leur lecture de tes lettres, très émouvant, l’amour qu’ils te portent).

C’est dur, la pureté, ajouterai-je.

Je continue donc à t’écrire, car tu fais ça, tu met z en mouvement des chose z en moi que j’ai envie d’écrire et de partage r avec toi. Peut-être que ça a ou aura un rapport avec la recherche pour ton spectacle (peut-être pas). Ça en a un avec la mienne, en tout cas.



***



Entrer dans l’obscurité totale, s’y fondre, puis la traverser. Un rituel dans le noir.



***



En écrivant ces lignes, deux scènes de ma vie de Saint-PetersbOUrg me reviennent. La première, je l’avais consignée à l’époque, la seconde, je m’étais promis de le faire depuis longtemps, en voici une bonne occasion. Je te les donne ici, je pressens que cela a un lien avec tout ce dont nous parlons. Le rapport immédiat entre le grotesque et le sacré est l’un des traits particuliers de la culture russe. Les Russes l’expliquen t eux-mêmes par le fait que, dans le christianisme orthodoxe, il n’y a pas de purgatoire. Le paradis ou l’enfer, pas d’entre-deux.



***



J’entre dans le passage souterrain qui conduit à la station de métro SIEnnaya PlOschat’, « La place du foin », car s’y tenai t originellement un marché au foin, au bétail et au bois de chauffage, lieu où passent souvent les personnages de DostoïEvski (qui vivait non loin de là) et qui accueille (en tout cas dans les années 2000, quand j’y étais), surtout en hiver, les sans-abris les plus abîmés de la ville. Complètement abrutis par l’alcool-frelaté, éclopés, mutilés, sentant les excréments, beaucoup d'entre eux dormen t ici en plein jour, aux yeux de tous, dans des poses dans lesquelles on ne penserait voir que des morts. Il ne faut pas beaucoup d'imagination pour se représenter une ville après une épidémie de peste ou un bombardement.

Je remarque un homme couché par terre. Il semble plus mort que tous ceux que j'ai vus avant lui, qui, au moment où je m'approche d'eux, au tout dernier moment, avant que je ne les touche [Geste de la main.], heureusement, poussent un soupir qui me permet de me remettre en chemin, la conscience à peu près tranquille.

Il a une longue barbe, des moignons en place des mains. Et pas de jambes. Je m'approche (ce que je fais de moins en moins souvent, convaincu — par l'expérience — que tous, à un momen t ou un autre, vont respirer). Celui-ci aussi respire faiblement. Alors je me remet z en chemin...

Arrivé au sommet des escaliers, j'aperçois le métro déjà à quai. Je cours, j’arrive de justesse à me glisser dedans, en même temps que trois adolescentes. Elles sont jolies, surtout la plus jeune. Elle doit avoir quatorze ans, elle n'est pas très grande. Fine comme une danseuse, elle a des longs cheveux châtain clair frisés, et des yeux bleus pétillants de malice et d’intelligence. Sa voix est d’un aigu agréable. Tou t en étan t essoufflées de leur course, toutes trois rient gaiement. Une joie naïve s'empare de moi, la joie du soleil après la pluie, du printemps après l'hiver russe. Je regarde rire les jeunes filles et j’aimerais voir dans cette beauté exubérante et fraîche une rétribution pour la laideur endurée un instant plus tôt.

—  SmishnO ! Kha-kha-kha ! / C’est drôle ! ha-ha-ha !
— Tak smichnO ! Kha-kha-kha ! / Tellement drôle ! Ha-ha-ha !
— Otchin smishnO ! Kha-kha-kha ! / C’est très drôle ! Ha-ha-ha !

Sans diminuer mon ravissement, ces remarque z attirent mon attention. Elles me font comprendre que les adolescentes ne rient pas simplement, comme le font les jeunes filles à l'âge de la puberté, sous le coup de l'excitation, mais que, toujour essoufflées, elles rient de quelque chose. Je me rapproche, intrigué. Peut-être un garçon qu’elle z auraien t aperçu, une histoire drôle…

— SmishnO ! Kha-kha ! / C’est drôle ! Ha ha !
— Da ! Ni rouk(i) ni nog(i) niet ou nivO ! Kha-kha ! / Oui ! Il n'a ni bras ni jambes ! Ha-ha!
— Ou nivO niet nitchevO vaabschE ! Kha-kha ! / Oui ! Il n'a vraiment rien du tout ! Ha-ha!

Nous avions vu le même homme.



***



Je t’ai déjà raconté que j’ai commencé à faire du théâtre un peu par hasard lorsque j’étais à Saint-PetersbOUrg en travaillant comme assistant d’Alain Maratrat qui montait La Flûte enchantée au Théâtre Mariinsky. Il y aurait un livre d’histoires à raconter sur cette expérience tant tout y a été, comme souvent en Russie, absolument chaotique et féérique. En voici une… 

Les journées de travail étaien t intense s au Mariinsky. L’équipe artistique franco-suisse dont je faisais partie travaillait dix à douze heures par jour, six ou sept jours par semaine pendant trois mois, avec de courtes pauses, devant gérer trois distributions, le fonctionnement bureaucratique du théâtre, la fabrication pharaonique des décor et des costumes, les différences culturelles, etc. A cela s’ajoutait que je vivais à une heure/une heure trente du théâtre en métro ou en voiture. Je rentrais la plupart du temps chez moi vers deux heures du matin et repartais le lendemain vers huit heures.

En plus, il arrivai t encore souvent qu’Alain m’appelle à deux heures du mat’ sur mon portable, alors que j’arrivais chez moi, pour savoir si j’allais bien (en tout cas, il me le demandait), me confier parfois ses doutes et ses questionnements existentiels, et surtout me demander des chose z importante z et complètement dingues, comme par exemple lui trouver, dans les plus brefs délais, un costume de véritable dragon chinois avec des danseurs sachan t exécuter la danse traditionnelle du dragon chinois, un franc-maçon francophone connaissant bien La Flûte enchantée avec qui il pourrait s’entretenir en privé ou… un staretz. Je doi z ici me vanter d’avoir réussi à lui trouver les trois, et bien d’autres chose z encore, ce qui ne manqua pas de me valoir son respect et son affection.

Quand il m’a demandé de lui dégote r un staretz, c’était pour lui poser des « question z importantes » sur le projet. Il ne m’a rien dit de plus. C’étai t à un moment particulièrement compliqué de la création, où l’on avait l’impression que rien ne marchait, mais aussi qu’Alain n’était satisfait de rien.

Un staretz : souviens-toi des Frères KaramAzov, qui débutent par la remise en cause de la sainteté du staretz ZossIma dont la vie avai t été pourtan t exemplaire, parce que son cadavre s’était mi z à senti r avant la mise en terre, alors que le cadavre des saints était réputé ne pas sentir. Il y a aussi le très beau film Ostrav, L’île, de PAvel LounguIne, que je te conseille, avec le magnifique acteur Pyotr MamOnov.

Un staretz, c’es t un patriarche orthodoxe. Rattaché à un monastère, il n’en respecte pourtant par forcément les règles et vit souven t en marginal. Il n’est nommé par personne, mais reconnu par les fidèles. Les staretz sont réputé z avoir un immense charisme et des pouvoirs d’intuition, de guérison, etc.

Je n’en savais pas beaucoup plus lorsque j’ai demandé à mes connaissance z en Russie si quelqu’un pouvait m’aide r à en trouver / un. A mon étonnement, la semaine suivante, une amie d’une amie, chrétienne orthodoxe fervente, m’informait qu’un staretz très respecté et vivant dans la campagne à cent kilomètres de Saint-PétersbOUrg venait régulièrement dans une église de la banlieue de la ville pour confesser les fidèles et entendre leurs demandes d’intercession.

J’annonçais fièrement ma découverte à Alain et quelques temps plus tard, un samedi matin, nous nous rendion z à l’adresse indiquée. Je m’attendai z à y découvrir une vieille et belle église russe, mais nous nous sommes retrouvés dans une sorte de petit complexe industriel en mauvais état, dont l’un des bâtiment z étai t effectivemen t une église, mais d’architecture plutôt moderne. Difficile de dire s’il s’agissait du résultat de la transformation récente d’une usine en église, d’un monastère du XIXème qui avait été transformé en usine par les communistes à l’exception de cette église, ou bien d’une église appartenan t originellemen t à un complexe industriel du début du XXème.

Nous sommes entré z et avons découver à l’intérieur une foule importante e t hétéroclite composée de veilles femmes, d’hommes très mal en point, alcooliques, malades, éclopés — ou encore de femmes de quarante ou cinquante ans à l’air abattu qui ne portaient pas de stigmates physiques mais, sur leur épaules, de toute évidence, le poids de terribles malheurs. Nous avons attendu debout, à l’arrière, sans rien faire et sans rien dire durant ce qui m’a paru un long moment… peut-être une demi-heure… Des gens parlaient tout bas, la plupart se taisaient.

Soudain, alors que rien ne s’était passé, mon cœur s’est mi z à battre vite et fort, malgré moi, et un frisson violent a parcouru ma peau. J’ai violemment senti l’entrée dans la salle à notre droite d’une présence très puissante. C’étai t une sensation / indescriptible que je n’avais jamais connue. On me croira ou pas. Quelques secondes plus tard, la foule s’est mise à s’agiter / et des voi z à s’élever. Nous ne voyions pas bien ce qui se passait, jusqu’à ce que l’on comprenne que le staret z était entré dans l’église et avai t entrepris de traverser la foule de notre droite à notre gauche, pour se diriger vers l’autel situé derrière une iconostase ajourée (à laquelle on accédait par quelques marches). Les gens se sont mi z à se presser les uns contre les autres pour s’approcher le plus possible du sain t homme et tenter de lui parler ou ne serait-ce que le toucher. Mon cœur battait toujours la chamade, ce que je me rappelle avoir trouvé étrange car je ne ressentais ni appréhension ni impatience particulière. Je n’avais pas d’attente, j’étais simplement curieux.

Dans sa traversée de la foule, le staret z est passé suffisamment près de nous pour que j’aperçoive le corps et le visage de cet homme d’environ soixante-dix, soixante-quinze ans, à la longue barbe et au ventre rond. Pas très grand, des lunettes aux verres trè z épais qui rendaient son strabisme encore plus spectaculaire. Habit des prêtres orthodoxes, une toque blanche.

A mon étonnement, j’ai vu à ce moment qu’il étai t escorté par des, des sortes de gardes du corps... vêtus de noir, qui ressemblaient vraimen t à des mafieux. Il y en avait quatre qui l’accompagnaient à travers la foule et d’autres postés près de l’immense iconostase devant laquelle, comme nous l’avons vérifié ensuite, avaient été disposés deux ou trois petits tabourets. Les hommes en noir étaient six ou huit, en tout, je pense. Des amis russes m’ont assuré par la suite que la mafia exploitait parfois certains staretz, peut-être une légende urbaine russe qui ferait un bon sujet de film… En tout cas, je n’ai jamais pu savoir avec certitude qui étaient ces homme z en noir.

J’ai mieux vu aussi, lorsque le staret z est passé près de nous, les gens qui se laissaient tomber sur lui, dans ses bras, en le suppliant de les aider, scène d’un autre temps. Il y avait des alcooliques à un stade très avancé de décrépitude qui lui demandaient de les aide r à arrêter de boire, des femmes qui le suppliaien t en pleurant d’aider leur mari à arrêter de boire ou de soigner leur enfant, des vieilles dames qui marmonnaient des prière z et des bénédictions dans un dialecte de la campagne, des homme z et des femme z aux visages tuméfiés gonflés déformés amochés par des coups ou des maladies dont on ne sait même plus qu’elle z existent, ou encore par l’inhalation de colle…

A cette vieille bAbouchka, il faisait simplement un signe de croix sur la tête et elle se mettait à pleurer de reconnaissance. Puis il saisissait avec fermeté par la nuque cet alcoolique qui portait d’étranges taches bleues sur son visage émacié, il le regardait droit dans les yeux et lui disait, avec la voix d’un père sévère mais bienveillant : « Ne bois plus ! Tu m’entends ? Ne bois plus ! » Et l’alcoolique promettait, disait merci et inclinait la tête.

Le staretz s’est taillé ainsi un chemin jusqu’à l’autel, aidé par ses gardes du corps, passan t ensuite derrière l’iconostase où il a dû, je crois, prie r et effectuer quelque rituel, avant de revenir devant l’iconostase où il s’es t assis sur une petite chaise. D’où nous étions, nous ne le voyions plus. Il y a eu un peu d’agitation. Nous n’avions bien sûr aucune idée de la suite du programme. Puis, l’un des gardes du corps s’est mi z à appeler des noms. Peut-être que des gens s’étaien t inscrit z à l’avance pour une question ou une confession plus intime ? Effectivement, deux ou trois personnes se sont approchée z à tour de rôle de l’iconostase et se sont entretenues brièvement mai z en privé avec le staretz, à voix basse, lorsque soudain, j’ai entendu le même homme en noir demander à voix haute à l’assemblée : « Il y a des Français dans la salle ? ». C’était une question, mais qui sous-entendait évidemment une réponse positive dans cette église underground de la banlieue de Saint-PetersbOUrg. Comme nous n’avions dit à personne que nous venions, n’avion z adressé la parole à personne depuis notre arrivée et avion z été plutôt discrets, je me suis dit : « Quelle coïncidence, il y a des Français qui sont là en même temps que nous et qui ont pris rendez-vous avec le staretz ! » J’ai traduit à Alain ce qui se passait. « Il y a des Français dans la salle. », répéta le garde du corps, cette fois, ce n’était plus une question mais une affirmation. « Approchez, s’il-vous-plaît, le staretz vous attend. » Nous avons levé un peu la tête pour mieux voir ce qui se passait, lorsque le garde qui observait l’assemblée en cherchant du regard à droite et à gauche nous a vu z et nou z a fait signe d’approcher. Alain a paru moins surpris que moi, j’avais l’impression d’être dans un rêve.

Nous avons traversé la foule qui s’est écartée pour nous laisser passer, sommes montés vers l’autel et avons pris place sur deux petits tabourets en face du staretz. Lorsqu’il nous a vu en face de lui, son visage jusqu’ici sévère et concentré, s’est ouvert en un immense sourire, rayonnant, amusé. Comme si après avoir fait face à la misère et à la souffrance humaine dans un combat qui requérait détermination et concentration, il avait maintenant devant lui deux personnes en bonne santé, qui venaient l’aborder pour des problèmes bien moins graves et des questions bien moins sérieuses, et qu’il pouvait par conséquent accueillir de façon détendue, avec bienveillance et bonhommie.

J’ai expliqué brièvement au staretz qui nous étions, ce que nous faisions et qu’Alain avait souhaité le voir pour lui poser des questions en lien avec son projet. J’ai ensuite traduit l’entretien entre Alain et le staretz, qui a été assez bref :

Alain : Voilà, je suis en train de monte r un opéra au Théâtre Mariinsky, et je voudrais savoir comment ne pas trahir ce que je fais, ma mission.
Le staretz : Vous êtes chrétien ? Catholique ?
Alain : (Hésitation.) Euh, oui. Catholique. Du côté de mon père.

Il faut savoir qu’Alain — qui, en cet instant, m’est apparu ressembler tout à fait à un Woody Allen roux — avait une mère juive lithuanienne et un père communiste, athée et anticlérical. Bien sûr, il n’est pas baptisé du tout. En revanche, il pratique les arts martiaux depuis de nombreuse z années et a un grand respect pour toutes les formes de recherche spirituelle.

Dans le souvenir imprécis que j’ai de la fin de cet échange, il me semble que le staretz, peu dupe de la réponse d’Alain, lui a simplement répondu : « Il suffit de croire en Dieu. Il faut s’en remettre à Dieu. Et prier. »

Nous l’avons remercié, et au moment de partir, alors qu’Alain avait déjà commencé à s’éloigner, le staretz m’a attrapé par le bras, et m’a demandé en me fixant intensément : « Et toi ? Tu veux demander quelque chose, pour toi ? »

Tremblant, ému jusqu’aux larmes de son attention, j’aurais voulu lui dire que je cherchais Dieu, que je l’avais cherché toute ma vie, que jusqu’ici, malgré un souhait sincère, une enfance pratiquante dans le catholicisme et une adolescence mystique, cela n’avait rien donné et que, par conséquent, ma recherche spirituelle était au point mort, que je sentais que ma vie était incomplète sans cette dimension, mais je ne savais comment…

Mais j’ai juste dit : « Niet. SpasIba. NitchevO asObin-nava. » « Merci. Non Merci. Rien de particulier. »

Et nous sommes partis.



***



À l’âge de 23 ans, le 18 février 1964, BrOdsky a donc été jugé pour « parasitisme », acte d’accusation fréquemmen t utilisé contre les artistes dissidents et marginaux de toute sorte.

Séjournant temporairement à Moscou fin 1963, il était retourné à LéningrAd pour voir MarIna BasmAnova dont il était passionnément amoureux, contre le conseil de ses amis qui pressentent une arrestation en raison d’articles diffamatoires à son encontre récemment parus dans la presse de LéningrAd. Et effectivement il est arrêté.

(Ce qui est saisissant, c’est qu’il n’y a absolument rien de politique ou d’ouvertement dissident dans ses premiers poèmes, et en outre qu’il n’avait même pas encore eu l’occasion de les publier ! Ils sont complètement a-politiques, mais très tôt la voix de BrOdsky parle depuis ce lieu intime, ce lieu pur, où chacun de nous sait ce qui est vrai. « L’esthétique est la mère de l’éthique. », comme il dira plus tard. « La beauté sauve le monde. », dit autrement DostoïEvski. Et pour un gouvernement qui vit dans le mensonge perpétuel de la propagande, les voix qui parlent depuis là, depuis cet endroit vrai, représentent un danger. Une leçon pour nous tous : il n’y a pas besoin de manifester, il faut s’efforcer de parler depuis cet endroit, et de dire la vérité, en commençant par notre vie.)

Nous ne sommes plus à l’époque des purges stalinienne, certes, sinon BrOdsky aurait simplement disparu un beau matin, comme DaniIl Kharms, comme AssIp MandelstAm, comme tant d’autres, et l’on aurait appris sa mort quelques temps plus tard, dans les journaux, ou par ouï-dire... Nous ne sommes plu z à l’époque des purges staliniennes, mais il ne fait quand même pas bon se retrouver face à un juge soviétique.

La juge : Qu’est-ce que vous faites dans la vie ?
BrOdsky : J’écris des poèmes. Je fais des traductions. Je suppose…
La juge : On ne veut pas de « je suppose » ici. Tenez-vous comme il faut ! Ne vous appuyez pas contre le mur ! Regardez la cour ! (A la personne qui est en train de consigner cet échange dans la salle.) Arrêtez immédiatement de prendre des notes ! Sinon je vous sors de la salle. (À BrOdsky) Est-ce que vous avez un travail fixe ?
BrOdsky : Je pensais que c’était un travail fixe.
Juge : Répondez clairement !
BrOdsky : J’écrivais des poèmes. Je pensais qu’ils seraient publiés. Je supposais…
La Juge : Les « je suppose » ne nous intéressent pas. Répondez, pourquoi est-ce que vous ne travailliez pas ?
BrOdsky : Je travaillais. J’écrivais des poèmes.
La juge : Cela ne nous intéresse pas. Ce qui nous intéresse, c’est avec quel établissement vous étiez en relation.
BrOdsky : J’avais des contrats avec une maison d’édition.
La juge : Est-ce que ces contrats étaient suffisants pour vous nourrir ? Donnez-nous la liste : quel contrat, de quelle date, et pour quel montant ?
BrOdsky : Je ne me souviens pas exactement. Mon avocat a tous les contrats.
La juge : C’est à vous que je pose la question.
BrOdsky : A Moscou, deux livres avec mes traductions ont été publiés… (les énumère).
La juge : Combien de temps avez-vous été officiellement employé ?
BrOdsky : A peu près…
La juge : Les « à peu près » ne nous intéressent pas !
BrOdsky : Cinq ans.
La juge : Où avez-vous travaillé ?
BrOdsky : Dans une usine. Pour des fouilles archéologiques…
La juge : Combien de temps avez-vous travaillé à l’usine ?
BrOdsky : Une année.
La juge : En qualité de ?
BrOdsky : Fraiseur.
La juge : Mais alors quel est votre métier ?
BrOdsky : Poète. Poète-traducteur.
La juge : Et qui a décidé que vous étiez poète ? Qui vous a mis au rang des poètes ?
BrOdsky : Personne. (Sans provocation :) Et qui m’a mis au rang des êtres humains ?
La juge : Et est-ce que vous avez étudié ?
BrOdsky : Quoi ?
La juge : Pour être poète ? N’avez-vous pas essayé d’aller dans une École supérieure, où on vous prépare… on vous apprend…
BrOdsky : Je ne pensais pas que cela s’apprenait à l’école.
La juge : Mais alors où ?
BrOdsky : Je crois que… (avec hésitation :)… cela vient de Dieu.
La juge : Avez-vous un recours à faire valoir ?
BrOdsky : J’aurais aimé savoir pourquoi on m’a arrêté.
La juge : C’est une question, pas un recours.
BrOdsky : Alors je n’ai pas de recours.

Après cette première audience, BrOdsky sera soumis à une « expertise psychiatrique » qui durera trois semaines dans hôpital psychiatrique et durant laquelle il subira diverses tortures, injection de substances douloureuses, réveil au milieu de la nuit pour être jeté dans un bain glacé, avant d’être enroulé dans un linge mouillé et collé à un radiateur brûlant : sous l’effet de la chaleur, le linge se resserre et empêche la respiration. Après ces « examens » qui auraient suffit à eux seuls à rendre fou pas mal de gens, BrOdsky est jugé sain d’esprit.

Puis, au terme d’une seconde audience, ce simulacre de procès, qui verra témoigner d’illustres inconnus venus le diffamer, BrOdsky est condamné à cinq ans d’exil et de travaux agricoles à NorInskaïa, dans la campagne près d’ArkhgElsk, à huit cent cinquante kilomètres de LéningrAd.

Consciente que ces pérégrinations serviront à créer l’image d’un poète-martyr, AkhmAtova dira en l’apprenant : « Quelle biographie ils préparent à notre petit rouquin. Comme s’il avait payé quelqu’un exprès ! » Elle ne s’est pas trompée. Vingt-trois ans plus tard, en 87, BrOdsky recevra le Prix Nobel (de littérature).

Après la condamnation de Brodsky, AkhmAtova interviendra cependant vivemen t auprès des autorités soviétiques pour que Brodsky soit libéré, de même que de nombreu z intellectuels hors d’URSS, comme Jean-Paul Sartre, suite à quoi sa peine sera allégée et il sera de retour, réhabilité, en novembre 65 à LéningrAd, précédemment, et ultérieurement, Saint-PétersbOUrg. 



Voilà, c’étai t un extrait de cette lettre que je vais arrêter là de mon ami Yan Walther qui m’a écrit ça le jour où Patrick de Rham m’a proposé cette performance de faire une performance, je me suis dit : Ben, voilà ! C’est pas la peine d’aller chercher… [Sens : midi à quatorze heures.] Vous savez, les grands acteurs, on dit, ils pourraient nous lire l’annuaire… Promis ! La prochaine fois, c’est l’annuaire…

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