On me demande — c’est une revue, c’est qqn que j’admire, c’est si gentil — 6 000 signes. Mais je n’écris pas. En revanche, je me rends compte que j’ai écrit. Je suis dans une maison — la maison familiale — que je déménage parce que nous allons la vendre, je retrouve des choses que j’y avais déposées (je vis à Paris dans une quasi chambre de bonne, ici il y a beaucoup de place, beaucoup de chambres, beaucoup d’immensité à trier et à vider). Je retrouve des textes, des traces, dirait-on, au sens de René Char (que je n’aime pas spécialement, mais c’est toujours bien de piquer là où on n’aime pas spécialement). Il dit, René Char, je retrouve la citation sur la feuille de salle d’un spectacle très, très beau que j’avais donné à Lyon juste après (quelques jours après) les attentats du Bataclan, etc. Donc à l’automne 2015. Le spectacle s’appelait Par délicatesse j’ai perdu ma vie, titre volé à Rimbaud bien sûr. Il faisait partie de la série Leçon de théâtre et de ténèbres. Et la citation de Char dit : « Un poète doit laisser des traces de son passage, non des preuves. Seules les traces font rêver ». Ainsi j’ai écrit, j’en retrouve les traces dans cette maison familiale éventrée. Mon père est mort il y a qq années, ma mère est atteinte de la maladie d’Alzheimer ; ainsi plus personne n’est témoin. (Disons que le crime va être difficile à prouver.) Je retrouve un texte écrit entre août 2005 et juin 2006, à l’île d’Ouessant, à Paris et à Belle-île. A ce moment-là, j’étais riche et voyageur. Il y a qq phrases qui me paraissent écrites (j’ai cru en avoir l’impression), qq phrases que je trouve belles au point même que je me demande si c’est vraiment moi qui les ai écrites, peut-être qu’à l’époque je ne mettais pas de guillemets dans ce que je citais, peut-être, mais, plus profondément, si ces phrases sont belles, c’est justement parce qu’elles pourraient avoir été écrites par beaucoup d’autres, et que, de fait, elles l’ont été, dans la mémoire infinie passée et future des possibilités, si vous me suivez. J’en recopie qq-unes (si vous me permettez, ce sera ma contribution pour ce genre d’exercice, écrire dans une revue d’avant-garde quand on ne sait pas).
Deux petites télés : Océan, Ouessant…
Alain chantonnait une mélopée d’automne, un peu à côté de sa voix, comme souvent au réveil
Alors il y a cette île. Saturne y dort
(La vie comme une fée détraquée autour de la piscine de l’hôtel des Bains, en compagnie de son fils sosie)
Îles du vandalisme
Charnières du bleu enchaîné
On s’était retrouvé à une fête foraine. Néo-humanité. Rideau de pluie
Paresseusement riche
Réfectoire, un soir. Piscine sous la pluie. Amour en haut des tours…
Anges du meurtre
J’irais dans une île si j’avais des ailes. L’auvent protège le bonheur
Sentier délacé
Les fleurs nagent
L’avion découpé (aux ciseaux)
Bulle de paix, oasis
Lune en place
Entassement confus de rochers. Intimité de la mer. Une femme jouerait le rôle
Marins longilignes et beaux comme des truites
Poisson de toutes les fêtes. Nudité — unité
Tulipe. Two lips
Tandis que, dans la rade, le yacht du prince attend
Paysages serrés. Les forêts parlent au creux
Une fraise noire
L’excellence hétérosexuelle
Pudeur. Été blanc
Qu’est-ce que tu choisis, colline, miroir ? Des touffes de nuage te tamponnent sous les seins
Escalier, mon frère ; ascenseur, ma sœur
Triste égale gris
Des poissons nagent dans le ciel
Une petite cuillère tombe dans l’eau de mercure
Jésus et le petit pingouin
Neige, pli mouvant
Bateau sans vent
Chien passionné
L’institutrice rêveuse
L’enfant n’est pas l’enfant, c’est toi
Demander — dans les archives de l’INA — à Georges Simenon qui se promène dans la campagne et qui a l’air d’un con
Est-ce que ma mère pourrait être un allié ? On a déjà essayé, ça
Que dire de cette chanson ? — Trop lourde
Le vide est un jardin de fleurs
Tant pis si Nicoletta est triste
Toujours le paysage sage de poupées et de jouets ; la balustrade fine pour décrire, toujours, le manque de contours
Sauf la Bretagne, si miniature
Changements de personnalité chez les personnes âgées
Dans les prés avec les archers noirs
Froissement du présent dans un corps féminin
Mourir d’éventuelles fleurs
Chambre à peur
La mer, complètement stupide de beauté. Vie des îles. Le héros blessé
Une île, c’est le pays exact, avec le livre au lit
Jour amoureux du renard. Jour amoureux du chat
Sur la falaise roule par terre l’éponge de l’oubli
Le poème se termine « ayant tout avoué », c’est-à-dire en ayant fait le tour de toutes les solutions (amour, médecine, philosophie)…
L’amour et l’espérance sont des thèmes un peu rances et le poème se termine par un vers sublime
Si je pense à tous ces endroits où il ne s’est rien passé qu’attendre, en touriste, que le temps imparti passe, en touriste métaphysique, nuits sans dormir, aubes sous les tropiques, aubes au mois de mai, chambres blotties sous le sapin, la misère et la pluie, le froid éventuel, sans neige, d’une saison qui dégouline et, maintenant, cette île…
La saison est la saison d’été sans ambiguïtés
…ou sur les routes nocturnes, tous, dissimulés dans la prière, pour les siècles des siècles
Les cars tournent à vide sur la route des panoramas
Elle est protégée par un costaud (qui veille pourtant moins sur elle que sur les bijoux qu’elle porte en permanence)
D’ailleurs, je ne crois pas en Dieu. Il n’est pas nécessaire ni ici ni au paradis
Derniers temps dans les grands ensembles
La hauteur de l’eau est infranchissable
Le général avait-il deux domiciles ?
Cent personnages de roman
Aversion pour les rencontres
J’étais seul sur la plage imaginaire et l’amour
L’eau verte et salée, comme d’un immense bénitier, touchait de ses lèvres le bois cassé et le sang
Effets de légende
Poème perdu. Élasticité du cœur
Deux jeunes filles (rejointes) se baignent jusqu’à la taille (en dessous du niveau zéro)
Les petits voyages des bateaux échoués
L’eau transparente passe au dessus d’une forêt ridée…
La couleur sable te monte au cerveau, tu la connais
La mer, on est simplement bord à bord
Qui a le mot ?
La mer me sort des yeux
Le paradis, curieusement, est un acte de solitude
J’ai deux amours, mais je n’ai pas d’ami
La mer : verre liquide
La mort singe la naissance
Bavardage de mes pas
Ai-je imaginé avoir mon âge ?
Le tonneau inépuisable de la mer
Donner libre cœur à son amour
Un paysage derrière un visage
Qui a maudit le soleil et béni le verre d’eau ?
Chaque vague distille son contrepoison
Les animaux brûlent
En arrivant les vagues ont le temps de dire une chose et de l’effacer ; mais le message passe
La mer, sous-développée
Le désert a une couleur animale
La nuit, on l’a regardée à partir du noir de son cœur
Les flots d’une joie solitaire vous portent vers les îles désertes
La mer est le décor du cœur, l’eau de la vérité privée
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