Thursday, October 24, 2024

Encore une fois avec Legrand, encore une fois dans le 18e, ce quartier qu’il connaissait par cœur, dont il avait le goût, dont il avait appris le goût, dont on lui avait formé le goût, moi qui l’avais perdu, dans ces rues où je n’allais jamais. Je le retrouvais au restaurant Les 3 Frères. Le psychanalyste était déjà là. C’est lui qui avait initié la rencontre, proposé qu’on dîne ensemble. Il voulait connaître un peu plus profondément Legrand, ce n’était pas moi. Moi, presque dès notre première rencontre, il en avait fait le tour. Ça qui était agaçant, avec le psychanalyste : il classait, il rangeait rapidement dans les tiroirs de son cerveau puissant. Legrand lui-même n’était pas con, il était prof de philo — donc pourquoi pas un peu de discute ? Le psychanalyste était homo. Legrand était beau. Il avait les yeux bleus. Une sorte de voile. Le psychanalyste découvrait qu’il avait une vie compliquée, une souffrance. « Mais bien sûr ! », j’avais envie de lui souffler comme en psychanalyse. Qui n’en a pas une ? — en tout cas dans les milieux que nous fréquentons. (Le psychanalyste m’expliquait plus tard qu’il n’était attiré que par les garçons en souffrance avec les yeux bleus.) Je venais de voir un très beau travail (celui d’Emilie Borgo) avec des migrants, c’était un peu plus dans le réel, comme souffrance, moins dans le tordu, moins psychanalytique, quoi. Ce qui était agaçant avec la psychanalyse, c'était l’impression d’être toujours en proie à nos inconscients (mais aussi à cette grille de lecture). L’inconscient, j’avais noté, c’est toujours le discours de l’autre. Tout ce que tu as chopé de l’autre et qui parle. De l’autre intériorisé. Je rappelais que Marguerite Duras (j’avais le stock de citations encore avec moi) disait que personne ne savait trop ce que c’était que la création (littéraire, etc.) mais, ce que l’on savait — et c’était déjà pas mal de le savoir —, c’était qu’elle se produisait dans la solitude, qu’elle ne pouvait s’opérer qu’en dernier recours, « une fois le dernier interlocuteur disparu ». Le psychanalyste avait un projet avec des Algériens avec qui il avait commencé un stage. Je faisais le vœu qu’il aboutisse. (J’avais lu son dossier avec lequel il essayait de trouver du rebond.) J’étais fan absolue des spectacles du psychanalyste, il y avait un moment qu’il n’en avait pas fait. Les temps étaient tellement à la haine, les hommes se débattaient, s’embourbaient comme dans un marais, c’était l’époque opaque, la nôtre. On mangeait des tajines, des coucous, on était reçu comme des rois, pas à dire, par les Algériens. Parfois le serveur chopait au vol un morceau de converse et intervenait : « … « ils [les acteurs pendant les plus dures années de l’islamisme en Algérie] se faisaient égorger dans la rue », ah, non ! ça, c’est pas bien ! » Ah, oui, je le note ici pour le lui redemander : le psychanalyste promettait de me prêter un livre de l’école lacanienne intitulé La Solution Trans. A la sortie, sous le prétexte très amical que c’était la première fois que je venais, on nous avait offert un alcool. J’avais pris un calva pour faire le lien avec Dominique Issermann qui préparait son expo sur la plage de Deauville, j’allais faire le voyage quelques jours après, c'était prévu...

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