Saturday, April 19, 2014

P eintre, pitre et poète


Lou Garion
Alors, voilà. A l'époque où Jeanne et moi étions les sœurs dingues en marge de la marge du cahier de l'école, elle m'avait fait le plus beau cadeau d'anniversaire qui soit. Plantée au milieu d'un vaste salon délabré, elle a chanté. Deux de mes amis ont commencé à se battre très fort et à casser des verres. Je pleurais.Le chant lyrique et le match de boxe. C'était mon anniversaire, c'était la vie, je crois...
Jeudi 10 avril, quelques années plus tard, Jeanne m'a dit de venir. Les sœurs dingues de la marge de la marge s'étaient perdues de vue, et toute cette vie d'avant hantait mon amnésie de fantômes sexy.
On vient dans le théâtre, on s'assoit. Une amie me demande ce que je suis en train d'écrire. Je lui dis Violette débarque sur scène elle y fait le ménage. Elle va dire : « Ah non, moi, c'est pas le spectacle ». Le noir se fait aux Bouffes du Nord. Après, l'histoire, tu la connais, j'entends le chant dans le brouillard, mon visage se transforme en rature salée, et Bertrand dit comme un petit orphelin privé de dessert ou comme un vieillard sage : « Il n'y a pas de spectacle... »
La valse commence et finit à la fois. Les voiles noirs côtoient les mariés, les missiles naissent et crient comme les bébés, les femmes rangent leurs belles hanches en catastrophe, avant d'avoir pu dire. Les bouches ouvertes aux ombres.
J'entends la guerre, (mais on ramasse quand même la chaussure), et je me sens traversée par plusieurs vies. Je pense : « Avant, j'étais une enfant noire ». Je sais pas comment tu as fait, peintre, pitre et poète, pour dresser un tableau sublime sans images, intense en surgissements, abolir les heures pour nous parler d'un autre temps, rond, brûlant et fécond comme le plafond.
Un jour, j'ai entendu dans un cours de danse flamenco « buscate la vida ». Je suis partie à Séville. Et, aussi, je dis souvent ce que j'aime voir, c'est quand il ne se passe rien. Sinon la vie, les phrases sont maladroites.
1er Avril, tout y est, matière et énergie. Je respire, ce théâtre et ses odeurs d'arnica qui sourit aux bleus et à toutes les douleurs.
Je pourrais continuer toute une vie à t'écrire ce mail, comme ton œuvre nourrit toute la mienne.  J'ai la sensation d'avoir espéré une forme impossible, une danse qui ne gesticule pas, un théâtre sans trop de mots, un langage de sons portant l'univers et ses âmes, une robe somptueuse aux coutures invisibles, une émotion bancale vibrant entre les mondes, l'amour. Je te dis ici bien peu de choses. C'est déjà trop, ces mots, c'est juste pour donner des contours au silence qui te rend grâce.
Pour ce nouveau mois d'avril, Jeanne, en me conviant, me fait un nouveau présent. Merci, Yves Noël, aujourd'hui c'est mon anniversaire, je célèbre. Crois-tu qu'en accouchant de moi, ma mère a poussé le cri du coq ? J'espère de tout cœur travailler un jour avec toi :-).
Bien à toi,
Lou

Merci de tes mots délicieux (et fabuleux) (et délicieusement fabuleux...) (ou fabuleusement délicieux), ce jeu des correspondances (encore une : Aujourd'hui, c'est mon anniversaire — mais tu dois le savoir —, c'est le titre d'un spectacle de Tadeusz Kantor). Il y a un stage, en septembre, à l'Hostellerie de Pontempeyrat (voir sur leur site), c'est tout ce que je peux te proposer… (Un autre aussi en préfiguration  à Bruxelles en février...)
Bon anniversaire, alors ! 
Bises,
Yvno



Catherine Sermet
Absolument superbe ! Mes pensées les plus amicales à Yves-Noël Genod



Patricia Soulier
Véritable enchantement !
Tout prenait merveilleusement place dans ce lieu magique des Bouffes du Nord, le texte, les lumières, les sons, les voix, la mise en scène…..
Sublime, poétique, décalé !
Bravo Yvno



Claire Denieul
Petites notes en vrac 
Après avoir vu votre performance, j'ai écrit dans mon FB en haut de l'article de Thibaudat que j'ai aussitôt partagé et qui m'avait fait venir aux Bouffes du Nord : « Alors, j'y suis allée.
Et je me suis dis, ce type (Genod) qui a le look Alice Cooper, a du beaucoup s'emmerder au théâtre pour pondre un truc aussi creux et impertinent, mais j'ai adoré et je n'ai jamais vu les Bouffes du Nord aussi bien éclairés. »
Suite que je n'ai pas publiée :
Rien, c'est un spectacle en négatif. Le texte, l'action, les personnages sont évacués au profit du reste. D'ailleurs, le tout commence par de la brume, c'est joliment métaphorique.
Le peu de choses qui se passent sur scène est juste là pour mieux faire percevoir ce qui s'en  dégage, pour qu'on s'imprègne de tout le reste. Le fond de scène apparaît comme une immense œuvre d'un rouge oscillant entre le carmin et le vermillon, un tableau aux dimensions gigantesques magnifiant les irrégularités du crépi.
Pas besoin d'aller dans les galeries d'art contemporain du Bourget, l'art est là depuis le début, tapi dans l'ombre. L'espace des Bouffes du Nord est lui-même en représentation et c'est superbe. Superbe et impertinent. La présence des acteurs dans leurs robes et costumes d'apparat scintillants oscille entre le romantique suranné et le dérisoire, un spectateur toujours le même se fend la gueule sporadiquement se retenant de rire ; du coup, il participe entièrement à l'action mourante du plateau et s'inscrit totalement dans la logique du spectacle, on aurait dû lui donner un cachet. Le très beau timbre de la soprano force l'émotion, les acteurs sont beaux surtout celui qui saute à la corde à poil. Le tout ressemble à une belle séance d'impro conduite par Lilo Baur. Et quand Genod surgit pour transmettre un texte de Cioran on se rend compte que tout de même l'adresse au public est irremplaçable, mais il fallait avoir vu tout le reste pour le comprendre. Les acteurs méritants remerciés à coups de fleurs, c'est le moins.
Bon, Yveno ne dites rien aux acteurs de ce que je vous ai écrit, ils pourraient mal le prendre. J'ai trouvé tout le monde formidable à travers cette absence totale de propos et cet esthétisme gratuit que j'ai paradoxalement beaucoup savouré.
MERCI
PS : En fait, c'est normal que vous fassiez ce genre de théâtre parce vous avez travaillé avec Régy, mais Régy, c'est Régy ; vous tout seul c'est courageux. 

J'ai relu plusieurs fois votre mail avant de décider qu'il était positif ! Donc : merci !!!
Au plaisir, 
Yves-Noël

Très positif ! Merci pour la belle photo !



Wagner Schwartz
QUAND LA BEAUTE RENCONTRE LE MOUVEMENT DE SA RECHERCHE
Paris, le 13 Avril, 2014
Hier, un 1er Avril se terminait. — Son temps fut court. Chacun peut en penser ce qu'il veut. Il s’est déroulé en un lieu unique, avec la possibilité de le vivre pendant deux heures et dix minutes. — Il est possible d’imaginer que ces choses existent. Dans ce cas, la chose était palpable. Il suffisait d’avoir le désir de reconnaître la joie d'un jour qui passe depuis des siècles.
De nombreux faits historiques se sont passés durant ce 1er Avril. Au Brésil, on l’appelle « le jour du mensonge ». Ailleurs, je ne sais pas encore. Au théâtre, il peut être reconnu, maintenant, comme un spectacle d’Yves-Noël Genod.
J'étais assis au premier rang d'un espace où chaque jour est unique. Il a un nom depuis 1896 : le Théâtre des Bouffes du Nord. Sa biographie est inscrite dans les objets qui le composent. Ceux-ci ont une vie qui simplifie la pensée de certains auteurs ; ou, peut-être, la font exister — puisque l'espace se dilue à l'extérieur.
Le temps de l'écriture n'est pas le temps de la rue. Chaque temps est. Les deux se croisent, mais ils ne se justifient pas (l’un l’autre?). Le temps de l'écriture est celui sans relation entre présent, passé et futur. Il arrive dans ces trois temps. Le temps de la rue a un début, un milieu et une fin — se lever, travailler, se coucher. Le temps de l’écriture perdure dans le ressenti de chacun de ces temps. Le temps de l'écriture repose, pour toujours.
En de rares moments dans le monde il est possible de vivre le temps du monde : démystifié, sans absences ni commandements pouvant conduire d’un état de perception singulier à un état influencé par l’activité des autres. À l’extérieur, le temps est pour ceux qui le peuvent ; à l’intérieur, il arrive.
Il était possible d’exister dans ce 1er Avril. Il était possible d’être au jour des choses : de l’intérieur, de l’extérieur, du temps. Les histoires de chacun — objets et personnes — à la façon dont elles vont, arrivent comme elles peuvent devenir, sans l’intervention opportuniste de ce qu’on appelle la « nature humaine ». Il est encore possible de parler des choses qui restent, parce qu'elles se déplacent.
La fête, à ce point, se confond avec les nouvelles affinités de ce jour qui se créé : affinités de passage, affinités inaperçues — désormais les miennes, parce que l'événement de ce jour continue.

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