La Brèche mortelle
A l’aéroport, je retrouvais la bouteille de Moët & Chandon Impérial dont nous avions abusé au restaurant de luxe réservé par Gaby (on s’en souvient). Elle était à 69 $. Quand même. Je choisissais Voyage d’Hermès que je mixais avec Terre d’Hermès, évidemment pas pour l’odeur qui m’était inconnue, dans tous les cas. J’avais cette phrase dans la tête : « Je promène mon foie » – parce que Gaby, juste avant de s’éclipser – et j’avais failli la louper – ils allaient sur la côte pacifique, pendant quelques jours, pour préparer leur mariage du mois de mai –, m’avait pris à part, dans l’escalier et jusqu’à sa voiture, « Accompagne-moi », et m’avait dit que celle que je nomme (en moi-même) la « sorcière préhispanique », je ne sais pas si j’en ai parlé, la « meilleure de Mexico », que j’avais vue deux fois – pour un massage et pour une hydrothérapie – lui avait dit que je devais faire des « ultrasons » à Paris pour vérifier mon foie, elle avait senti qqch de dur (et moi aussi). « Rien de dramatique », me disait Gaby. Mais quand même. Je me demandais pourquoi elle avait attendu comme ça le dernier moment (et au risque de ne pas me voir) pour me souffler ça... Peut-être pour ne pas inquiéter mon séjour à México…
Mais, maintenant, je promenais mon foie. En voyage. Sur cette terre d’Hermès.
Le dernier cadeau que Manou m’avait fait – encore un, je n’ai pas parlé de tous – avait été de m’envoyer visiter deux extraordinaires bâtiments de México. Il avait tout organisé, il avait un chauffeur de taxi qui connaissait les endroits, qui pouvaient m’y emmener, il viendrait me chercher, et, voilà, il s’appelait José. Je voulais aller visiter les canaux, le seul endroit, disait le guide, où l’on peut avoir une idée de l’ancienne lagune sur laquelle était bâtie la capitale des Aztèques. « Non, m’avait dit Manou, les canaux, il ne faut pas y aller seul, tu vas t’emmerder. Va voir le musée privé de Diego Rivera à Anahuacalli et va voir aussi l’Espacio Escultórico sur le site de l’université. » Deux merveilles, je vous en parlerai plus tard, à Paris. Le Mexique, c’était ça, je le devinais : un terrain fou, un pays fou et, là-dedans, des perles d’or ou de lave. Des sortes d’apparitions / disparitions de manifestation tellurique, divine ou presque extraterrestre. Il s’en était passé des choses, ici. Et le Mexique les effaçait les unes après les autres. Les Espagnols de la Conquête n’avaient fait que s’inscrire en chemin (sur la liste des bâtisseurs évaporateurs). Tout était là, tout disponible, on pouvait faire du Téotihuacán ou de l’Aztèque, pour ne citer que deux noms parmi des dizaines – ou du Maya – ou du Toltèque – encore maintenant et Manou s’y employait, après Diego Rivera, par exemple (et en collaboration avec Ludwig). Tout était frais, au Mexique, rien n’était usé et c’était possible de reprendre les formes et les textures pour un club, un bar, une maison à la campagne, un château en ville, un hôtel de luxe sur la côte pacifique, la rénovation d’une tour, la Torre Latino – il ne fallait pas parler de ce dernier projet, juste croiser les doigts et y croire, mais Manou nous faisait visiter le chantier du bar qu’il finissait (ils devaient être « hors poussière » vendredi) avant que François nous emmène chez le barbier, « la meilleure expérience de México ». On entrait dans le bar par le fond d’un restaurant plutôt populaire et le bar allait être très chic (comme tout ce que touche Manou, Chic By Accident). Manou avait eu l’idée, encore une fois, de jouer la carte de la clandestinité. Il faisait l’entrée par la porte blanche d’une chambre froide. La porte franchie, on allait devoir traverser encore quelques crocs de boucher, je pense. Puis le bar était marqueté de cuir noir et blanc, il y avait de la feuille d’argent et des petites pyramides collées partout au plafond et sur le zinc – mais, dit comme ça, ça ne rend rien… Il y avait d’énormes crânes dans des boîtes de verre / tables basses… Manou, à partir de là, avait pris les choses en main. François était un prince (hétérosexuel), mais Manou le supplantait au poteau. Le cœur sur la main, le grand style, aucune plainte, jamais, aucune plainte même artistique.
Le barbier, il y a quelques photos, j’avais passé mon tour, moi, mais je buvais de la tequila en épluchant aussi les « Playboy ».
Ensuite, nous étions de nouveau au Broka (Zacatecas 126), comme l’autre soir. (Pareil, curieusement, dans ce lieu immense, on entrait toujours par les cuisines.) Manou devait y retrouver Lorenzo, just arrived. Lorenzo était le fils de riches industriels de Bilbao. Un grand ami de Manou et Ludwig, il leur avait demandé de lui faire une maison face à la mer des Caraïbes. Ils l’avaient dessinée. Lorenzo avait dit ok, puis il les avait invités à aller voir le terrain. Un terrain plat avec de la végétation face à la mer turquoise. Les Caraïbes, quoi. Pourquoi je raconte ça ? Parce que je recule le moment de dire ce dont je veux parler, c’est pas facile, la drogue, oui. Parce que maintenant Ludwig et Lorenzo se levaient toutes les dix minutes pour aller aux toilettes qui jouxtaient – on les entendaient très bien chacun prendre une grande inspiration de la poudre magique. Donc le débat était sur la drogue entre ceux qui n’en prenaient pas (quant aux deux amours, ils étaient lancés et j’évitais d’intervenir comme l’autre fois…) François – mais qui était déjà dans un tel état d’addiction avec la cigarette, l’alcool et le sexe – soutenait que la coke n’apportait rien à la vie. C’était sûr que, dans son cas, il n’en avait pas besoin. On ne voulait pas le lui rajouter. François, sa respiration, c’était de dessiner. S’il ne dessinait pas, ce qui lui permettait de sublimer toutes ces passions, il mourrait, c’est tout, d’étouffement. Manou disait qu’il se droguait une fois par mois, que ses collaborateurs le savaient, qu’il n’y était pour personne le lendemain quand ça le prenait – et c’était à l’opium, en général, et seul, absolument seul. Avec sa pipe. Rituel. Afin de se confronter toujours à la même question – sans penser – : « Quelle est la relation entre la prétention de l'acte et le résultat ? » J’expliquais que le glamour de la drogue, moi, m’avait échappé – à cause de l’enfer qu’avait vécu ma sœur, de quatorze à trente-quatre ans, l’année de sa mort – échappé peut-être jusqu’à la lecture du livre de Mathieu Lindon que j’avais adoré, Ce qu’aimer veut dire, où il racontait ses merveilleuses expériences (de LSD, je crois) avec Michel Foucault. Nous avions rejoint Cristian dans un autre bar, il était en terrasse avec Eva et deux filles qui allaient faire l’unanimité toute la soirée. Je ne pense pas que quelqu’un leur ait demandé leur prénom. On aimait la paire. On aimait les distinguer, deviner avec laquelle on serait le plus heureux. Comme François me présentait comme metteur en scène, je décrétais qu’en fait, non, j’étais barbier, ce qui me permettait de leur toucher les cheveux (l’une d’elles avait des cheveux si lourds – merveille... –)
Tout le monde s’était ensuite déplacé au – je ne sais pas – une boîte de cumbia où l’on pouvait danser en payant des prostituées pour le faire, si on voulait (mais on pouvait aussi danser entre nous – mais nos femmes ne devaient pas inviter d’autres hommes, ça nous avait été précisé à l’entrée (mais ça se comprenait)). Dans l’entrée, Cristian tombait sur Feist avec tous ses musiciens (elle tournait un clip à México). Comme Cristian semblait la connaître très bien, on faisait table commune. Cristian, à partir là, le leader (Manou était resté avec Lorenzo et Ludwig), commandait des tonnes de bières au choix, de tequila, de tout ce qu’on voulait, il y avait aussi de l’eau minérale, ça m’allait très bien. Je ne raconte pas tout (on lira entre les lignes), juste dire que François était dans un tel état (je crois que les petites le chauffaient sérieusement, je crois, je suis même sûr) qu’il avait soudain occupé la piste complètement seul avec une danse solo qui est peut-être la plus belle que j’ai vue de ma vie. En tout cas, maintenant, dans l’avion, voyez-vous, je ne l’oublie pas. Une chose entre Pee-Wee, Tati, une chose d’une énergie folle ! Au final, après avoir fait tant de tours de piste surnaturels, il avait fait tourner, comme un Michael Jackson de la transe, la boule à facettes – s’y était-il accroché ? toujours est-il que, quand on l’avait vu se retourner (vers nous), on avait vu aussi tomber la boule à facettes (taille moyenne). Ça fermait le numéro d’un point. François était tout content, une pute était même venue le féliciter – sincèrement – et il disait : « Tu vois, en France, on m’aurait déjà foutu dehors pour une chose comme ça. » Quant à moi, je lui disais qu’il dansait mieux que Julien Gallée-Ferré, que la difficulté, c’était de refaire ça qui dépendait d’un état très avancé, très spécial, mais que c’était l’une des plus belles danses que j’avais vue de ma vie. Sans rire. Je faisais allusion à Julien Gallée-Ferré parce que François m’avait rapporté, quelques heures auparavant, que Julien lui avait dit qu’il aimerait retravailler avec moi. Cher Julien… Enfin, voilà, tout se passait bien, mais finalement ça ne s'est pas passé si bien parce qu’à un moment, deux ou trois mastodontes (et, si on s’était énervé, d’autres seraient sortis de sous les tables, vous pouvez me croire) ont entouré François (et le groupe qui faisait corps) en demandant de payer la boule cassée. 1000 pesos. Ce qui n’est rien, franchement. (50 €.) Oh, je n’ai plus envie de raconter. Ça a pris des heures. Cristian a déployé des trésors aztèques de rhétorique. Il était comme un Italien, comme un orateur. Les mastodontes étaient obtus. Mutiques. Sacré contraste. Les plus lucides d’entre nous voyaient bien que tout était plié d’avance. Les gros n’allaient rien lâcher, ils avaient dit l’essentiel : payez. (« Payez sinon... », probablement.) Cristian savait cela, mais c’était son heure, quand même. Il avait l’occasion d’une tribune. On lui ouvrait les journaux, les radios, enfin, il pouvait dire tout ce qui n’allait pas dans ce pays – et il avait un public de choix, qui plus est, un public populaire qu’il allait essayer de retourner comme un gant. Beauté du geste. L’alcool remplace Dieu, c’est Marguerite Duras qui l’a dit. Ou Trotski, ça remplace aussi bien Trotski. Bref, personne n’avait d’argent, j’ai payé (quand on m’a laissé le faire – après que toutes – toutes – les tentatives aient échoué – nuit – et son clair de lune – bien avancée). On s’est retrouvé sept dans la Coccinelle de l’une des deux filles, il fallait faire attention à la police omniprésente et, Cristian, en plus, qui conduisait, avait perdu son permis. Bref, on est arrivé à bon port sinon je ne vous le raconterais pas... Comme on peut être saoul, la nuit, à México, quand même ! Un mardi.
Diego Rivera était mort pendant le chantier de son studio / musée privé de sa collection d’art préhispanique. Mais c’était évident qu’il avait construit là son tombeau. Il devait le savoir. Une sorte de sculpture / mausolée de pierre de lave noire qui montait des catacombes vers la lumière (et la dernière terrasse). C’était sublime. Un peu trop muséifié. On avait rajouté des rampes aux escaliers, des vitrines et des spots (alors que c’était évident que l’architecture était un événement de lumière naturelle), des extincteurs (alors qu’il n’y avait que de la pierre). Enfin, vous voyez le genre... La même bêtise, exactement, qu’en France, ça, ça n’a pas de frontière. L’internationale des règlements. Enfin, bon. Comme on était arrivé en avance avec le taxi sur l’heure d’ouverture, José avait proposé d’aller d’abord à l’Espacio Escultórico. Très bien. Il ne savait pas vraiment où c’était, l’université est immense (il me le disait). J’avais dû marcher longtemps en posant plein de questions (personne ne savait). De plus, l’étrangeté était que je ne savais pas ce que je cherchais. Aucune description. Ni de Manou. Exprès.
Labels: mexique
0 Comments:
Post a Comment
<< Home