O bligation
« Cela dit, existe-t-il un
plaisir d’écrire ? Je ne sais pas. Une chose est certaine, c’est qu’il y a, je
crois, une très grande obligation d’écrire. Cette obligation d’écrire, je ne
sais pas très bien d’où elle vient. Tant qu’on n’a pas commencé à écrire,
écrire paraît la chose la plus gratuite, la plus improbable, presque la plus
impossible, celle à laquelle, en tout cas, on ne se sentira jamais lié. Puis il
arrive un moment — est-ce à la première page ? à la millième ? Est-ce au milieu
du premier livre ou ensuite ? je l’ignore — où on s’aperçoit qu’on est
absolument obligé d’écrire. Cette obligation vous est annoncée, signifiée de
différentes façons. Par ex, par le fait qu’on est dans une grande angoisse,
dans une grande tension lorsqu’on n’a pas fait, comme chaque jour, sa petite
page d’écriture. En écrivant cette page on se donne à soi-même, on donne à son
existence une espèce d’absolution. Cette absolution est indispensable pour le
bonheur de la journée. Ce n’est pas l’écriture qui est heureuse, c’est le
bonheur d’exister qui est suspendu à l’écriture, ce qui est un peu différent.
Ceci est très paradoxal, très énigmatique, car comment se peut-il que le geste
si vain, si fictif, si narcissique, si replié sur lui-même qui consiste le
matin à s’asseoir à sa table puis à couvrir un certain nombre de pages blanches
puisse avoir cet effet de bénédiction sur le reste de la journée ? Comment la
réalité des choses — les occupations, la faim, le désir, l’amour, la sexualité,
le travail — est-elle transfigurée parce qu’il y a eu ça le matin, ou parce
qu’on a pu faire ça dans la journée ? Voilà qui est très énigmatique. Pour moi,
en tout cas, c’est une des façons dont s’annonce l’obligation d’écrire. »
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