Historique :
Yan Walther propose il y a un an à Yves-Noël Genod de reprendre au théâtre du Pommier deux de ses spectacles qui avaient été présentés en diptyque à l’Arsenic à Lausanne, Phèdre et Rester vivant, deux spectacles sur la langue française, celle de Racine et celle de Baudelaire dont on a relevé la proximité, deux langues monuments. Yves-Noël Genod renonce au Phèdre à cause d’une plus grande difficulté d’exécution et de l’indisponibilité d’un des artistes du son et de la lumière. Yan Walther propose alors à Yves-Noël Genod d’accompagner le Baudelaire d’une création : un solo qui raconterait ses spectacles anciens et les ferait ainsi connaître du public de Neuchâtel. Une présence live — celle du stand-up — qui permettrait aussi d’humaniser la proposition radicale et sublime du Baudelaire — intitulé Rester vivant — présenté dans le noir total.
Mais cette création — dont le titre sera Qui m’aime me suive — demande bien sûr plus de travail et de présence dans le théâtre car Yves-Noël Genod, c’est sa particularité, ne peut créer ses spectacles qu’à partir des lieux. Beaucoup d’allers-retours donc et aussi la création d’une lumière. Un budget, bien sûr, qui dépasse celui d’un accueil. Philippe Gladieux, l’éclairagiste avec qui Yves-Noël Genod « co-signe » (on peut le dire) ses spectacles depuis une dizaine d’années propose pour le théâtre du Pommier — déjà transformé tout entier en boîte noire (gradin rentré) — d’amplifier cette sensation matricielle par la création d’un bassin d’un centimètre d’eau qui, permettant d’éclairer la voûte par réflection, en magnifiant ce qui est déjà là, montrerait l’« essence » du théâtre du Pommier, de façon à ce que le spectacle soit le poème du lieu. C’est toujours ce qu’Yves-Noël Genod espère quand il entre pour la première fois dans un espace ou un théâtre : faire du lieu littéralement son poème. Presque à la Mallarmé : « Rien n’aura eu lieu que le lieu » ; en tout cas à la Wallace Stevens : « Life is an affair of people not of places, but for me, life is an affair of places and that is the trouble. » (une affaire de lieux plutôt que de personnes). L’eau, c’est la vie (on a même dit que c’était la mémoire). On est à l’intérieur d’une cave, d’une grotte. On est dans la création-même. Les pieds dans l’eau pour raconter tous les spectacles d’Yves-Noël Genod (plus d’une centaine). Yves-Noël Genod, cet être résolument hybride, multiforme, certainement un phœnix. Ce comédien. Ce menteur en scène. On fabrique ensemble un spectacle comme un livre ouvert. Marguerite Duras disait que chacun d'entre nous peut « en écrire » — c’est le terme qu’elle utilisait —, à condition de tomber dans « le puit noir de l’arrière-conscience ». C’est ce puit noir (qu'elle appelait aussi la « masse noire de l’écriture ») que le théâtre, boîte noire (par définition) et cette scénographie qui la radicalise illustrent ou métaphorisent. L’idée en est venue (à Yves-Noël Genod, puis à Philippe Gladieux) parce qu’une source coule sous le théâtre du Pommier. Un cours d’eau qui peut menacer d’inonder. Un jour, en juillet, lors de la montée des eaux, du débordement des lacs, le directeur technique, Gilles Perrenoud a regardé grâce à un capteur placé dans une trappe, sous la scène, si le théâtre ne risquait pas l’inondation (comme c’est arrivé au moins une fois). C’est peu de dire que l’ancrage à Neuchâtel — c’est ainsi qu’il a toujours procédé : localiser les créations — représente pour Yves-Noël Genod tout l’enjeu de cette aventure et le tremplin de son envergure. On peut ensuite reprendre les spectacles dans d’autres salles, les adapter, mais la création, c’est du sur-mesure (comme dans un atelier de haute couture, « Je fais mes robes sur les personnes », disait Coco Chanel). Le dernier spectacle présenté en juillet au festival de la Cité, à Lausanne, et repris depuis dans divers lieux privés, une sorte de conférence, de conversation intitulée Vers le soir sur la poésie suisse, principalement celle de Philippe Jaccottet (de Moudon), de Gustave Roud (de Carrouge), de Rainer Maria Rilke (de Muzot), etc. en est encore une illustration : ne parler que de ce qui fait sens localement (c’est toute la difficulté car procéder ainsi, c’est aussi se confronter aux illusions de l’« identité »). Car à l’injonction poétique liée au lieu, il faut rajouter pour Yves-Noël Genod, celle des personnes humaines ou moins humaines. L’affaire de la vie n’est pas, pour lui, qu’une question de lieu, de ténèbres et de rencontres d’idées, mais aussi, quand même, de personnes. Le spectacle présenté en octobre 2020 dans la grande salle de l’Arsenic (gradin rentré) est, en ce sens, emblématique. Dans une installation plastique virtuose de Philippe Gladieux fonctionnant comme une agora (cosmique), dans la lumière d'un mouvement perpétuel et aléatoire, uniquement le croisement improbable et naturel d’habitants de la ville et de ses alentours, parfois même rencontrés dans la rue, un cuisiner, une ballerine et sa mère et sa sœur, un boxeur, un Syrien migrant, un lanceur de drapeau et son apprentie, un Polonais en colère, un ado basketteur, un couple d’amoureux qui s’embrassent, un hauboïste, des vieilles dames, un maître-nageur, un paysan avec sa fourche et son foin, un jeune autiste très concentré sur des découpes de journaux, une Japonaise en costume traditionnel et sa fille, Une mère et son enfant en bas âge, une Américaine enthousiaste, une comédienne de Tchekhov, une autre improvisatrice, une autre comique, une danseuse contemporaine, un chanteur en boucle, un ami des plantes ayant apporté sa plante, un conférencier, un homme déguisé en chien, un livreur de pizza, un avocat, etc. De cette liste infinie, une sorte de troupe idéale s’est constituée par le hasard des rencontres et par le plaisir de se retrouver (la demande étant d’avoir au minimum une soirée de libre parmi les quatre représentations et les trois avant-premières, mais, bien sûr, les personnes qui trouvaient le plus agréable d’être là avaient tendance à trouver des solutions pour se libérer et revenir de sorte qu’à la dernière nous étions organiquement cette troupe).
Par cet exemple, nous voulons souligner qu’Yves-Noël Genod a trouvé en Suisse romande une résonance sympathique à son travail. Pourquoi ? Est-ce le hasard de la vie ? Est-ce que le fait d’être originaire du Jura français limitrophe y a sa part ? On peut sans doute le dire aussi. En tout cas, Yves-Noël Genod a donné, à Lausanne, d’abord aux Urbaines puis dans la programmation de l’Arsenic puis récemment au festival de la Cité de nombreux spectacles, en création ou en reprise (sans compter les projets qui n’ont pas abouti) depuis La Mort d’Ivan Ilitch, La Recherche (le spectacle sur Proust, repris aussi au théâtre Saint-Gervais, à Genève), Phèdre, Rester vivant (le spectacle sur Baudelaire) ; C’est le silence qui répond (pièce de groupe création automne 2020), puis, enfin, Vers le soir, au festival de la Cité, à Lausanne. (Un projet est en cours d’un spectacle sur Rilke à Sion).
Yves-Noël Genod avoue volontiers qu’il fait des spectacles pour « provoquer la lumière ». On pourrait avoir, au théâtre du Pommier, de cette intention, une réalisation particulièrement profonde (soignée). La lumière des Fleurs du mal sortie toute audible des ténèbres (noir total dans la salle) et la lumière humide de la vie-même, de la grotte matricielle et de la création.
« Même si la tristesse durera toujours, comme Van Gogh l’avait dit à son frère avant de mourir, la lumière ne cessera jamais. Tout tourne, tourbillonne sans cesse. Dans notre vie de tous les jours, les yeux essayent de retenir les flux et font sans cesse une image solide du monde, là où tout est subtil et se métamorphose à la vitesse du vent. » (Pacôme Thiellement, L’Enquête infinie)
L’équipe artistique
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