T exte de TITANIC, hélas
[Marielle et Aymen. Faisons l’amour avant de nous dire adieu]
[Schubert, Der Doppelgänger.]
[Signe de croix.]
J’ai pensé que j’avais plus grand chose à vous dire, que je vous avais déjà tout dit
Et j’ai pensé aussi que vous m’aviez-oublié et que mon métier était de répéter les choses, mais que je n’avais plus envie de les répéter
J’ai pensé que j’allais peut-être faire tout un tas d’autres choses que ce métier dorénavant
Après tout, j’avais formé des gens, j’avais eu — moi aussi — mon petit conservatoire de Mireille — où pas mal de monde était passé…
La situation, avouons-le, n’est plus — aux p’tits gars comme moi, non, la situation est aux lesbiennes ! C’est normal. Quand je suis arrivé à Paris… c’est bien simple, moi, j’ai cru que tous les garçons étaient homo. Ils étaient partout… les parcs, les ministères… Ils étaient la mode, l’art, la culture, le sexe, la vie, la fantaisie, le désir. « Immoral comme le désir », on disait à ce moment-là. Et je me suis dit, je m’en souviens : « Quid des lesbiennes ? » On les voyait pas, elles ne faisaient pas partie du tableau, si vous voulez. Elles étaient, oui, le mot est juste : in-vi-si-bi-li-sées. Vingt ans après, toutes les jeunes chanteuses sont lesbiennes, bon, la tendance s’est renversée et c’est normal. Je veux dire, ça fait un moment déjà que, tous les vingt ans, ça se renverse. Peut-être que, maintenant, ça s’accélère, c’est tous les dix ans que ça s’inverse (bientôt tous les cinq ans). Je suis tombé sur une interview de Françoise Sagan à la radio, une archive, c’était en 76 qu’elle parlait. Elle a à peu près mon âge, quarante ans, à ce moment-là (Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle. Elle fait 40 ans, j’invente rien.) — et elle raconte que, quand elle était jeune, c’était juste de l’ordre de l’impossible de coucher pour une jeune fille de dix-sept ans. Tout simplement ça se faisait pas. Et elle dit : « Et maintenant (donc en 1976 ), c’est devenu obligatoire » (de coucher pour une jeune fille de dix-sept ans) (par exemple avec Polanski, si l’occasion se présente). C’était interdit, vingt ans après c’est obligatoire. On passe d’un extrême à l’autre. « Un culte a été remplacé par un autre », comme dit Dostoïevski. / Mais, moi, je ne suis pas une petite chanteuse lesbienne de vingt ans, bien entendu ; hélas. [Temps.] Je suis une grande actrice. Mais un peu d’une autre époque. J’ai un parfum que j’adore : Larme, Larme d’actrice. Un parfum plutôt bon marché. Je suis une meneuse-de-r’vue qui eut jadis son heure de gloire. C’était un tourbillon artistique sentimental. Disons plus simplement que je ne suis pas beaucoup une lesbienne. Peut-être un p’tit peu, je dis pas. Mais pas beaucoup, disons. Pas une grosse gouinasse, quoi. Une petite, une lesbiennette. / En tout cas, j’aurais adoré vous dire : « Je suis une grosse gouine et je vous emmerde ! » Ça, ça plairait à tout le monde ! Je peux dire : « Je suis une grosse pédale et je vous emmerde ou je suis un vieux phoque… », mais ça, c’est rien. Ça produit plus rien, vous comprenez, c’est trop tard. La roue a tourné. En ce moment, les pédés sont même considérés comme des « collabos ». / Gouinasse n’est pas péjoratif dans ma bouche, je le précise. C’est la première personne du singulier de l’imparfait du subjonctif du verbe « gouiner ». Que je gouinasse, que tu gouinasses, qu’elle gouinât (a, accent circonflexe, t). Gouiner qui veut simplement dire : « Avoir des relations sexuelles entre femmes ». Oh, j’ai entendu une histoire hier à la radio : C’est un Belge — bon, faut faire avec l’accent belge, c’est mieux, mais je fais très mal les accents — C’est un Belge dans le bar d’une discothèque qui remarque deux superbes nanas, alors il s’approche du barman et il dit : « Oh, tu connais les deux filles assises là-bas ? » Et le barman lui dit : « Ah, ça, c’est sûr que c’est pas pour toi, c’est deux lesbiennes. — Des quoi ? — Des lesbiennes. — Mais qu’est-ce que c’est, je ne sais pas ce que c’est, alors je ne saurais dire de quoi il s’agit… — Ah, ben, espèce de sot, va leur demander ce que c’est d’être lesbienne… » Alors, du coup, le type rejoint les jolies filles et il s’incruste à leur table : « Alors bonjour, les filles ! On m’a dit que vous étiez lesbiennes. Bon, alors, je ne sais pas ce que ça veut dire, je ne saurais dire, alors dites-moi de quoi il s’agit ». Alors là, l’une des filles se dévoue et lui répond : « Eh bien, ça veut dire qu’on aime s’embrasser et se caresser la poitrine l’une l’autre… D’un coup le Belge se retourne vers le bar et il crie au barman : « Eh, trois whiskies pour nous les lesbiennes ! » Bon. (C’est les « Grosses têtes »…) / Mais… moi, j’ai dit à ma copine que je voulais devenir une fille pour relancer ma carrière, elle m’a répondu : « Je préférerais que tu deviennes un garçon » ! Ben, oui, c’est sûr que ce serait tout bénèf — pour elle. / Elle voudrait aussi d’ailleurs être un garçon des fois. Pour m’enculer, elle dit. / Oui, ben, les tendances se renversent, c’est même moins de vingt ans maintenant. Parce que y a à peine dix ans (moins de dix ans en fait), ça baisait à qui mieux mieux dans les douches après le cours de danse. Et puis il est venu un temps où les garçons se sont douchés en slip — et puis, maintenant, mais depuis des années, il n’y a plus que moi — qui me douche dans le vestiaire. Comme un vieux naturiste, je ne sais pas comment ils me voient, un exhib’ probablement. Enfin, je sens bien que ça me rajeunit pas ! Tous les p’tits jeunes ont le regard plongé vers leur chaussures, quand je suis à poil… Ils risquent pas de se souiller l’œil. (Je le dis comme ça parce qu’à l’époque on disait « se rincer l’œil ».) En même temps, c’est quand même toujours des pédés, les danseurs… Si les danseurs, c’est plus des pédés, alors… Alors, c’est vraiment la fin du monde… Non, c’est des pédés, forcément, mais — déconstruits. Des pédés déconstruits. / Enfin, bon : Dieu merci, la vie passe vite… Nos vies sont évasives. Elles durent un certain temps. Des évasions, comme ça… fragiles, clandestines… « Dieu merci, notre art ne dure pas », disait Peter Brook. Pendant des années, vous m’avez permis de vivre. Parce que y a le permis de chasser, mais y a aussi le permis de vivre. Ah, ah. / Il ne suffit pas de v’nir au monde pour être né. « Vivre », ce n’est ni respirer ni souffrir ni même être heureux. « Vivre » est un secret que l’on ne peut découvrir qu’à deux. Le bonheur est un travail d’équipe. Alors, oui, c’est vrai, je suis un peu mélancolique — Luchini disait l’autre soir à « Quotidien » que son analyste lui répétait toujours qu’être vieux, c’est être dépressif. C’est être en dépression. La mélancolie, c’est le bonheur d’être triste. Peut-être que c’est ce que je vous proposerai ce soir, ce bonheur d’être triste. / Mais je suis content, quand même, que vous soyez venus [Soufflé.] au rendez-vous… Qu’importe ce qu’on peut en dire, je tenais à vous le dire, ce soir je vous remercie de vous. Qu’importe ce qu’on peut en dire, tant que je pourrai vous dire : ma plus belle histoire d’am… On m’a envoyé l’affiche du spectacle de Patrick Timsit avec ce titre : ADIEU, peut-être ; MERCI, c’est sûr. Il reste peut-être un peu de champagne. / Je voudrais vous remercier tous et m’excuser encore une fois pour avoir surestimé la gravité de ma maladie. / Je vous présente les gens qui ont fabriqué le spectacle avec moi, quatorze ans d’amour et un immense, immense talent… A la lumière, Jacques Rouveyrollis ! Ecrire un poème, est-ce que c’est imiter un poème ? Qu’est-ce que l’art ? Qu’est-ce que le produit ? (Disons que je perds un peu de temps dans l’intellectualité.) [Fort.] Le pape du pop art, Endive (j’y pense à cause du nom de la péniche…) / Bref, j’aimerais vous montrer encore un p’tit peu de beauté. La beauté augmente et la solitude augmente. Encore un soir, encore une seconde. / (La grande crainte, c’est que le temps ne soit plus habitable par l'humain, qu'on perde toute possibilité de faire quelque chose de ce temps, en vécu, en création, en civilisation, en éthique. Lorsqu'on est rentré dans un temps fait d'accidents systémiques, on a alors pénétré dans des irréversibilités (écologiquement parlant).) / Encore un instant, dit-elle, avant que finisse la ritournelle. / Monsieur le bourreau, je vous prie. Encore un instant de vie [Cri de couac.] / Alors on me dit : Qu’est-ce que vous allez faire après ? Je vais tenir une petite boucherie bio — dans les Cévennes. [A dire avec des sanglots dans la voix en pensant à la guerre en Ukraine.] On me dit souvent que je suis trop facilement optimiste. Ah, si les gens qui disent ça me connaissaient vraiment, ils n’arriveraient pas à croire qu’ils aient raison à ce point : oui, je suis un optimiste absolu, toujours, parce que je suis toujours intimement persuadé que c’est le pire qui va arriver, et que, tant que ce pire n’arrive pas, eh bien, comme dit l’autre, je suis déçu — en bien. / Beaucoup de gens, quand j’ai dit que j’arrêtais se sont écriés : « Mais qu’est-ce que tu vas faire ? » « I don’t have a backup plan — guys » / [Proust.] Que de fois j’ai vu, j’ai désiré imiter quand je serais libre de vivre à ma guise, un rameur, qui, ayant lâché l’aviron, s’était couché à plat sur le dos, la tête en bas, au fond de sa barque, et la laissant flotter à la dérive, ne pouvant voir que le ciel qui filait lentement au-dessus de lui, portait sur son visage l’avant-goût du bonheur et de la paix. / Je lis un peu en diagonal en ce moment, les journaux. La phrase est véridique… Je ne me souviens plus si c’est dans « Le Monde », dans « Libération » ou dans « Le Figaro » (je suis abonné aux trois) : « Le risque désormais, c’est de voir cette population de vieilles femelles croiser des touristes infectés de retour des vacances non plus d’été, mais de la Toussaint ». Je sais pas, il manque un truc, non ? « Le risque désormais… Vous me direz que je vous parle de détails… Le risque désormais… On comprend l’idée… Le risque désormais, c’est de voir cette population-d’-vieill’s-femelles croiser des touristes infectés [Terminer en bafouillant.] de retour des vacances non plus d’été, mais de la Toussaint. » Oui, il manque une partie… Des touristes qui… peut-être seront infectés… par des vieilles femelles moustiques qui… oui… / Une des raisons peut-être pour lesquelles on veut me faire endosser cet habit réac ! c’est qu’à mes yeux le vieux concept périmé de beauté conserve — en art — une valeur pertinente. /ll Ou je voudrais vous montrer quelque chose qui vous surprenne, parce que la beauté, c’est difficile à capturer sans la détruire… Mais c’est pas facile d’avoir une idée de plus quand plus personne ne croit-en vous. Ou une idée de moins plutôt, parce que, moi, c’est plutôt les idées en moins, mon affaire. Y a un titre d’ailleurs qui n’est pas de moi, mais d’un ami (je ne sais plus ce qu’il est devenu, le pauvre…) : il avait monter Hamlet, il l’avait appelé : Un Hamlet de moins. [Ecraser le moustique de Benoît : un moustique de moins !] Moi, j’ai monté Hamlet quatre fois, c’est illimité, Hamlet. Je l’aurais bien monté toute ma vie. Mais ma vie est limitée. Plus personne ne veut miser sur mon cheval. My Kingdom. Je vais ouvrir une petite boucherie chevaline dans les Cévennes. Sylvie Guillem, il paraît qu’elle élève des ânes. Ça, ça me plairait… J’étais pourtant celui qui savait faire — des spectacles. J’étais pourtant celui qui savait faire — des spectacles rapidement, sans argent, libres (comme on dit entrée libre). / Il avait de la poésie à revendre, mais il préférait la donner… J’étais très connu à une époque, les gens travaillaient pour rien. [Avec coquetterie, M. Renaud.] « Pour moi ; ils travaillaient pour moi. » Il y avait des agents d’artistes qui m’envoyaient leurs vedettes. C’est comme ça que j’ai travaillé avec Valérie Dréville, Jeanne Balibar, Vincent Dedienne, Jean-Paul Muel, Nicolas Maury, enfin… (j’en oublie évidemment) (Kate Moran, Laetitia Dosch…) [Vulgaire.] Et puis d’autres, beaucoup, sont devenus des vedettes grâce à moi. Mais tous ces gens que j’ai cités là avaient le même agent, en fait. [Parler Sylvie Joly.] C’était un agent qui était fan. Je sais même plus son nom, c’est horrible. Je ne le connaissais pas d’ailleurs. Il était homosexuel, c’est tout ce que je sais. Et il leur disait : « Il faut que vous travailliez avec Yves-Noël un point c’est tout ». (J’imagine qu’il leur disait ça.) Par exemple, Jean-Paul. Bon, on répétait, on avait déjà très peu de répétitions – Jean-Paul Muel, c’est quelqu’un qui a fait tout le Magic Circus avec Savary, etc. — et puis, tout d’un coup, il me dit : « J’arrête, j’y comprends rien ; c’est pour les jeunes ; moi, je suis trop vieux ; je peux pas ». Je suspends la répétition (déjà qu’on n’en avait pas beaucoup) et je prends la matinée pour réussir à le convaincre de continuer donc il nous restait une après-midi et un jour. Et puis on s’arrêtait un mois et demi et puis voilà. [Il s’est levé et à essayer de se déplacer dans l’espace.] Ça, c’était pour voir si je pouvais bouger de là, mais finalement, non, je vais retourner… Et puis on s’est arrêté un mois, un mois et demi et on se revoit et, là, je vois arriver mon Jean-Paul tout guilleret. Il me dit : [Accent pédé.] « Tu sais, j’ai dit à mon agent que j’avais failli partir du projet et il m’a dit… — oui, parce qu’il était pédé, je vous l’ai dit ? l’agent — Jean-Paul aussi, oui — en tout cas, à cette époque-là — maintenant il doit l’être encore ? iPeut-être lesbienne ; je sais pas — « Tu sais, j’ai dit à mon agent que j’avais failli partir du projet et il m’a dit : Si tu avais fait ça, je t’aurais engueulé comme jamais on ne t’a engueulé de ta vie ». Alors, là, le Jean-Paul, il se posait plus de question ; il était rassuré ; son agent l’avait dit. Ils sont cons, ces acteurs, c’est pas possible ! / Moi, je voyais arriver des v’dettes — ve-dettes —, je me disais : « Mais qu’est-ce que je vais en faire ? » Adjani… Huppert… [Soupir.] Gérard ! j’ai failli faire quelque chose avec lui, oui. C’était un spectacle qui s’appelait Viens quand tu peux. C’était un spectacle avec — ou sans — Gérard Depardieu. Viens quand tu peux. Voilà, c’était le concept : il venait s’il pouvait. Ou il pouvait rester au bar, enfin… On pouvait dire aux gens : « Ben, vous le verrez à l’entracte, au bar… » De toute façon, on pouvait faire un bar sur scène aussi… Et puis s’il était pas là, ça marchait quand même. On s’arrangeait pour que le public passe un bon moment (je ne sais pas comment on aurait fait — en chauffant la salle, déjà…) Le texte de la plaquette de saison était écrit — c’était pour les Bouffes du Nord —, c’était prêt à partir à l’impression… [Voix Galabru.] Mais j’avais besoin de rien, j’avais qu’à me baisser pour ramasser… C’était très facile pour moi de faire des mises en scène. Je suppliais personne… Just Kids ! J’ai travaillé comme une enfance, dans une enfance, oui. Et maintenant c’est peut-être que je deviens adulte (tout simplement). [Expert chez Michou Latifa.] Mais, pour le poète maudit, devenir adulte est une expérience. C’est l’expérience de déchoir. Sublime. Il ne peut rien vous arriver de mieux, quand on a tout eu. [Accent breton.] Manqué de rien, moi ! lit à baldaquin et tout et tout. En breton, novembre se dit : « miz du », le mois noir. Et décembre se dit : « miz kerzu » le mois tout à fait noir, encore plus noir. / [Voix Peter Brook.] Etre présent aux contradictions, à notre incapacité, sans la critiquer, notre pauvreté, sans la critiquer, comme des fêtes. Devant tout ce qui, à chaque instant, de tout, de très haut, au-delà des étoiles, nous embrasse avec chaque respiration — on ne peut qu’être simple et modeste. On n’a rien payé et on n’a droit de rien alors tout est un cadeau ! The present is a present. Et puis, y a pas que le noir, y a aussi le gris, toutes les nuances. Les trous noirs, en astrophysique, ne sont pas complètement noirs. Ils sont gris. On dit noir parce qu’ils ne renvoient pas la lumière. Ils l’absorbent. Mais pas complètement. A l’échelle quantique, sur les bords, les trous noirs laissent passer quand même quelque chose puisqu’à l’échelle quantique, rien n’est jamais blanc ou noir. Sauf pour les fous qui ne voient que noir. / On joue à — diluer — le ciel. [Temps.] Parler vite, c’est fuir le mot, sa richesse vibratoire donc je vais prendre mon temps. Fondre comme neige au soleil. Oscar Wilde, Charles Baudelaire — qui n’avait plus qu’un mot pour s’exprimer, figurez-vous, après une attaque, plus que : « Crénom » ! Tout dire avec « Cré-nom »… [Voix vieux Saint Laurent. ] J’ai choisi aujourd’hui de dire adieu à ce métier que j’ai tant aimé. / Tout passe, tout casse, tout lasse…
[Voix Peter Brook.] J’ai cherché jusqu’ici comment je pourrais comparer — la prison où je vis avec le monde ; — mais, comme le monde est populeux, — et qu’ici il n’y a d’autre créature que moi, — je n’ai pas trouvé moyen. Pourtant forgeons ce rapprochement. — Je considère ma cervelle comme la femelle de mon esprit : — mon espri est le père, et à eux deux ils procréent — une génération de pensées qui pullulent — et qui peuplent ce microcosme — de fantaisies sombres comme les populations de ce monde ; — car aucune pensée ne contient la satisfaction. Les plus élevées, — les pensées qui ont trait aux choses divines, sont mélangées — de doutes-et mettent le Verbe même, le logos, le Verbe même — en contradiction avec le Verbe. — Ainsi à cette parole : « Laissez venir à moi les petits enfants », elles opposeront celle-ci : — « Il est plus facile à un chameau de passer par le chas d’une aiguille — que pour quelqu’un qui est riche d’entrer dans le royaume des Cieux ».— Les pensées qui tendent à l’ambition complotent — d’inexécutables miracles : [Gratter la paroi, bruits des ongles.] elles cherchent comment ces faibles ongles pourraient — creuser un passage à travers les flancs de métal — de ce dur monde, les murs de ma sordide prison ; — et, comme c’est impossible, elles expirent dans leur propre vanité. — Elles expirent comme le dit Shakespeare (ça me rappelle un sketch de Thierry le Luron quand il imite cette horrible actrice Alice Sapritch. Elle avait fait une publicité pour Jex Four et il lui fait dire prétendait qu’elle avait joué dans un Shakespeare de comment s’appelle cet Anglais qui meurt tout le temps, Jeclapote, je clamse ? J’expire ! William Jexpire. alors Thierry Le Luron lui fait dire : « Avec Jexpire j’ai pas pu éviter le four, mais avec Jex Four, j’ai pas évité le pire ! » / — Les pensées qui tendent à la résignation insistent sur ce point — que nous ne sommes pas la première victime de la fortune, — et que nous ne serons pas la dernière ; comme ces mendiants stupides, — qui, assis au pilori, donnent à leur ignominie ce refuge — que bien d’autres-y ont été et que bien d’autres-encore y seront assis — et qui trouvent-ainsi une sorte de soulagement — à mettre leur propre infortune sur le dos — de ceux qui ont déjà enduré la pareille [l’appareil].
[Voix normale.] Ainsi je joue à moi seul bien des personnages, — dont aucun n’est content. [Voix Peter Brook.] Par moments, je suis roi ; — alors les trahisons me font souhaiter d’être mendiant, — et me voilà mendiant.-Alors l’écrasante misère — me persuade que j’étais mieux, étant roi ; — et me voilà redevenu roi : mais immédiatement — [Très Geoffrey. ] je songe que je suis détrôné par Bolingbroke ! — et aussitôt je ne suis plous rien. [Temps.] Mais quoi que je sois, — ni pour moi, ni pour aucun autre homme — de cette humanité, — il ne saurait y avoir de satisfaction avant ce soulagement souprême, — l’anéantissement. L’âne-né-an-tis-se-ment. J’aime ce mot parce que j’aime beaucoup les ânes. L’âne-né-an-tis-se-ment — comme on dirait : « l’abêtissement »… D’ailleurs on m’a dit récemment que Sylvie Guillem, la danseuse étoile, elle est toujours vivante, elle est assez jeune encore, mais elle élève des ânes, maintenant…
[Silence.]
Qu’entends-je ? de la musique !… — Ah ! ah ! observez la mesure… Comme la plus douce musique est aigre, — quand les temps sont manqués et les accords non observés ! — Il en est de même dans l’harmonie des existences humaines. — [Au théâtre.] Ici j’ai l’ouïe assez délicate — pour reprendre une note fausse dans une corde dérangée. — Mais, dans le concert de mon pouvoir et de mon temps, — je n’ai pas eu l’ouïe assez fine pour discerner les temps manqués ! — J’ai abusé du temps, et à présent le temps abuse de moi ; — car à présent le temps fait de moi son horloge. — Mes pensées sont des minutes, dont chaque seconde est marquée par un soupir — à ce cadran extérieur de mes yeux, — auquel est fixé, comme la pointe de l’aiguille, — mon doigt qui sans cesse en essuie les larmes. — Le son qui indique l’heure, c’est — le bruyant sanglot qui est le battant — du timbre de mon cœur. Ainsi les soupirs, les larmes et les sanglots — marquent les secondes, les minutes et les heures… Mais le temps — vole pour Bolingbroke en joie superbe, — tandis que je fais ici pour lui le stupide office d’un ressort d’horloge. — Cette musique m’exaspère : qu’elle cesse ! — Quoique parfois-elle ramène le fou à la raison, — elle aurait sur moi l’effet de rendre fou le raisonnable. — N’importe ! béni soit le noble cœur qui me donne ce concert ! — C’est une preuve d’affection ; et l’affection pour Richard — est un étrange joyau en ce monde de haine. / [Temps. Voix Galabru politique.] Mais sûrement, à force de disciplines économiques qui instituent l’économie comme extraction des relations qui permettent la vie, nous, en tous cas, nous les producteurs et les consommateurs des pays industriels, nous sommes bien devenus, après tant de formatage, des gens é-co-no-misables de part en part et sans quasi de résidu. Il peut bien exister ailleurs, autrefois, et dans les émouvants récits des ethnologues, d’autres façons de se relier au monde, mais c’est fini pour toujours, en tous cas pour nous. Nous sommes bel et bien devenus ces individus-égoïstes-en compétition les uns avec les autres, capables de calculer nos intérêts-à la virgule près.
Je suis ici,
et il n’y a rien à dire.
Si parmi vous il y en a qui veulent arriver quelque part, qu’ils partent-à tout moment. Ce dont nous avons besoin, c’est du silence ; mais ce dont le silence a besoin, c’est que je continue de parler. J’interprète un rôle complexe, si je puis dire, mais, mon Dieu, il y a peut-être beaucoup d’êtres humains comme ça, qui frisent sans s’en douter la folie, qui mélangent la folie et l’amour / l’amour qu’elle a eu dans sa vie, l’amour qu’elle est prête à avoir encore maintenant — et qui commet un crime assez grave. / (Relisez-moi ce —passage où je — déshérite — tout le monde.) Je vais vous dire pourquoi j’abandonne le spectacle. C’est terrible et j’en ai honte. C’est sans doute la chose la plus importante du spectacle que je vais vous dire. Mais je vais vous le dire à voix basse dans cette cale oblongue [Temps.] gonflée d'une précieuse cargaison de paroles-et de joie… Vous voyez, la bêtise… Vous me direz : il suffit de ne pas… Oui, mais non. Oui, mais. C’est partout. A cause des réseaux. Tant de voix différentes multipliées par une haine identique. Qu’est-ce qu’on peut faire ? L’exil ? Où ? C’est mondial. On a dit au moment de la pénurie d’essence, il y a quelques semaines (vous souvenez), que c’était — j’ai entendu dire ça — que c’était quatre-vingt-dix personnes qui paralysaient le pays. Un peu le nombre que vous êtes puisque la jauge de cette péniche, c’est cent, équipage compris. Je ne crois pas que ce nombre soit exact, évidemment, (c’est quelqu’un de droite qui a dû dire ça), mais, pour la bêtise, je le ressens : une péniche de terroristes agissent sur les réseaux sociaux. Mais peut-être qu’il y a, je ne sais pas, en vertu des vases communicants, de la « ré-ver-si-bi-li-té » chère à Baudelaire — c’est beau, Baudelaire ; Rimbaud, aussi, c’est beau —, peut-être qu’il y a aussi quatre-vingt-dix « justes » qui font que le monde tient ensemble. Tenez, une phrase très verlainienne de Duras : « Je pleure sans raison que je pourrais vous dire, c'est comme une peine qui me traverse, il faut bien que quelqu'un pleure, c'est comme si c'était moi ». Les sanglots longs / Des violons / De l’automne / Blessent mon coeur / D’une langueur / Monotone. [Temps.] Tout suffocant / Et blême, quand / Sonne l’heure, / Je me souviens / Des jours anciens / Et je pleure. [Temps.] Et je m’en vais / Au vent mauvais / Qui m’emporte / Deçà, delà, / Pareil à la / Feuille morte. Tout communique au théâtre, toutes les pièces, mais jamais rien n’est joué complètement. / Ô très honorés notables de ce pays, / évidemment j’inclus aussi les femmes — et tout ce qu’il y a entre —, j’ai beaucoup de respect pour vous, vous tous, tous inclus, vous les hommes [!] quel récit allez-vous-entendre, quel spectacle allez-vous voir ou ne pas voir, quel deuil allez-vous porter ? Si ensuite nous voulons purifier cette demeure, nous devrons dévier tout un fleuve, c’est la seule façon pour qu’elle soit propre. Et les maux les plus affligeants sont bien ceux où l’on s’est jeté soi-même librement. / Plutôt couler en beauté que flotter sans grâce ! / J’en ai assez de tourner autour de moi-même. L’autofiction, d’ailleurs, on croyait que c’était fini, qu’on en avait fait le tour, au contraire ! (On descend de plus en plus dans l’autofiction). Y a plus que ça ! C’est reparti de plus belle, c’est effrayant. / Sur un long voilier noir la mort pour équipage. // Mon équipage est entièrement masculin, je le précise. Parce qu’ici, le féminin, c’est [Sens : la mort.] MOI ! / Nous ne devons pas abandonner l’espoir d’entrer en relation avec le monde — et de le faire… parler (d’une certaine façon). / [Voix truquée, grandiloquente.] Je voudrais vous inviter à recevoir mes paroles comme le tâtonnement d’un homme qui s'est engagé à ne perdre des yeux sur cette terre ni le rivage de la détresse ni celui de la délivrance, persuadé que si un de ces rivages se perdait dans la brume j’entrerais aussitôt dans l’illusion et la fiction.
[Se lève et va sur la petite scène.]
Réversibilité
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse,
La honte, les remords, les sanglots, les ennuis,
Et les vagues terreurs de ces affreuses nuits
Qui compriment le coeur comme un papier qu'on froisse ?
Ange plein de gaieté, connaissez-vous l'angoisse ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine,
Les poings crispés dans l'ombre et les larmes de fiel,
Quand la Vengeance bat son infernal rappel,
Et de nos facultés se fait le capitaine ?
Ange plein de bonté, connaissez-vous la haine ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres,
Qui, le long des grands murs de l'hospice blafard,
Comme des exilés, s'en vont d'un pied traînard,
Cherchant le soleil rare et remuant les lèvres ?
Ange plein de santé, connaissez-vous les Fièvres ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides,
Et la peur de vieillir, et ce hideux tourment
De lire la secrète horreur du dévouement
Dans des yeux-où longtemps burent nos yeux avides ?
Ange plein de beauté, connaissez-vous les rides ?
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières,
David mourant-aurait demandé la santé
Aux émanati-ons de ton corps enchanté ;
Mais de toi je n'implore, ange, que tes prières,
Ange plein de bonheur, de joie et de lumières !
I used to cry but now I don’t have the time
J’ai travaillé au début de ma vie professionnelle avec un metteur en scène très célèbre qui m’a fait monter à Paris alors que j’étais encore — adolescent, et qui s’appelait Claude Régy. Il est comme tombé dans l’oubli depuis sa mort. Il travaillait sur les contrastes. Pour lui — comme pour Duras qui l’avait beaucoup influencé — écrire, c’était à la fois parler et s’taire. (Et c’est vrai qu’on dit souvent qu’un livre, c’est un morceau de silence qu’on tient entre les mains.) Alors il demandait aux interprètes d’être au niveau, d’à la fois parler et s’taire, à la fois vivants-et morts. Il disait : « Etre et ne pas être ». Simultanéité de la présence et de l’absence, c’était ce qu’il trouvait beau, sa « poétique ». Il aimait cet état métaphysique, on peut dire, d’être à la fois là — et ailleurs. Duras disait qu’entrer en scène, c’était — quand elle voyait un comédien entrer en scène elle le voyait — plonger dans la mort. « Et, toi, Madeleine, qu’est-ce que tu en penses ? — Oh, moi… je m’dis : elle en a de la chance de penser des choses pareilles, celle-là ! Il me semble que, si je pensais à la mort, je resterai dans ma chambre sans rien faire… Pour moi, le théâtre, c’est la vie ! » J’aimais beaucoup Madeleine Renaud parce qu’elle avait la faculté de détruire des textes aussi importants que ceux de Duras ou de Beckett (ou de Jean Genet…) Elle était en fait l’auteur de ce qu’elle jouait. C’est très rare, ça. Jacqueline Maillan était aussi l’auteur de ce qu’elle faisait, mais c’était des pièces stéréotypées, quand même, qu’on lui écrivait. Elle n’a pas réussi avec Koltès. Mais, là, Madeleine Renaud jouait aussi bien Marivaux, Harold et Maude, Claudel ou Beckett ou Duras… Bob Wilson, Régy… Elle disait, si on lui demandait d’expliquer comment elle passait comme ça d’une chose à une autre très différente, que, non, ça ne faisait pas vraiment de différence », qu’elle jouait « avec tout [son] cœur », et c’était vrai. / Il y avait une pièce que Claude Régy avait magnifiquement mise en scène — que je n’ai pas vue, bien entendu que je ne l’ai pas vue ! Enfin ! C’était dans les années 70… Je suis âgé, mais pas à ce point ! Mais j’ai croisé Van Gogh qui achetait des pinceaux et des toiles dans la quincaillerie que tenait mon père à Arles. Oh, mon Dieu qu’il était laid ! Laid comme un poux ! Un caractère de chien. Avec son bonnet enfoncé. Oui, j’ai été présentée. C’est ça, Van Gogh ? Quelle déception ! c’était un alcoolique fieffé ! Fallait de la patience avec lui. Les employés, il les rabrouait ! Il est pas resté longtemps. Il est devenu fou. C’était La Chevauchée sur le lac de Constance, cette pièce qu’avait monté Claude Régy. C’est une pièce sur le théâtre. Le titre fait référence à un poème célèbre en Allemagne que les enfants apprennent par cœur, très beau poème. Un cavalier qui est pressé, qui veut atteindre le lac de Constance pour le traverser dans la soirée ou la nuit en mettant son cheval sur un bateau. Tout est enneigé. Il galope soudain sans repère comme dans un grand désert blanc. Pendant longtemps. A un moment, le soir venu puis le matin, il aperçoit — des lumières enfin. Enfin, un village ! Il s’approche et demande aux premières personnes qu’il rencontre si le lac de Constance est encore loin. On le regarde très étonné. « Mais, Monsieur, le lac de Constance, vous l’avez dans votre dos, vous venez sans doute de le traverser en bateau… » Et, là, cet homme meurt (il a une attaque) — il meurt de la peur rétrospective d’avoir traversé au galop ce lac recouvert d’une très fine pellicule de glace. Et, là, je vais retourner à ma place parce que je ne sais plus du tout ce que je voulais dire. Quelle était bénie, cette époque des souffleurs ! [Bégayer un peu, façon Patrick Bruel.] J’ai toujours été surpris qu’on honore les artistes. [Temps.] Avec une / constance / regrettable, les meilleurs s’accordent à nous décrire un monde sans espoir, ravagé par le malheur, peuplé d’êtres humains le plus souvent médiocres, et parfois ouvertement méchants. [Temps.] Dans ce monde, le bonheur, la vertu et l’amour n’ont pas leur place, ils ne sont pas chez eux ; ils n’apparaissent que comme des îlots surprenants, presque miraculeux, au milieu d’un océan de souffrance, d’indifférence et de mal. / Pire encore, les artiste eux-mêmes sont très souvent-obsédés sexuels, parfois pédophiles, presque toujours alcoolos, et parfois utilisateurs d’autres drogues encore plus dangereuses ; je suis par exemple pour ma part, depuis plus de… de… depuis longtemps, un fumeur lourdement dépendant. Et maintenant qu’on ne peut plus fumer — sur scène, je fais des spectacles très courts parce que… parce que… je suis en manque. D’ailleurs j’interromprai probablement le spectacle qui est un peu long quand je tiendrai plus, j’irai fumer une taf ou deux sur le pont, a puff, just a puff outside, (n’est-ce pas). / Vous comprenez que si les artistes ont besoin de tout ça pour parvenir à supporter l’existence, c’est que la vision du monde qui est la leur — et qu’ils tentent, de leur mieux, de nous faire partager — est une vision de désolation et d’épouvante. Un paysage à la Caspar David Friedrich. Tragédie du paysage. Paysages trompeurs. [Temps.] Dans ces conditions, est-il vraiment légitime de récompenser ces gens, et de les désigner à l’admiration des populations ? [Temps.] OUI. / J’ai voulu refaire des mots-croisés, mais une définition (d’un mot en cinq lettres) m’a presque fait pleurer : « Il embaume les jardins au printemps ». Bon y a aussi que j’ai perdu l’odorat y a dix quinze ans… [Temps.] « LILAS ». J’ai arrêté le mots-croisés parce que je me suis mis à pleurer. Je suis venu vous dire que je m'en vais. / Et vos larmes n'y pourront rien changer. / Comme dit si bien Verlaine au vent mauvais / Je suis venu vous dire que je m'en vais / Vous vous souvenez des jours anciens et vous pleurez / Vous suffoquez, vous blêmissez à présent qu'a sonné l’heure / Des adieux à jamais (Ouais) Et je suis au regret / De vous dire que je m'en vais / Oui je vous aimais, oui, mais / Je suis venu vous dire … je m'en vais / Vos sanglots longs n'y pourront rien changer / Comme dit si bien Verlaine au vent mauvais / Je suis venu vous dire que je m'en vais / Vous vous souvenez des jours anciens et vous pleurez / Vous sanglotez, vous gémissez à présent qu'a sonné l’heure / Des adieux à jamais (ouais). Je vends ma subjectivité à qui veut l’emporter pour pas cher. Je veux utiliser le langage et la pensée pour sortir de moi, pas pour me défendre, pas pour défendre mes convictions — politiques, mes préférences — amoureuses, mes goûts… Je n’ai pas envie de mobiliser le langage et la pensée pour défendre mes identités, mes j’aime ça-j’aime pas ça, mon idiosyncrasie… et surtout en faire quelque chose qui me donnerait raison. Je ne pense pas que j’ai raison. Je suis comme je suis, comme chaque forme de vie. / Aimer son prochain comme soi-même. Aimer son prochain comme soi-même (comme prochain). Marguerite disait : « Je me fais confiance comme à une autre ». C’est rare. En général, on est effrayé par soi-même (c’est mon cas, par exemple). Et elle, elle arrivait à se faire confiance : elle était une autre. Une prochaine. C’est la clé donnée par Arthur Rimbaud… / J’ai toujours préféré les théâtres vides aux théâtres pleins. [Voix bressonnienne.] Notre société déborde de trop-plein, obscène et obèse, sous le regard de ceux qui crèvent de faim. Elle est en train de s’effondrer sous son propre poids. Elle croule sous les tonnes de plaisirs manufacturés, les conteneurs chargés à ras bord, la lourde indifférence de foules télévisées et le béton des monuments-aux morts. Et les derricks continuent à pomper, les banques à investir dans le pétrole, le gaz, le charbon. Le capital continue à chercher davantage de rentabilité. Le système productiviste à exploiter main-d’œuvre humaine — et écosystèmes dans le même mouvement ravageur. Comment diable nous est venue l’idée d’aller puiser du pétrole sous terre pour le rejeter sous forme de plastique dans des océans qui en sont désormais confits ? D’assécher les sols qui pouvaient nous nourrir ? De couper les forêts qui nous faisaient respirer ? / « Qui est-ce donc qui s’amuse à tourner en dérision l’humanité ? – Oui, qui nous manœuvre en douce ? – Le diable probablement ! » [Voix essoufflée de Line Renaud.] Qui sauvera l’humanité ? Tous les « spectacles » ont ce sujet, au fond. Disons qu’il n’y a qu’un seul sujet ; si ce n’est pas le désastre, c’est l’amour. Le seul sujet, c’est l’amour. Les vieux yeux de l’amour. Quand il y a pas l’amour, il y a évidemment le désastre. Le naufrage. Un coup de dés / jamais / quand bien même lancé dans des circonstances éternelles / du fond d’un naufrage. / Ce rafiot comme la métaphore et nous sommes simplement non pas, hélas — ici —, sur ce fier Paquebot de cinéma qui donne son titre à la pièce, mais sur une humble péniche de théâtre pop dont le mot — le mot « péniche » — me rappelle toujours le mot « pénis » (en portugais)… / Le rire comme un paquebot — s’éloigne / COMME SI / Une insinuation simple / au silence enroulée avec ironie / ou / le mystère / précipité / hurlé / dans quelque proche tourbillon d’hilarité et d’horreur / voltige autour du gouffre / sans le joncher / ni fuir / et en berce le vierge indice / COMME SI. / Vous savez comment on appelle le sexe féminin en portugais ? Un petit mot pour le sexe féminin… Les écluches. Les écluches. Si, parce que c’est là que passent les péniches… Là où croît le désastre croît aussi ce qui sauve. Quand je suis monté à Paris, je logeais dans un petit hôtel près des Halles que ma marraine me payait, c’était 60 fr la nuit, moins de 10 €. Et j’ai lu quelques années plus tard dans une interview dans le ELLE que Sylvie Vartan y avait habité deux ans, entre huit et dix ans, dans une chambre qu’elle partageait avec ses parents, c’était au moment de leur exil de Bulgarie, voyez. Son père travaillait aux Halles, il avait trouvé un boulot de comptable chez un tripier, il se levait à quatre heures et demie… Franchement, l’hôtel était sans doute encore dans son jus quand j’y ai vécu, moi aussi, la première année de ma vie à Paris. C’était du papier à cigarette, les cloisons. / La nuit s’épaississait ainsi qu’une cloison. / Un couvre-lit à fleurs délavé. Un papier-peint à fleurs délavé. Du papier peint à la Oscar Wilde, si vous voulez, quand il a dit avant de mourir dans cet hôtel sordide à Paris où il n’était même pas inscrit sous son vrai nom (sinon on ne l’aurait pas faire entrer accepter) (ces gens qui sont des parias, comme notre société en connaît beaucoup) Ah oui, avant de mourir il paraît qu’il aurait dit : « Ou ce papier-peint disparaît ou c’est moi » Ça, c’était bohème ! L’humanité va s’adapter, elle a toujours su. « The nothingness is taking over the planet. » Nuit indélébile. On va devenir des robots, c’est clair, voilà pourquoi on n’a plus besoin des petits oiseaux et des fleurs. / Je vis comme vivent les nuages et la fumée, je m’efface et jusqu’aux dernières traces. Au grand loto de — l’Univers, j’ai pas tiré le bon numéro. / L’humanité se déteste lentement…[Voix assez fou.] Le théâtre a toujours été en moi à la manière d’une chambre ultime où tourneraient à la fois l’espoir-et-l’fantôme — d’une histoire — intérieure : parce que cette histoire ne se déroule pas et ne peut, pourtant, si peu qu’elle ait lieu, que rester invisible, sans figure, sans personnage mais surtout sans durée. J’acclimate tous les spectacles que je joue ou que je vois ou que je mets en scène (c’est pareil d’assister à un spectacle ou de le jouer, de le mettre en scène, de l’écrire ou de le rêver). J’acclimate tous les spectacles par leurs rémanences d’images, à cette absence de durée et à cette absence de scène où serait possible l’histoire intérieure. Il y a donc cette chambre invisible en moi où je torture sans la présence d’aucun objet, l’espèce humaine, et d’où me vient mystérieusement, incompréhensiblement, le sentiment ou la conscience anticipée du sublime. Je vous remercie beaucoup… Non, c’est la fin du spectacle déjà ? — Mais je viens de commencer… Non, mais j’ai tout dit, là. En plus, c’est pas moi… J’ai piqué des trucs à droite, à gauche… [Voix éraillée.] En face de chez moi (j'habite pas très loin), il y a une agence de voyage un peu tiers-monde, voyez, Asie-Afrique… — c’est la seule boutique dans la rue, c’est une rue oubliée — et cette agence s’appelle RÊVE. Quand j’ouvre les volets de ma chambre le matin — et je suis au premier étage, au 15, rue Jacques Kablé (vous pourriez venir me saluer), c’est la première injonction de la journée : « Rêve ! » Alors, comment voulez-vous que je m’en sorte… Il faut séduire les illusions, certes oui, mais, moi, j’en ai beaucoup, des illusions. J’ai beaucoup de difficulté à faire la fourmi. Je l’ai dit déjà, je suis une grande actrice, donc une grande cigale, je suis une paresseuse ; la fourmi, je sais pas faire / La cigale et la petite fourmi. [Jeu avec le souffleur : la fourmi.] La cigale et la fourmi. Un jour, sur son long bec, emmanché d’un long cou… la belette… L’émotion… devant cette salle… La cigale et la petite fourmi. La cigale ayant chanté tout l’été, lalalalalalala Se trouva fort dépourvu quand la bise ouououh… fut venue. Pas le moindre petit morceau de mouche ou de vermicelle. Quoi seau ? Quoi seau ? C’est la même chose… Elle alla crier : « Famine ! » Chez la p’tite fourmi sa copine. Mais vous allez m’laisser tranquille, enfin… On est en 74, alors ! » / [Ouvrir le hublot.] Marguerite Duras disait que le mot qu’elle détestait le plus dans la langue française, c’était le mot « rêve ». « Moi, je ne rêve pas, j’écris ! » Bon. Elle prédisait souvent la fin du monde. Mais, enfin, moi, j’étais adolescent et j’avais toujours envie de lui dire : « Mais pour vous, c’est vrai, le monde va finir bientôt [Soupir.], mais, pour moi, ça mettra quand même un peu plus de — temps ». J’ai jamais osé lui dire. Je lui parlais pas comme ça. Je l’écoutais religieusement comme on regarde — au cinéma — Greta Garbo. Elle prédisait la fin du monde, mais je le pensais : « Pour vous… — ou pour moi maintenant —, le monde, oui, va finir (définitivement). » Maintenant on pourrait presque enseigner aux enfants dans les écoles comment la planète va mourir, non pas comme une probabilité mais comme l’histoire — du futur. On leur dirait qu’on a découvert des feux, des brasiers, des fusions que l’homme avait allumés et qu’il était incapable d’arrêter. Que c’était comme ça, qu’il y avait des sortes d’incendie qu’on ne pouvait plus arrêter du tout. / Le capitalisme a fait son choix : plutôt ça que de perdre son règne. / The problem is corruption worldwide because capitalism itself is a corrupt'd economic system. La direction de La Pop et moi-même déclinons toute responsabilité en cas de prise de conscience de l’absurdité de l’existence. En cas de noyade dans vos propres larmes ou — dans l’eau sale du canal. Je veux être le seul à me jeter à l’eau ; je ne veux pas vous entraîner dans mon sillage. Sur le bateau ivre, feu le théâtre et l’eau de la réalité qui fait couler… Nous n’entendrons plus parler de moi. [Voix légère.] Quel malheur ! [Grosse voix.] Quelle merveille ! Une chose à l’intérieur d’une chose… abysse… Nous vîmes s’épancher une source d’eau vide. D’eau vide ? D’eau vive. Passé le pied des talus continentaux, nous commencerons à parcourir le sombre paysage des abysses… La lumière du soleil ne pénètre pas dans ces régions ténébreuses et les seuls objets brillants que nous verrons seront les corps des animaux luminescents… La grève est pour demain, le rêve pour aujourd’hui. / La vitalité, c’est quelque chose qui apparaît au moment où… quelque chose nous échappe. / Il n'y aura jamais assez de larmes pour que le monde change. / Verse-la, cette tendresse qui t'emplit, et plus tu l'épancheras, plus elle surgira de toi inextinguible et tiède ; répands ton cœur dans la méditation des souffrances de Jésus, dans la contemplation des merveilles créées, dans la dilection de tes frères ; prie pour les morts, jeûne pour les pécheurs, mortifie-toi pour les gentils ; aime dans le chagrin et ton chagrin s’adoucira ; aime dans la joie et ta joie se purifiera ; aime encore, aime toujours, pense à Dieu, rien qu’à lui ; anéantis ton être sous le poids de sa miséricorde, afin qu’en deçà de la mort même tu te dissipes tout entier dans l’immense amoure. / L’assemblée offre l’aspect d’une troupe de gens ivres, placés dans un magasin de meubles précieux, qui cassent et brisent à l’envi, tout ce qui se trouve sous leurs mains. Vous savez, cher ami, vos horaires me conviennent comme un gant : vous me proposez entre 22h et 13h, ça laisse la nuit ! et… la grasse mat’ ! Votre appartement n’est pas un duplex, dites-vous, mais… est-ce que votre cœur ne pourrait pas l’être ? Mon cœur est un immeuble à lui tout seul, vous me répondez maintenant. Mon cœur est un palais flétri par la cohue ; On s'y soûle, on s'y tue, on s'y prend aux cheveux ! Un parfum nage autour de votre gorge nue !... / Je n’aime pas le passé. D’ailleurs il s’efface facilement — et je ferai tout pour l’effacer. Je n’aime que le présent, ça avant tout, et un tout p’tit peu l’avenir. [Voix d’Arletty.] La vie est une chanson unique aux infimes-e infinies variations, qu'l’on rejoue encore et encore, jusqu’à ce qu’on tombe. Et on ne va pas en faire toute une histoire. Autant la vivre, avec autant d’énergie que possible. // D’ailleurs, j’ai une histoire drôle ! Y a deux types qui se croisent dans la rue et ils s’arrêtent tous les deux, ils se retournent, c’est un coup de foudre, en fait. Ils se regardent absolument passionnément (ils se connaissent pas) (mais ils se reconnaissent, en un sens). Ils se dévorent des yeux, en fait. Ils tremblent. Ils sont tremblants, comme ça. Et y en a un qui dit : « Mm… mon Dieu, mais mon Dieu, comme vous êtes beau ! » Et l’autre lui dit : « Oh, oui, mais vous, vous êtes vraiment vraiment magnifique ! Mm… » Et il dit : « Je coucherais bien avec vous » L’autre : « Oh là là, moi aussi vraiment. Mm… tout de suite ! ». Et le premier demande : « Vous êtes homosexuel ? — Non. Et vous ?— Moi non plus… Dommage ! / Ce qui est magnifique, c’est que pour rassurer les gens il suffit de nier l’évidence. — Quelle évidence ? On est en plein surnaturel, rien n’est visible. / Là, y avait un texte politique, mais je l’ai enlevé ce matin ; je le dis pour toi, Jacques, le repère n’est pas le même que dans le texte que tu as sous les yeux. (Débrouille-toi.) Ça vieillit vite, les éditoriaux politiques… Tout est beaucoup plus complexe que des mots formant une phrase (ou des phrases un paragraphe)… Ça me fait penser à Tchekhov, Dieu sait qu’il était intelligent, mais il vivait aussi dans un temps « révolutionnaire » (on sait ce que ça a donné) et il disait souvent — parce qu’on lui reprochait de ne pas écrire des textes engagés —, il disait, dans une lettre par exemple, « il faudrait que les gens qui écrivent, en particulier les artistes, réalisent que du monde on n’y comprend goutte ». / Il y a une question dans “je t’aime” qui demande “et m’aimes-tu, toi ?” Alors sache que je. Sache que je. [Fermer la tablette.] / Du point de vue d’une carrière, tout artiste qui goes down comes back, goes down comes back… Si vous faites le tour du manège trois fois, eh bien, on peut considérer que vous êtes un grand artiste, un Mohamed Ali, un Andy Warhol…
… [Traverser en silence comme Mohamed Ali.]
[En haut de la petite montagne.] Le 19 mai 1919, une journaliste très célèbre qui s’appelait de son nom de plume : Séverine signait en première page de « L’Humanité » — un journal à fort tirage à ce moment-là, j’imagine, et qui faisait sa une, ce jour-là, de l’affranchissement des femmes. Et elle terminait son texte d’une phrase qui va vous le résumer : « Tout mon féminisme tient en deux mots : Justice, d’abord ; et puis tout de suite, bien vite, Tendresse. » Vous avez appris sûrement que nous avions acheté un nouvel appartement ? Non, vous le saviez pas ? Ah ! Sensationnel ! On a tout refait naturellement, ça nous a beaucoup amusé, Philippe et moi. On a entièrement repenser l’aménagement et la décoration. Et je suis ravie parce que tous les amis qui viennent chez nous me disent : « Catherine, votre appartement est formidable ! C’est un appartement qui… qui raconte une histoire, qui est chaud, qui vit ! » Absolument. Absolument.
Bon, bien sûr, il y a… l’harmonie des couleurs… les jolis meubles… les moquettes épaisses, les bibelots rares… Mais je crois que ce que les gens sentent en plus tout de suite c’est que, Philippe et moi, on est un couple qui s’adore. Avec des gosses adorables, ça je suis bien obligée de le reconnaître — — — détendus, intelligents, équilibrés.
C’est amusant, d’ailleurs, tout le monde me dit : « Catherine, vous êtes une femme et une mère extraordinaire ; pour réussir si bien avec Philippe et les enfants, vous avez sûrement un secret ? »
Non, j’ai pas de secret. Je suis moi, c’est tout. Je vis, je sors, je m’intéresse, je me passionne, je me tiens au courant de tout ce qui est important, alors forcément je suis dans le coup. D’autre part, avec Philippe, nous faisons beaucoup de ski et surtout énormément de voile. Et je crois que, là… oui, ça m’a aidé à rester étonnamment jeune.
Benoît et Christophe, adorables, l’autre jour, m’ont dit : « Vous savez, maman, les copains en classe se sont demandés qui c’était la jolie jeune fille qui venait nous chercher dans sa voiture de sport ». Leurs yeux brillaient, j’en étais presque gênée. On sentait qu’ils étaient fous de joie. C’est vrai, c’est tellement valorisant pour des garçons d’avoir une maman ravissante !
J’ai eu peur un temps, je l’avoue, que Delphine soit terriblement jalouse de moi. Mais ce qu’il fallait simplement, c’est qu’elle ne se sente pas trop écrasée. Je lui ai laissé espérer, sans trop insister évidemment, avec tact, qu’elle aussi, peut-être, serait ravissante un jour.
Évidemment ça m’agace parfois de voir Delphine copier mes gestes, mes attitudes, mon maquillage, même chiper mes robes — même mes jeans, le p’tit chameau ! Mais elle est tellement, tellement heureuse d’essayer d’être une Catherine numéro deux. Et j’aimerais tant qu’elle y parvienne. J’aimerais tant qu’elle soit plus tard pour son mari ce que je suis pour Philippe.
L’année dernière, il est parti pour un voyage d’affaires très important aux USA. Je l’ai accompagné une semaine, nous avons vu énormément de choses et de gens passionnants. Et… au retour, Philippe m’a dit : « Tu sais, Catherine, j’étais très fier de toi, parce que, au fond, là-bas, tu représentes un peu la France. »
Absolument. Absolument.
Moi aussi, je trouve qu’à l’étranger, une Française n’a pas le droit, ne peut pas se permettre d’être médiocre. En tout cas, moi, je ne le pourrais pas. Je ne parle pas seulement de l’allure, de l’élégance mais aussi d’une certaine… dimension intérieure.
L’autre soir, en dansant, Patrice, un ami de Philippe, une très grosse fortune, m’a dit : « Vous savez, Catherine, ce qu’il y a peut-être de plus fascinant en vous, c’est la lumière de votre sourire, c’est cette part d’exigence, cette quête d’absolu que révèle votre regard, une certaine… comment qu… qualité d’âme ».
Absolument. Absolument.
J’ai beaucoup aimé que Patrice — qui est follement amoureux de moi — ait déshabillé aussi mon âme. Il a senti à quel point ses compliments, si justes soient-ils, me gênaient. Il m’a serrée très fort contre lui, n’a plus prononcé un mot et… il m’a priée de me taire. / A un certain niveau de communication, il n’y a plus place que pour un contact et pour le silence… « The rest is silence » Ça vous a amusé, le sketch, là ? C’est Sylvie Joly. Je le dis pour les jeunes. [Continuer en Sylvie Joly.] J’ai un ami qui connaît tous ses sketchs par cœur. Et il est même pas comédien, en plus. On se demande à quoi ça sert, les comédiens. Franchement. Je fais ce sketch parce que c’est ma femme, Catherine. Enfin. Oui ! Parmi toutes les vies que je superpose, que j’additionne, que je multiplie dans ma lessiveuse [Rire.], il y a aussi que j’ai une femme ! Pourquoi pas ? J’en suis le premier surpris ! Enfin, c’est Catherine. Un phénomène ! J’aurais pu changer les prénoms, le nombre d’enfants, mais enfin, c’est famille nombreuse (de toute façon). C’est une armée à elle toute seule. Une championne ! / Mais là où se tiennent tapis les dragons sont dissimulés les trésors. / Je peux vous donnez une autre image d’elle. Là, je vous ai demandé de venir emmitouflés, mais il y a eu un spectacle où j’ai demandé au public au contraire de se déshabiller. De se dénuder. Oui, comme ça, une idée en moins ! Idéalement de voir le spectacle à poil. Eh bien y en a une une qui s’est exécutée, c’est elle. C’est comme ça que je l’ai rencontrée. On est un couple qui s’adore. Avec des gosses adorables, ça je suis bien obligé de le reconnaître. Bon, y a juste un accroc au tissu conjugal, au drap — matrimonial — si vous voulez, c’est que Philippe n’est pas cet homme d’affaire qui fait des voyages très importants aux USA. Philippe (c’est-à-dire moi-même), il est en train de saborder sa carrière en fond de cale d’une péniche désaffectée, a moitié échouée dans un quartier excentré, devant moins de cent personnes— où, en plus de ça, il fait un froid de caveau… ! Mais, ça, je vais vous l’dire ! [Façon Babara] Je vais vous l’dire ! [En mettant l’index en l’air.] Je vais vous l’dire ! [Temps.] Ça laisse quand même un p’tit peu d’espoir !… Ça laisse quand même un peu d’espoir !
Oh, je voudrais tant…
Oh, je voudrais tant que tu te souviennes
Des jours heureux-où nous étions amis
En ce temps-là, la vie était plus belle
Et le soleil moins brûlant qu'aujourd'hui
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Tu vois, je n'ai pas oublié
Les feuilles mortes se ramassent à la pelle
Les souvenirs et les regrets aussi
Et le vent du Sud les emporte
Dans la nuit chaude de l'oubli
Tu vois, je n'ai pas oublié
La chanson que tu me chantais
(Aymen la suite)
[Fermer le hublot. Sur la fin de Mariella, passage porte.]
J’ai été le roi du bluff… C’est pour ça qu’il faut pas être trop malheureux parce que… Un charlatan. Ce n’était que le théâtre du bluff. Pour comprendre un petit peu ce que c’est que ce métier (puisque vous vous intéressez à la question) —, Sean Connery, c’est pas du bluff, dans James Bond ? Si, c’est que du bluff ! Il le faisait très, très bien. Faire des tours (de passe-passe), faire le pitre, le clown, l’acrobate. Dans ma classe de danse classique, le prof s’est écrié récemment : « Mais en classique, il faut faire-comme-si ! comme si vous étiez sorti du ventre de votre mère en cinquième position ! Même si on se trompe. Même si on a commencé la veille ! » Eh oui, jouer, c’est ça, c’est ç… C’est pour ça que c’est amusant, c’est…, c’est des lapins qui sortent de chapeaux ! / C’est par exemple dire les plus beaux textes du patrimoine de l’humanité et la vie n’en est pas changée. Voyez, c’est ça, c’est génial ! Ça ne change pas la vie ! Ni la vôtre ni la mienne ! Ou les écrire, même, les plus beaux textes, ça change RIEN. C’est comme deux mondes. / « C’est quand même bien foutu, ce que j’écris… » Elle posait la question, Marguerite Duras. Alors on a dit, on était plusieurs, on a tous renchérit : « Ah, ben oui, c’est vraiment bien foutu, ce que vous écrivez, Margotte ! c’est le moins qu’on puisse dire ». « Alors comment ça se fait que ma vie, c’est n’importe quoi ? » Moi, j’étais tout jeune, ça s’est inscrit sur le disque dur à jamais. Voilà, un artiste, pour moi, c’est ça. C’est quelqu’un qui sait que sa vie, c’est [Emotion.] n’importe quoi ! Alors que j’imagine que les exécutifs, par exemple, à la BBC (ça veut pas dire Big Black Cock, non). Non, la BBC, vous savez, les petits maîtres, ceux qui donnent leur avis sur les séries, comme ça, sur ce qui va marcher ou pas, ils ne savent pas que leur vie, c’est n’importe quoi. Ils ne s’en rendent pas compte du tout. Ou ils se le cachent. Ou la Paramount, par exemple. Je le dis parc que Warhol avait un amant à la Paramount. Eh bien, l’art, ça sert à s’apercevoir que la vie qu’on mène ne mène à rien, que la vie qu’on mène, c’est : n’importe quoi. Le pape du pop art, l'a dit : c’est un prophète aussi, Warhol. C’est comme Duras ! Imaginez Warhol aujourd’hui ! Imaginez Duras aujourd’hui ! (Imaginez Proust ! aujourd’hui) Eh bien, Warhol, il a dit, mais ça pourrait être du Duras… ou du Proust ! —, il a dit : « Un de ces jours, on pensera ce qu’on veut, et puis, finalement, on pensera comme tout le monde… » Nous ne rêvons plus de changer le monde, nous nous adaptons — à l’infini. Personne n’ose provoquer l’avenir. Aujourd’hui le T-shirt d’un rappeur a le même retentissement qu’une bombe tombée en Ukraine. Qu’importe d’être regardé pourvu qu’on nous voit. Je n’ai rien à dire et je le dis et c’est là la poésie.
Peut-être qu’on vit une époque très poétique. Sûrement. Toute la question est de savoir si Shakespeare est supérieur à une paire de bottes. La question se pose chez Dostoïevski
Je n’oppose rien à la roue qui tourne. Toute mon activité tendait à ce dernier spectacle
Il y a des voyages qui se font avec un seul bagage : le cœur
[Voix de Jankélévitch.] J’ai joué de la musique — qui vous a saisi d’effroi. Commen en serait-il autrement ? Comment ne pas être saisi d’effroi en m’entendant jouer de ma musique au milieu de la nature sauvage ? Vous avez été d’abord saisi d’effroi (et plus tard de froid), puis vous vous êtes senti défaits, à la fin vous étiez égarés, désemparés, incapables de vous ressaisir. Car, bien que jouant de manière toute humaine, j’ai réglé mon jeu sur l’action du Ciel. (Comme Jésus), j’ai tout de suite puisé dans l’énergie pure. Les saisons alternaient, les êtres naissaient et mourraient, l’épanouissement entraînait le déclin — et le déclin l’épanouissement, le déploiement des formes amenaient leur destruction et cette destruction leur redéploiement. J’alternais les timbres — pur et impurs ; les sons coulaient, s’étendaient… Je réveillais les animaux hibernants / comm' le font l’tonnerre et la foudre au printemps. / (D’ailleurs Vladimir Jankélévitch avait l’habitude de dire à ses étudiants : « Ne manquez pas votre unique matinée de printemps ».« Ne manquez pas votre unique matinée de printemps ») J’achevais — sans conclure, j’ouvrais sans ouverture, ma musique mourait et renaissait, tombait et reprenait son essor, — constante seulement dans ses infinies métamorphoses et constamment-imprévisible : vous ne pouviez qu’être saisi d’effroi.
J’ai ensuite joué de l’équilibre, de la splendeur combinée du soleil et de la lune. Mêlant les longues et les brèves, les douces et les fortes, j’ai unifié les métamorphoses, mais sans jamais me lier. S’il y avait vallée, je remplissais la vallée ; s’il y avait ravin, je m’insinuais dans le ravin. Je ne laissais intervenir ni mes sens ni mon esprit et me coulais-ainsi dans les choses. Sous le charme de mes mélodies-et de mes rythmes, les esprits se terraient dans l’obscurité et les astres suivaient leur cour au plus juste. Je m’arrêtais aux limites du fini, mais ma musique déroulait à l’infini ses effets. C’est en vain que vous cherchiez à comprendre, que vous cherchiez à voir, que vous cherchiez à suivre : vous gémissiez sur vos accoudoirs de bois. Vous aviez l’esprit limité par / ce / que vous cherchiez à comprendre, la vue bornée par ce que vous cherchiez à voir, et vos efforts n’allaient pas au-delà de ce que vous poursuiviez vous-même, de sorte que vous n’aviez aucune chance de me rejoindre. / Vos corp ont cependant commencé à se dissoudre et vous vous êtes mis-à épouser le mouvement. Le mouvement. C’est pour ça que vous vous êtes senti défaits
Puis j’ai aboli : toute inertie ! j’ai laissé aller les rythmes. Il y eut comme un surgissement primitif, une polyphonie sans forme, un déploiement continu sortant d’une obscurité silencieuse (si vous voulez). Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. Cela se mouvait dans l’illimité tout en se maintenant dans un abîme ombreux. [Lacan.] On eût dit la mort… [Et pire encore :] On eût dit la vie. (C’était une phrase de Leslie Kaplan dans un spectacle de Régy — et Claude nous avait fait remarquer que ce n’était pas si positif, pas si joyeux : « Tout vit. » Tout vit, ça veut dire aussi les virus, etc.) / Cela semblait devenir fruit, puis finir… en fleur ! en dehors de toute norme. [Faire entendre l’ellipse.] Eh bien, c’est cette joie, cet égarement qu’on appelle la 'musique céleste’ : inaudible, invisible, elle remplit Ciel et Terre, elle embrasse l’Univers. Vous avez voulu m’écouter…
[Se lever.]
Par la musique, j’ai commencé par vous jeter dans l’effroi, et vous vous êtes crus les victimes de quelque maléfice. J’ai relâché mon jeu, et vous avez commencé à perdre pied. J’ai joué l’égarement et vous avez sombré dans l’abêtissement (comme qui dirait l’« âne-néantissement »). Mais, par cet abêtissement, vous avez rejoint la Grande activité. C’est en se laissant porter qu’on entre dans la Grande activité.
Vaut-il mieux rencontrer un fantôme ou personne ?
Il était blême, il semblait épuisé, ses yeux supportaient mal l’éclat du jour filtré par les vitraux gothiques
Il n’était pas athlétique, tout le contraire des gars que j’avais connus. Mais il n’était pas efféminé, non…
So all my best is dressing old words new —
Spending again what is already spent
For as the sun is daily new and old,
So is my love still telling what is told.
Cela ne se peut pas — que l’innocence — meure
Si quelqu’un a sommeil, qu’il aille se coucher
[Il s’allonge dans le hamac.]
[Réapparaissent les fantômes, Aymen, Marielle.]
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