Thursday, October 06, 2022

L a Nuit indélébile


Nadia, je te disais au téléphone que ton travail, pour moi, c’était toujours une surprise. Et que c’est ce que je trouvais de plus surprenant (la surprise). Paul Ricœur dit que, dans la surprise, le vivant est saisi par l'événement subit et nouveau, par l’autre, et que ceci est sans doute plus fondamental, plus primitif que l’amour, la haine, le désir, la joie, la tristesse... C’est absolument toujours ce qu’on attend d’un spectacle vers lequel on s’est déplacé, d’être déplacé, d’être surpris. Ou peut-être d’être « mis au présent » — ce qui est toujours une surprise (le présent est par définition surprenant). Un spectacle réussi, c’est toujours ce gentil dieu des Grecs, Kairos, ce dieu du bon moment, de la bonne occasion, qui surgit à la vue en courant comme un adolescent les cheveux longs dont il faut se saisir. La seule difficulté de ce métier, c'est juste de réussir pour le public cette mise au présent du monde. Quand on fournit beaucoup, quand on est à la mode, il y a le risque de se répéter. C’est l’éternelle question (warholienne) de l’art et du produit. Aussi parce que c’est souvent, comme spectateur, un plaisir de retrouver la manière, le goût, l’idiosyncrasie d’une telle, le retour du même (pas la répétition). Tu me disais que, toi aussi, tu avais quand même tes obsessions. Que tu étais Madame Tapis ! — ou Madame Rocher ! —, que tu étais très branchée caillou. Dans un coin de ta tête, on trouvera toujours un jardin zen. Je te disais que cet effet de surprise — ou de vérité — venait, pour moi, de ton appétence à révéler, à exposer les matériaux que tu choisissais. Souvent une matière unique, d'ailleurs, comme révélée à son état ontologique (mon Dieu, comme il est difficile d’écrire ou de parler…) (il faudrait prendre des exemples). C’est-à-dire que ce matériau semblait s’inviter encore chaud, encore vivant, dans du théâtre, du trompe-l’œil, mais aussi vivant que nous tous qui participons au théâtre ou au monde (comme s’il dansait lui aussi). On se trouve peut-être, je ne sais pas (tu sais que je n’y connais rien) devant une recherche d’essence ou d'autonomie de la scéno au sens où Jean-Luc Godard cherchait l'autonomie, l'essence du ciné. Pas seulement du semblant, du toc, du décor (ce qui permet, au moins, les associations d’idées), mais relier la vie humaine du plateau et de la salle avec la vie d’un matériau qui l'enveloppe, souvent seulement le plateau, mais idéalement salle et scène comme un seul espace commun, force brutale ou adoucie. Tu parlais, toi, d’« énergie », de l’énergie du matériau. J’aime aussi ça dans la mode, le modernisme. Quand on sent que l’imagination de la robe nait du choix d’un tissu. Il y a la personne qui commande la robe et la matière choisie (pour ses possibilités) s’enroule et se sculpte autour d'elle. Taffetas carton, un rien ténébreux. Je pense, là, à Madame Grès qui déshabillait entièrement sa cliente (par exemple, celle qui me l'a raconté, Claude Degliame) et la déposait debout sur la moquette épaisse et beige de la pièce dégagée de la rue de la Paix, avant de l’enrouler et de l'épingler dans ce qui allait devenir la robe exactement sur mesure, importable par une autre — ou à Coco Chanel (ou bien sûr André Courrèges, Issey Miyake, etc.) —, mais je pense maintenant aussi à Charles Péguy, un texte sur le marbre et le fer que je faisais semblant d’improviser dans l'extraordinaire spectacle de François Tanguy, Bataille du Tagliamento. Il disait, ce texte (très connu, mais je le cite de mémoire) que le sculpteur de marbre allait d’abord dans la carrière choisir le bloc avec lequel il allait travailler et que choisir ce morceau avec toutes ses caractéristiques (taille, poids, teinte, veines…), c'était parce qu'il devinait la forme qu’il allait pouvoir en sortir, que la forme était déjà là, contenue dans le morceau brut du marbre de Carrare, qu’il suffisait ensuite au sculpteur de génie (Michel-Ange) de soustraire de la matière pour en dégager la forme apparaissante dans le bloc brut. Wikipédia : « Longtemps, de l'Antiquité (Pline l'Ancien) au XXIIIè siècle il a été cru que le marbre était une matière vivante qui, même, recomblait les excavations des carrières ». Qu'en ce qui concernait la sculpture du fer (la tour Eiffel), c’était tout à fait autre chose puisqu’on ajoutait au contraire de la matière à la matière, tu vois où Péguy voulait en venir... (Ne dit-on pas une volonté de fer ? ou une volonté de faire ?) Je crois que c’est ce qui me plaît le plus dans ton travail, c’est ce goût de l'artificialité et du naturel des matériaux, tous artificiels de toute façon, marbre ou plastique (simplement avec des durées de fabrication différentes), cette écoute ou peut-être même cette divination. Tu disais que tu sentais des charges dans les matériaux et que tu voulais ou plutôt qu’il fallait, c’était une nécessité, « sortir leur jus », c’est l’expression que tu as employée, je m’en souviens bien, comme une énergie qui ensuite se transformerait en espace, en lumière. C’est joli, la création du monde. C’est joli parce que c’est tous les jours. Voilà pourquoi tu ne te répètes pas. C’est parce que tu as le sens (concret) de la possibilité. Ça s’appelle aussi la modernité. La modernité s’est dite dès le début. Depuis toujours, c’est la modernité. Là, je divague, je m’éloigne apparemment du sujet, mais c’est parce que je voudrais insérer dans cette lettre — que tu me demandes si agréablement de t’adresser — cette anecdote : Marguerite Duras (je pense que tu es contente que j’arrive à placer un tel nom ici, en parlant de toi), Marguerite Duras, when I was littlem’avait fait remarquer la célèbre phrase du Livre de la Genèse, au moment où Dieu sépare la lumière des ténèbres, tu sais, qu’on peut traduire de différentes façons, mais la façon la plus répandue en français, c'est : « Il y eut un soir et il y eut un matin » — elle adorait cette phrase. Elle m’avait demandé, Marguerite Duras : « Qu’est-ce qu’on peut écrire de mieux ? » Je n’avais pas su répondre, émerveillé de ce qu’elle m’apprenait. Elle avait raison, on ne peut pas écrire « mieux » que cette phrase : « Il y eut un soir et il y eut un matin ». Premier soir, premier matin. Voilà pourquoi tes scénographies sont si surprenantes (j'allais dire tes spectacles). Peut-être qu'un soir on a imaginé, près d'une grotte, un premier grognement qui a désigné la divinité du soir et un autre, différent, la divinité du matin — peut-être qu'un matin la lumière s'est vraiment séparée de la boîte noire. Cette séparation du jour et de la nuit nous surprend tous les jours — dans le splendide confinement de nos vies où nous nous tenons, prison dorée de cette planète paradisiaque pour peu que nous soyons, nous les vivants, dans le très beau métier de vivre qui est notre success story


Bien à toi, 

hâte de lire le livre détaillé de tes success stories !


Yves-Noël 


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