L ettre de motivation
Neuchâtel, le 7 octobre 2021
Madame, Monsieur,
Je vous prie de trouver ci-joint, un descriptif (succinct) d’un projet qui me tient à cœur et pour lequel je vous demande toute votre attention et, si vous l’estimez possible, votre soutien. Je demande rarement des subventions parce que je pense que (comme l’a dit dans une émission de télévision Sophie Perez) « Etre artiste, c’est la bataille, c’est boire le verre de la honte, c’est en chier » (je ne sais pas si je me fais bien comprendre : il y a une contradiction) et, deuxièmement, aussi, parce que je suis un artiste à l’ancienne qui a besoin qu’on lui passe commande. Sinon il ne fait rien. Je suis positivement incapable d’aller voir un directeur ou une directrice et de lui dire : J’ai un projet, ça va être super ! Handicap. Mon premier spectacle, En attendant Genod, en 2003, a été un succès (voire un triomphe) qui a permis toute la suite, l’enchaînement des commandes, mais je me souviens avoir immédiatement pensé : « Si on ne me l’avait pas proposé, je n’aurais sans doute jamais rien fait ».
Je serais resté comédien. Ça, malheureusement, on l’est pour la vie, dans les ors ou dans les cendres. En fait, je ne demande de subvention que quand je suis solidement étayé, « désiré » par un théâtre, ce qui est le cas ici. J’ai une grande confiance en Yan Walther (pour son intelligence, sa sensibilité, son cœur) que j’ai connu parce qu’il est venu voir mes spectacles sur Proust, sur Baudelaire et sur Racine et qu’il a manifesté son admiration. Il est devenu naturellement un ami. J’ai même joué un texte de lui — une lettre sur Brodsky qui a permis une performance intitulée Qui a décidé que vous étiez poète ? — lors de la réouverture de l’Arsenic, à Lausanne, en juin d’il y a un an (premier « Jeudi de l’Arsenic » après la période de fermeture due au covid). Quand Yan a obtenu la direction du théâtre du Pommier, j’ai bien entendu répondu présent.
Je suis toujours très ému de jouer en Suisse, je ne sais pas exactement pourquoi. Certes je viens de la France voisine, je suis né dans le Jura, mais j’aime que le monde change du tout au tout au passage de notre frontière. Une autre planète, une autre amitié dont la découverte me semble à moi-même encore peu explorée malgré mes nombreux séjours ici. Je crée toujours mes spectacles sur mesure, c’est-à-dire — surtout pour le premier spectacle dans un lieu — que le spectacle nait du lieu. Le lieu joue comme décor et le spectacle se trouve faire le poème du lieu. C’est ce que j’espère aussi ici, au Pommier. J’ai fait rabattre le gradin pour avoir l’espace le plus pur, un bloc de vide comme taillé dans la roche (de fait, le théâtre a été en partie excavé, ce qui amène d’ailleurs les inondations). Mais le « poème du lieu » est aussi lié au contexte. J’aime que Yan Walther m’ait demandé de me retourner sur ma carrière, de raconter mes spectacles passés au Neuchâtelois et Neuchâteloises qui ne les connaissent pas, de me présenter. Le projet suivant dont m’a immédiatement aussi parlé Yan est un spectacle avec des artistes locaux. Rien ne peut plus me plaire. Comme j’ai essayé déjà de vous le faire percevoir, mon travail n’a rien de dogmatique, il naît des lieux et des rencontres. Ce n’est pas que je n’ai pas d’idées personnelles, c’est tout le contraire, mais, comme le disait Coco Chanel (par exemple) au moment où elle avait repris sa maison après douze ans d’interruption et où les journalistes se précipitaient pour lui demander : « Mademoiselle Chanel, comment sera votre nouvelle collection ? » — elle avait répondu : « Comment voulez-vous que je le sache, je fais mes robes sur les personnes ! » (Et ce n’est pas qu’elle n’avait pas d’idée !) C’est comme cela que je comprends mon art (si ce mot convient) : « à partir de » ou « selon », comme l’écrit plus immensément Rimbaud : « Des humains suffrages, / Des communs élans / Là tu te dégages / Et voles selon ». A partir du contexte, des rencontres, de la ville, du temps qu’il fait, de la politique et de l’air du temps aussi bien, pas par faiblesse artistique, mais par sur-possibilité (prodigalité), au contraire.
Bien à vous,
Yves-Noël Genod
Labels: qui m'aime me suive
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