Friday, October 13, 2023

A ux élèves du TNB


Juste un mail pour vous remercier de ce que vous avez fait pour moi. Et pour le verre de l’amitié. Donner le meilleur de soi-même — ce que vous avez fait —, n’est-ce pas qqch que l’on doit vénérer, recueillir ? — j’ai fait ce que j’ai pu pour accueillir, avec le peu d’esprit et de cœur qui m’a été donné en partage, le présent que vous m'avez apporté. La forme trouvée in extremis à partir du décor de Paolo m'a permis, les derniers jours, d’entendre encore plus. On crée (ou on laisse apparaître) des formes parce qu’on s’aperçoit qu’elles peuvent être des véhicules, des transports en commun qui nous permettent, spectateurs, acteurs, d’entendre plus loin, plus inconsciemment, d’être portés pour exprimer — ou faire « allusion » comme le dit Borges — ou « invoquer », comme le dit Kafka des choses qui nous dépassent. La question est toujours de s’occuper de choses qui nous dépassent — mais qui nous rapprochent aussi, qui nous mélangent en communauté. Avec Shakespeare, nous étions servis, ne pouvions pas être mieux portés, mieux accompagnés (dans ce labo, mini théâtre du Globe)


D'une lecture de ce moment (Quand je ne dis rien je pense encore, de Camille Readman Prud’homme), je vous recopie ce qui me rappelle le risque du miroir que j'ai évoqué notre dernier jour : 

« or à chaque fois que tu photographies ce qui t’arrives il te semble te livrer à une forme de trahison, tu n’es plus dans le réel mais dans ce qu’on en dira […] il y a ce que tu lances et ce que tu gardes et si parfois tu penses à toi comme à un ensemble d’élans avoués et voilés, tu sais que sous l’attraction de l’évidence des morceaux de chacun disparaissent, montrer te dépouille et tu te résous à apparaître tronquée. » Paradoxe, être et paraître...


Je retombe en rangeant ma maison familiale (qui va être vendue à la fin du mois) sur des archives, le programme d’un spectacle que nous avions donné au Rond-Point à Paris, qui s’appelait Je m’occupe de vous personnellement, dans lequel nous déclinions l’idée de « jardin planétaire » de Gilles Clément. Un spectacle qui se jouait en juin, changeant chaque jour, il faisait très beau, on avait ouvert les fenêtres habituellement fermées de la petite salle au premier étage du théâtre, l’air et la lumière entraient à flot, les marronniers si verts, les oiseaux, on avait mis un jardin en pots aussi à l’intérieur — et donc dans le programme : 

« Quel rapport entre l’herbe et l’art ?

Gilles Clément : « Au jardin, il suffit d’être et cela demande un silence. »

Remplacez le mot « jardin » par le mot « théâtre », ça marche !

Au théâtre, il suffit d’être et cela demande un silence.

Ou avec cette phrase : « La présence au jardin suppose l’esprit nu et le corps exposé, il est alors possible de rêver. »

La présence au théâtre suppose l’esprit nu et le corps exposé, il est alors possible de rêver.

Etc.

Le très ancien mot « jardin » a toujours voulu dire « enclos » et « paradis » tout à la fois.

Le mot « théâtre », pour moi, depuis toujours, a aussi voulu dire « enclos » et « paradis ».

Toujours le jardin du théâtre m’a rendu heureux.

Voici l’occasion, au théâtre du Rond-Point, aux plus longs jours de l’année, lentement, d’en exposer le manifeste.

Ouvrons les fenêtres sur la nature urbaine, que le monde vienne boire à sa source.

Aux Champs-Elysées.

Car.

Ce qu’on maintenait autrefois hors de l’enclos, le sauvage, la mauvaise herbe, pénètre aujourd’hui le théâtre. » 


Pour finir ce mot, je vous recopie une citation de Borges que j’ai souvent racontée, mais comme je tombe (aussi dans ces archives) sur son exactitude : 

« Le fait esthétique est qqch d’aussi évident, d’aussi immédiat, d’aussi indéfinissable que l’amour, que la saveur d’un fruit, que l’eau. Nous sentons la poésie comme nous sentons la présence d’une femme, ou comme nous sentons le voisinage d’une montagne ou d’une baie. Si nous la sentons de manière immédiate, pourquoi la diluer dans d’autres mots qui seront certainement moins forts que nos sentiments. » Présences ressenties, espace


Et la même chose dit par Emily Dickinson : 

« Voir le Ciel d’Eté

Est Poésie, bien qu’il ne soit pas dans un Livre — 

Les vrais Poèmes fuient — »


Bon vent !


Yves-Noël


Et puis demandez à Lucille de vous parler de Edouard Glissant et de son concept de « Tout-Monde » (le consentement à la fois à l'unité et à la diversité — vous connaissez ceci mieux que moi...)


Et puis aussi, de Valère Novarina, une belle phrase que j'entends à l'instant — qui me fait penser à cette église d'Aubeterre dont je vous ai parlé, creusée, évidée dans la roche — et à ce que je vous disais aussi, que, pour moi, quand c'était bon (au théâtre), c'était moins un ajout de qqch qu'un nouvel espace qui se creusait. Sensation physique d'un espace qui flotte, qui s'ouvre (celle qui y est le plus arrivée, dans la forme circulaire, c'est Julie). Un ajout, un creusement d'espace plutôt qu'une accumulation de matière (ce que rejoint la métaphore de Charles Péguy comparant le travail du marbre — où on ôte de la matière pour faire apparaître la sculpture déjà présente dans le bloc choisi (Michel-Ange) — et le travail du fer, la tour Eiffel (jeu de mot avec « faire ») où on doit fabriquer et ajouter de la matière) : 

« Une conversation, un dialogue, un échange, c’est une sculpture entre nous — et particulièrement en creusant. »

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